Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

mercredi 4 septembre 2024

L'aigle


 La fille et son père 

Un silence studieux règne dans le bureau de Juan. Son cabinet, son antre, sa caverne... Bon sang, qu’est-ce qu’il aime cet endroit, ce moment aussi, songe-t-il ! Pas seul au monde, non, pas du tout ! Isolé du monde, tout simplement. Et c’est bien. Mais, soudain...

- T’as vu ce truc, P’pa ? C’est dingue ! lance Nilsi à son père. Elle brandit le journal de la veille dans sa main droite, à la façon d’un crieur des rues, en le secouant frénétiquement. Son père, assis à sa table de travail, habitué qu’il est aux entrées tonitruantes de sa fille dans son bureau, ne se retourne pas. Le fait de tourner le dos à la porte plutôt que de lui faire face a toujours étonné ses proches, mais lui a choisi de donner la priorité visuelle à sa bibliothèque et ses chers bouquins de préférence aux visiteurs pénétrant dans la pièce. Rien ne l’horripile plus que les importuns venant perturber son travail ou ses méditations, comme sa fille à l’instant. 

- Nini... je t’ai déjà dit cent fois de frapper avant d’entrer et de ne pas hurler comme tu viens encore de le faire ! 

 

Juan Aulmesse est écrivain. Cette passion est née tardivement, ce qu’il considère à la réflexion comme un avantage. Toute la première partie de son existence (la plus longue, soupire Juan, lucide, accordant foi aux statistiques INSEE sur l’espérance de vie d’un homme en ce début de siècle), il l’a consacrée à un boulot très rémunérateur à défaut d’être enthousiasmant. C’est donc avec la garantie d’un confort matériel conséquent qu’il a pu réorienter sa vie vers l’écriture, avec les marges de manœuvre et la créativité qui s’y rattachent.

Enfin libre ! se dit-il chaque fois qu’il s’assied dans son fauteuil à roulettes, devant la grande planche sur tréteaux qui supporte son ordinateur et son imprimante. La surface restante est couverte des impressions papier des pages qu’il a besoin de relire, et des livres qui l’inspirent et qu’il souhaite avoir toujours à portée. Pour bien écrire, il faut lire ! affirme-t-il à qui veut l’entendre. Pas pour copier, hein ! Non, non... Mais pour s’évader, se ressourcer, se sentir aidé, accompagné par des génies auxquels il n’a pas l’immodestie de se comparer. Juan a la satisfaction de vivre de sa plume, modestement certes, mais orgueilleusement. Il est fier, en effet, que des maisons d’édition se soient intéressées à lui et que ses ouvrages, très principalement des contes pour enfants, aient séduit un large public. Petits et grands.... De plus, toute peine mérite salaire, a-t-il coutume de clamer haut et fort, bien que cette peine, doit-il bien avouer, soit en réalité pour lui un vrai bonheur. Célébration de l’effort ou gloriole un tantinet vaniteuse ? Allez savoir ! Juan est heureux mais pas dupe de lui-même ; il a décidé que ce dicton populaire était suffisant pour tout excuser, point barre !

- Bon ! Retournons-nous vers cette jeune fille, concède Juan, plus amusé que fâché par l’intruse. Qu’a-t-elle déniché dans la presse d’hier, cette petite curieuse de tout ? D’une torsion du buste sur sa gauche accompagnée d’une petite poussée sur le rebord de la table-bureau, Juan fait pivoter son fauteuil à roulettes et se retrouve face à ... une manifestante excitée agitant un écriteau.  Le père de Nilsi sourit de cette comparaison qui lui est venue à l’esprit en découvrant sa fille adoptive dressée devant lui avec des yeux qui brillent, secouant sa feuille de chou. Nilsi est une jolie petite blonde, d’un blond enfantin et nordique, au point que sa tignasse paraisse presque blanche. Et avec ses cheveux coupés court (une idée de sa femme, qui craignait de faire pleurer la petite en la peignant), ça lui donne une assez frappante ressemblance avec Jean Seberg dans À bout de souffle. Pour cela comme pour tout le reste, il adore sa Nini et même plus, il l’admire déjà. Nilsi est une gamine passionnée, vive, intelligente. Dès ses sept ans, soit un an seulement après que sa femme et lui l’ont accueillie à la demande de la DASS, l’exercice de la lecture lui était devenu familier. Elle a commencé à déchiffrer, puis à parcourir et enfin à dévorer de la première à la dernière ligne le journal auquel Juan s’était abonné et dont il regretta très vite de le lui avoir passé chaque soir après consultation : 

Dis, P’pa, ça veut dire quoi « conflit d’intérêt » ? 

- P’pa, pourquoi le ministre ne veut pas « s’exprimer sur ce sujet » ? 

- Tu ne trouves pas curieux que la police arrête ses investigations, hein, P’pa ? 

Etc., etc.

Juan n’a jamais réussi à obtenir de Nilsi qu’elle prononce P-A-P-A, mais dans le fond, quelle importance ? C’est déjà tellement touchant qu’elle l’appelle P’pa. Rien à revendiquer, tout à conquérir, une autre formule qu’il aime bien mais qu’il garde pour lui seul. Les questions à feu roulant de cette sacrée gamine plaisent à Juan. 

- Alors, c’est quoi, ce... truc dont il faut que tu m’informes sans plus attendre ? 

- L’histoire de l’aigle, P’pa ! Le journal rapporte qu’il a sauvé un enfant des flammes. Incroyable !!! 

Nilsi exhibe bien haut le Télégramme dans lequel elle a lu l’article en question. Quel tableau ! Jean Seberg, en plus jeune... songe Juan, admiratif et un peu ému. 

- Oui, en effet, incroyable... confirme Juan à sa fille.

- Ça ne peut être que vrai ; c’est là, en page 2 ! Le père était sur le balcon avec sa femme et leur fils ; leur maison était en feu ; ils se sont réfugiés là et l’aigle est venu, a saisi dans ses serres l’enfant que le père lui tendait et l’a déposé au sol, dans le jardin ! Sauvé !!! Nilsi accompagne son exclamation d’un claquement de doigts, pour bien montrer son admiration.

- Et il est arrivé comme ça, l’aigle ? Ça ne te paraît pas bizarre ? Juan s’est attaché à développer l’esprit critique de sa fille dès qu’il a vu qu’elle était capable de raisonnement, soit seulement après quelques jours mutiques ayant suivi son arrivée chez eux, et qu’elle a rompus par un Je suis bien votre fille, maintenant, sûr ?...

- Mais non ! C’est là que l’histoire est extraordinaire ; le papa est dresseur de rapaces, à Branféré, tu sais bien, le parc animalier. Cet aigle, c’est son favori ; et l’animal l’a vu faire des signes dans sa direction depuis le toit. Tu sais que les aigles peuvent voir à plus de deux kilomètres ? J’ai vérifié sur internet. 

- Oh, alors !!! Si c’est sur internet... 

- Y’a qu’un truc dans l’article qui m’a paru... disons bizarro-faiblard, c’est que le journaliste ne donne pas l’âge du petit... (Nilsi surprend parfois Juan par sa capacité à inventer des néologismes) 

- Allons donc, encore un... truc ! Pourquoi bizarro-faiblard ?

- Ben, c’est quand même important, non ?... 

Et sur ces mots, Nilsi, les sourcils froncés, comme agitée par un débat intérieur, tourne les talons et sort du bureau, laissant Juan troublé par l’étrange interrogation de sa Nini.

 

Le journaliste

 

Intrigué par la sortie de sa fille, au propre comme au figuré, Juan avise le journal que Nilsi a posé sur le bureau avant de s’éclipser et va chercher l’article en page 2. Elle en a fait un résumé très complet, constate avec satisfaction Juan, qui aime et a inculqué à sa fille la rigueur, la précision et l’esprit de synthèse. Pour en savoir plus, Juan décide de s’adresser aux bonnes sources. Au tout début de sa « carrière littéraire », il a publié de courtes nouvelles dans le Télégramme, grâce à un ami qui lui avait donné le tuyau et surtout un contact au sein de la rédaction :

- Appelle Yvan Plon de ma part. Il cherche toujours des histoires courtes à faire paraitre pendant les périodes de vacances. Ça soutient les ventes, parait-il.

Juan avait appelé Yvan, devenu rapidement un ami suite aux parutions du Dragon amoureux, des Souris malicieuses, du Merlin pas sorcier et autres contes pour sourire un peu qui avaient bien aidé au tirage du quotidien durant l’été 2004.  

- Salut Yvan ! Je ne te dérange pas ? 

- Bonjour ! À qui ai-je l’honneur ? 

Rires aux deux bouts du fil...

Yvan et Juan ont cultivé cette blague entre eux depuis deux décennies, avec la malice de ceux qui ont connu les téléphones sans écran, ceux qui n’affichaient pas l’identité du correspondant. 

- Que puis-je pour toi, mon Ami ? interroge Yvan.

Juan lui parle de l’article sur l’aigle sauveur, et lui explique pourquoi il voudrait connaitre plus de détails sur cette affaire : 

- Ma fille... une fouineuse tu connais... sa question bizarre, qui me laisse en plan devant un immense point d’interrogation... ça ressemble à un défi... ça m’agace, tu comprends ? ... Yvan comprend et lui passe les coordonnées du journaliste, en le prévenant que « son » Dupuy n’est pas le commissaire Bourrel (autre private-joke entre vieux de la vieille) et qu’il ne faut donc pas s’attendre à des révélations fracassantes. 

- Ah bon ? Pas de Bon Dieu mais c’est bien sûr, alors ? Dommage ! conclut Juan en remerciant son pote. Le commissaire Bourrel a donné rendez-vous à Aulmesse au café des sports. Juan le reconnait sans l’avoir jamais rencontré précédemment. Sacré Yvan, à l’humour toujours caustique ! Car son journaliste ressemble à Raymond Souplex (bien vu Yvan !), c’en est à peine croyable. Il commande un café et rejoint l’homme qui l’attend à la table la plus éloignée du bar. Il est tassé et même carrément avachi sur sa chaise, devant un verre de Ricard, dénoncé par une carafe en affichant le logo.

- Ah oui ! À 9 heures du mat’, quand même ! Tout de suite sur la brèche, le bonhomme ! Juan n’aime pas trop les alcooliques mais se dit qu’il n’est pas venu là pour faire de la morale, et encore moins à celui dont il veut tirer les vers du nez. Les verres du nez, sourit Juan pour lui-même, jamais avare d’un petit calembour perso.

- Monsieur Dupuy, j’ai lu votre enquête sur le sauvetage de ce garçon par un aigle, très intéressant, vraiment. J’aurais aimé en savoir un peu plus. Votre rédacteur en chef a dû vous dire ? Pour un roman, oui, c’est cela...

Juan a décidé de démarrer sur les chapeaux de roues ; votre enquête, tu parles ! Le journaliste, de suspicieux qu’il semblait être lorsqu’ils se sont serré la main, devient presque instantanément disert après avoir enregistré les compliments.

- Oh, oui ! Un p. de fait divers, M’sieur. Y’en a pas souvent des comme ça dans une carrière (Juan rigole intérieurement en imaginant la légendaire carrière de Bourrel, mais n’en laisse rien paraître). 

Le couple s’était réfugié au premier étage de leur pavillon puis à l’extérieur sur une sorte de petit balcon, le feu gagnant en intensité, avec leur petit dans les bras. 

Le gamin ? Quel âge ? Ma foi, je ne sais pas trop, 2 ans grand maximum en tout cas. Comment le feu a-t-il pris ? Les gendarmes ont dit que c’était à cause du gaz, enfin... d’une cartouche de petit réchaud de camping posée par erreur sur la plaque vitrocéramique de la cuisine qui était restée allumée. 

C’est ce que leur a affirmé le père quand ils ont pu l’interroger, à l’hôpital. Oui, c’est curieux ; c’est pour ça que les gendarmes ont au départ soupçonné l’acte intensionnel.

- Tu penses ! ricane Juan, ne pouvant pas se retenir. Craignant que Bourrel ne perçoive son ton moqueur, il enchaîne avec un :  

- Continuez, continuez, je vous en prie. 

Bourrel, qui ne s’est rendu compte de rien, poursuit : 

- L’homme et la femme sont tombés au milieu des décombres embrasés, enfin... la femme surtout, quand la charpente s’est effondrée (bravo Bourrel, pour cette retranscription des faits bien bâclée... se dit Aulmesse). Le gars a survécu par miracle mais la femme est morte ; une poutre qui lui est tombée dessus, je crois (il n’en est même pas sûr, le bougre, sanctionne Juan). Heureusement que le père avait eu le temps de donner son gamin à l’aigle. Autre miracle, vous ne trouvez pas ?

- Oui, ça, je trouve ! approuve Aulmesse, un brin narquois. Pour encourager le journaliste à continuer son récit, Juan fait signe au barman d’un mouvement circulaire de la main, l’index dirigé vers la table, pour lui indiquer qu’une seconde tournée de pastis est requise.

- On a retrouvé le môme dans le jardin, l’aigle l’avait lâché là. Il était un peu amoché, le gamin, des hématomes partout sur le corps.

Rapport aux serres du rapace sûrement, et aussi à cause de sa chute quand l’aigle l’a laissé tomber au sol.

Mais rien de bien grave finalement. Comme a dit le toubib qui l’a examiné :  Il va s’en remettre, le môme ! 

Un miracle, j’vous dis, M’sieur, un vrai miracle ! 

Le pigiste s’arrête pour prendre une bonne rasade de son jaune. Juan en profite pour mettre fin à leur conversation. Il n’en saura pas plus ; c’est du garanti sur facture, le journaleux est allé au bout de ses capacités. 

- Merci, Monsieur Bourr... Dupuy. Vos informations m’ont été précieuses, vraiment. Juan soupire intérieurement. Bon, il va plutôt falloir se rencarder du côté des enquêteurs, les vrais cette fois.

 

Le gendarme

 

Le jour même, il appelle la gendarmerie. Le Capitaine Renaudon décroche. Dans une petite ville, les effectifs sont maigres et les standardistes superfétatoires.  

- Bonjour ! Je me présente : Juan Aulmesse. On se connaît, je crois, Capitaine. 

Nous avions eu un échange fort intéressant sur les erreurs commises dans les romans et les séries télé au sujet des méthodes d’investigation... Oui, c’est cela ; lors du pot suite aux vœux du Maire. Je ne vous dérange pas ? Voilà ; je veux me lancer dans l’écriture d’un roman policier, vous vous souvenez peut-être, je suis écrivain à temps perdu... dans le Télégramme ? 

Oui, aussi... et je me suis dit que l’incroyable sauvetage d’un bébé serait une bonne trame pour l’intrigue. 

Et comme vous avez été aux charbons sur cette affaire... oui ? ah, oui, « aux charbons » ... c’était involontaire, pardon. Bravo pour l’avoir relevé, Capitaine. Bravo pour l’humour, je veux dire ! 

Me permettriez-vous de demander à l’enquêteur que vous êtes, sans trahir de secret bien sûr, quelques précisions sur toute l’histoire ? Ah, vraiment, c’est formidable. Merci ; merci beaucoup, Capitaine. Vendredi, à l’heure du déjeuner, ça vous irait ? Au Fil de l’air ? Bien, parfait ! Vous êtes mon invité, bien sûr...

Le lendemain, Aulmesse est installé à une des tables pour deux couverts du Fil de l’air, ouvert depuis quelques semaines seulement, mais déjà réputé pour son menu gastronomique. Juan veut soigner son pourvoyeur d’infos ; il est même arrivé un bon quart d’heure avant son rendez-vous avec le Capitaine. L’impatience du limier qui le taraude, sans doute... 

C’est qu’il a vraiment envie d’en savoir plus, Juan, sur cette histoire d’aigle abracadabrante. Le Capitaine arrive. Assez bel homme, mince, sportif à l’évidence, avec une juvénilité apparente que seule une barbe de trois jours, étrange coquetterie chez un militaire, gradé de surcroît, tend à démentir. Renaudon fait un geste de la main, montrant qu’il a reconnu son hôte et le rejoint d’un pas que Juan ne peut s’empêcher de qualifier de militaire. 

Quelques minutes et politesses plus tard, la commande est passée. Les deux hommes sont prêts à attaquer hardiment un Saint Pierre, sauce langoustine et légumes du moment, accompagné d’un Condrieu blanc, de quoi aider le Capitaine à aller chercher dans sa mémoire les détails du tragique évènement.

- Je ne sais pas si cette histoire mérite votre attention, Monsieur Aulmesse. De fait, elle s’est avérée, après examen, assez simple, hélas. Juan se dit que le gendarme semble presque regretter que le drame terrifiant promis se soit transformé en banal fait divers.

La gastronomie, on le sait, participe à détendre les atmosphères et délier les langues. Renaudon ne se fait donc pas prier pour retracer chaque étape de l’enquête de gendarmerie à son hôte.

- Des voisins nous ont appelés en même temps que les pompiers, suite à l’incendie d’un pavillon. Ils avaient aperçu les lueurs causées par les flammes. Un peu isolée, la bicoque, située tout près du parc animalier de Branféré, loin des autres maisons du patelin. C’est ce qui explique que l’alerte n’a pas été donnée tout de suite. Lorsque les pompiers sont arrivés sur les lieux, c’est toute la maison, rez-de-chaussée, premier étage et toiture, qui étaient en flammes. L’enfant enrobé dans un drap a été retrouvé, en pleurs, dans l’herbe, à vingt mètres environ du pavillon dont il ne restait déjà plus que des ruines, le toit s’étant effondré sur lui-même. 

Les pompiers ont découvert l’homme allongé sur le sol, juste en dessous du balcon dont il avait manifestement sauté pour éviter de brûler vif.  Non, non, pas dans les décombres, je viens de vous le dire ! Dans le jardin, comme le gosse. Vivant, même s’il a fallu lui donner de l’oxygène. Les fumées toxiques, vous comprenez ? La femme, elle, n’a pas eu cette chance. Après que les pompiers ont enfoncé la porte d’entrée, ils ont fait la macabre découverte de la mère, morte, au milieu des gravats. Son corps a été retrouvé presque entièrement calciné - oui, c’est horrible - elle avait été coincée par une lourde armoire qui s’était renversée, sûrement dans la chute de la charpente. Non, non, pas sous une poutre, pourquoi vous me demandez ça ? L’article du Télégramme ! Oh, vous savez, les journalistes...

J’ai moi-même interrogé le père à l’hôpital (le Capitaine a adopté le ton cérémonieux du chef-qui-a-pris-les-choses-en-main pour ce moi-même). 

Je voulais savoir comment le gamin s’en était sorti avec seulement quelques contusions, et comment le feu avait pris. C’est là que l’homme m’a parlé de l’aigle dressé - oui, c’est lui, selon ses dires, qui avait appelé l’animal à la rescousse - c’est le cas de le dire, n’est-ce pas ? 

Le Capitaine sourit, satisfait apparemment de son trait d’esprit. Ma faute, pense Juan qui se souvient l’avoir un peu plus tôt flatté pour son humour...

- L’oiseau aurait saisi dans ses serres l’enfant porté à bout de bras par son père et déposé son fardeau quelques mètres plus bas et plus loin. Comment ? Si c’est crédible ? Vous pensez bien qu’on a vérifié. 

Le surlendemain, sorti de l’hosto, notre dresseur de rapaces a participé avec son aigle à une reconstitution. 

On avait enveloppé un mannequin sensiblement de même volume que l’enfant dans un linge, et l’oiseau, sur un signe de son maître fauconnier, a fondu sur le paquet - pardon pour le terme, peu élégant je l’avoue – et l’a ensuite lâché sur commande. Comme vous dites, fascinant, bluffant, on est bien d’accord !!!

Je ne sais pas si vous avez déjà assisté à des démonstrations de dressage avec un aigle... non ? 

Eh bien, c’est impressionnant. Le fauconnier fait un geste de la main, comme ça (Renaudon mime la commande du dresseur, voulant sans doute offrir à son interlocuteur une image en soutien à son propos). L’oiseau semble tout d’un coup surgir de nulle part ; pas de bruit, il plane et apparaît subitement.

Vous ne l’avez pas vu arriver, comme s’il avait piqué sur vous. D’ailleurs, il pique sur vous, confirme pour lui-même le gendarme, se remémorant sa frayeur du moment. Pas vu avant ! Et pourtant, son envergure, c’est énorme, au moins deux mètres, deux mètres cinquante, facile ! 

Le Capitaine laisse trainer un long silence après cette évocation, fermant les yeux pour revoir la scène, sans doute. Il faut que je le relance, se dit Juan.

- Et pour les causes de l’incendie ? 

- Pardon ? Ah oui, le feu ?... Comme je vous disais, je l’ai questionné sur ça aussi, et voilà comment ça s’est passé : ce soir-là, il y a eu une panne d’électricité. 

Si on a vérifié après côté EDF ? Bien sûr, Monsieur Aulmesse, le B-A-BA, vous pensez bien... 

Une panne d’électricité, disais-je, et sa femme qui avait commencé à cuisiner a oublié de remettre les plaques chauffantes à zéro. Lui a ramené un réchaud de camping à gaz pour donner quand même quelque chose de chaud au gosse. Il l’a posé sur la vitrocéramique. Éteinte, bien sûr ; vous me suivez ? Eh oui, la panne EDF. Seulement, quand le courant est revenu, ils étaient au premier en train de coucher l’enfant. Les plaques se sont rallumées toutes seules et ont enflammé la cartouche du réchaud qui a sauté, évidemment, et c’était parti ! Ça a pris en quelques secondes... Poufff ! C’est aussi bête que ça !!!

- Aussi bête que ça... répète Juan. Pas si sûr... rajoute-t-il pour lui-même, commençant à échafauder un tout autre scénario.

Le Capitaine, pas dupe de la mine songeuse de Juan, sent qu’il faut lui apporter quelques compléments. 

- Pourquoi la femme s’est-elle retrouvée piégée dans la maison ? L’homme n’a pas été capable de l’expliquer vraiment. Il a déclaré qu’ils étaient tous les trois sur le balcon, se protégeant comme ils pouvaient de la chaleur et des flammes. Sa femme aurait voulu aller chercher quelque chose dans la chambre pour mieux envelopper son enfant. Il n’a pas eu le temps de l’en empêcher.

Elle a disparu à l’intérieur ; il ne comprend pas comment on a pu la retrouver au rez-de-chaussée... 

Il était complètement choqué, le pauvre garçon ; on le serait à moins, là je vous rejoins à 100%, Monsieur Aulmesse. D’ailleurs, la cellule psychologique qu’on mobilise chaque fois dans de telles circonstances a été activée, comme on a coutume de dire, pour l’aider. Heureusement qu’il peut se raccrocher à la vie grâce au fait que son fils s’en soit sorti. 

Voilà, vous en savez autant que moi, je crois, à présent... Le... ? L’âge du gamin ? Euh, deux ans - deux ans et demi si je me souviens bien. Pourquoi ? Ah, d’accord - votre roman - bien sûr, bien sûr... 

Juan commence à piger ce qui a attiré l’attention de sa fille. Futée, la gamine ! Pour en avoir définitivement le cœur net, il lui reste une seule personne à voir...

 

 

Le père et son fils

 

Victor Kovacs et son très jeune fils Joseph sont hébergés à l’hôtel Le Fil de l’Air, depuis l’incendie qui a réduit en cendres leur domicile. Le nouveau propriétaire du fameux hôtel-restaurant leur a très généreusement proposé cette solution d’attente.

Juan a décidé de demander à Nilsi de l’accompagner pour ce qui sera, il en est déjà certain, l’ultime étape de son enquête personnelle sur le drame qui a tant intrigué sa fille. Il ne sait trop s’expliquer pourquoi, mais il lui semble que c’est indispensable. 

Il lui a d’ailleurs préalablement fait un retour circonstancié de ses précédentes interviews et, sans surprise, Nilsi l’a écouté avec attention, se contentant de conclure leur réunion par un énigmatique : 

- J’en étais sûre !

Juan a choisi de ne pas relever cette curieuse remarque, persuadé que l’entrevue à venir déliera enfin tous les fils encore entremêlés. Il a déjà une idée assez précise de ce que sa Nini a en tête, mais préfère ne pas aller trop vite en besogne.

Il est cinq heures passées quand Aulmesse frappe à la porte de la chambre 4. L’homme qui lui ouvre a une mine fatiguée, mais il se dégage néanmoins de sa personne une impression de calme et de sérénité, comme si tout ce qu’il venait d’affronter se trouvait déjà loin derrière lui. 

- Oui ? Que voulez-vous ?

- Bonjour Monsieur Kovacs. Juan Aulmesse... et ma fille Nilsi. Pardon de vous importuner, mais serait-il possible d’échanger avec vous sur ce terrible moment que vous venez de vivre ? Je sais, ça peut paraître étrange, mais nous pensons que nous pourrions vraiment vous aider...

Victor Kovacs semble hésiter un instant, soupire comme si un poids lui était soudainement ôté, et ouvre la porte en grand, invitant ses deux visiteurs à entrer dans la chambre. Le petit Joseph se tient debout dans un lit-parapluie prêté par des voisins compatissants et les regarde sans crainte apparente, droit dans les yeux. 

Cela semble inhabituel à Juan, pour un enfant de cet âge (sa taille et sa corpulence semblent confirmer ce que lui a dit le Capitaine : deux ans – deux ans et demi). Pas pour Nilsi, qui sans rien demander au père, se dirige aussitôt vers l’enfant et se met à lui parler, à voix basse.

Le garçon écoute, comme subjugué, la jeune fille... tout en lui souriant, apparemment confiant.

Kovacs et Juan ne parlent pas. Tous les deux semblent fascinés par cet échange dont ils sont exclus. C’est Juan qui décide de laisser faire sa fille de son côté et, se tournant vers son hôte, de le questionner :

- Victor – je peux vous appeler Victor ? Moi, c’est Juan, d’accord ? Victor approuve d’un bref hochement de tête. 

Dites-moi comment ça s’est passé... vraiment, vous voulez bien ? Ma fille et moi, nous savons... nous avons compris que l’aigle n’y était pour rien, dans ce sauvetage. Alors ? Pourquoi ce conte pour enfants ?

Victor fixe Juan, cherchant de toute évidence à savoir si son curieux visiteur bluffe ou sait vraiment quelque chose. Et puis, il se décide et se lance, comme soulagé de pouvoir enfin tout raconter à quelqu’un qui ne semble pas animé de mauvaises intentions, à son égard comme à l’égard de son petit bonhomme :

- Vous avez vu juste, Monsieur, pardon, Juan ! 

- Ce n’est pas moi, vous savez, c’est ma fille qui a compris la première ! Pardon, je vous ai coupé...

- Votre fille ? Alors, elle est aussi intelligente que jolie. Bravo, Mademoiselle ! lance Victor en direction du lit parapluie, les deux enfants continuant de se parler dans une totale indifférence à la présence des deux adultes.

Je ne sais pas comment elle a compris, je me doute, remarquez bien...

- L’âge de votre fils, son poids donc... coupe une nouvelle fois Juan, si fier de montrer à Victor les qualités déductives de sa Nini qu’il n’a pu se retenir.

- Oui ! Trois ans passés, déjà... 

- Ah ! plus encore que je ne croyais, pense Juan. 

- Oui, votre fille a raison, jamais un aigle, aussi grand soit-il, ne pourrait supporter le poids de mon petit Jo. Et pourtant, il n’est pas bien costaud, le pauvre chou ! » 

Victor tourne une nouvelle fois son regard vers les jeunes bavards, là-bas, à l’autre bout de la chambre.

Juan distingue une larme, au coin de l’œil de ce père qui a choisi de se confier à deux inconnus.

- Vous vous demandez : pourquoi alors inventer une telle fable ? Simple : le détournement de l’attention ; comme les prestidigitateurs ; mieux encore : une perche qu’on tend à tous ceux qui n’ont qu’une envie, celle de la saisir. En racontant mon histoire, et en étant assez crédible, par mon métier, pour qu’elle soit crue, j’ai empêché les enquêteurs, qu’ils soient gendarmes, journalistes ou voisins trop curieux, vous savez, du genre de ceux qui se prennent pour Hercule Poirot, de chercher une autre explication. Enfin, apparemment, je ne les ai pas tous trompés, les détectives du dimanche, puisque vous êtes là... Sans offense, hein ?

- Je ne suis pas susceptible, rassurez-vous ! croit bon de répondre Juan.

- Tant mieux, tant mieux ! Victor poursuit son raisonnement : lors de la reconstitution, j’en ai même rajouté en prenant soin de fournir aux gendarmes la poupée enveloppée d’un drap. 

La même corpulence que mon fils, ai-je dit sentencieusement, avec le ton du fauconnier professionnel sûr de lui. Et tout le monde a gobé ça. 

Le poids ? Personne n’a tiqué ; il y a tant de fables dans l’imagerie populaire.

Des aigles qui volent des moutons, même des vaches dans certains documentaires prétendument sérieux, à défaut d’être savants ... 

Et le drap ! Un joli détournement d’attention, là-aussi ; pourquoi les serres de l’aigle n’ont pas blessé plus gravement le petit et qu’on a trouvé sur son corps seulement des hématomes ? Grâce au drap, bien sûr !!! Victor finit sa tirade par un soupir. Il n’est à l’évidence par fier de ce qu’il vient de raconter. Il a simplement voulu être précis, comme pour rendre son aveu définitivement crédible, grâce à la rigueur de ses explications. 

Et maintenant, la réponse à votre seconde question, celle qui va décider de mon sort... n’est-ce pas ?

Juan acquiesce d’un bref mouvement de tête, sentant qu’il faut à cet instant crucial rester silencieux.

- Que s’est-il réellement passé, ce soir-là ? Je vais vous le dire et, ensuite, vous choisirez ou non d’aller raconter ça au Capitaine Renaudon. Je crois bien que, là, maintenant, cela m’importe peu. Joseph est vivant, il ne risque plus rien, enfin rien de grave, alors mon sort à moi... Kovacs laisse le silence qui suit sa déclaration s’installer, voulant marquer ainsi une sereine résignation.  

- Ce soir-là, disais-je, je suis rentré du boulot un peu plus tôt que d’habitude. Oui, depuis quelques mois, les soins des animaux, au Parc, après les représentations de dressage, c’était une bonne excuse...

Une bonne excuse pour ne pas avoir à passer trop de temps en tête à tête avec ma femme. 

Après la naissance de Jo, petit à petit, son caractère a changé ; pourtant, au début, tout semblait aller bien. Mais après le deuxième anniversaire de notre fils, d’un coup, elle est subitement devenue plus renfermée puis, de mois en mois, plus irritable, comment vous dire, plus agressive. Je n’ai pas compris pourquoi. Quand je tentais de lui dire, ça devenait pire encore, elle criait, Joseph se mettait à pleurer, alors, j’ai été lâche, j’ai décidé de me réfugier dans le travail, en me disant que si j’étais moins présent, ça la calmerait. Je pensais aussi que j’étais responsable de son humeur, qu’elle ne m’aimait plus, tout simplement, mais qu’elle n’osait pas me l’avouer, d’où sa colère mal gérée... Bref, l’autre soir, toute l’équipe du Parc allait prendre un pot pour fêter la fin de saison. N’ayant pas le cœur à ça, j’ai choisi de quitter les collègues et de rentrer chez moi.

Elle ne m’a pas entendu rentrer. Elle criait sur Joseph qui pleurait devant son assiette, mais surtout, elle lui donnait des coups de poing sur le côté. Tu vas manger maintenant ? Tu vas manger ou je te fiche au lit direct ! Elle criait, elle frappait... La petite poêle était encore sur les plaques, je l’ai saisie...

Victor s’arrête, comme s’il lui était impossible d’en dire plus, se revoyant, l’ustensile brandi au-dessus de la tête de sa femme lui tournant le dos, trop occupée à cracher son absurde colère. 

- Elle s’est écroulée, finit-il par murmurer, son regard bleu clair fixant Juan, comme halluciné, ailleurs. 

Puis il secoue la tête, pour tenter de chasser les images de son cauchemar et, redevenu ainsi plus calme, finit son terrible récit. Après, pour moi, tout est devenu simple. J’ai allongé ma femme sur le carrelage de la salle à manger, j’ai basculé une armoire sur elle, j’ai mis le camping gaz sur les plaques que j’ai rallumées. 

La coupure EDF ? Elle n’avait pas duré et j’ai tout de suite eu l’idée que cette courte panne pouvait me servir - oui, pour justifier l’incendie ! J’ai déposé Joseph dans l’herbe pas très loin en dessous du balcon de sa chambre, entouré d’un linge - ça expliquerait que les serres de l’aigle l’aient marqué sans le blesser, rapport à ses bleus sur le côté, à mon pauvre petit bonhomme - je suis remonté sur ce même balcon, et j’ai attendu. Le feu a pris comme je pensai, c’était terminé. Le petit Joseph ne souffrirait plus, je prenais tout sur moi, vous comprenez ?

Juan comprend. Nilsi, elle, a tout compris depuis longtemps ; elle a parlé avec Joseph qui, avec ses mots d’enfant, lui a tout confié de ses terreurs, de son attachement à sa mère, malgré tout ce qu’elle lui a fait endurer, de sa tristesse et de sa culpabilité de môme qui ne comprend pas pourquoi tout ça lui arrive...

Nilsi sait encore parler avec des plus petits qu’elle ; elle n’est pas encore assez adulte pour avoir oublié comment faire. La jeune fille regarde Victor, droit dans les yeux : - Il va falloir le dire aux autres, Monsieur Victor, dit-elle, avec douceur. Et Victor sait que la sentence vient d’être prononcée et qu’il s’y soumettra. Qu’importe ! Joseph est à l’abri, maintenant, puisque Juan va désormais prendre le relais avec sa belle et douce fille et offrir du réconfort puis de la paix à son petit. Victor a lu dans les yeux de Juan qu’il s’y engagerait. Il en a eu la certitude dès que Juan, pour justifier sa venue, lui a dit : nous pensons que nous pourrions vraiment vous aider. C’est pour cela qu’il lui a ouvert sa porte, puis son cœur. Nilsi, quant à elle, se promet qu’un jour elle sera une grande policière et qu’alors, elle démasquera des coupables... mais ne les livrera sans doute pas tous à la justice. En tout cas pas ceux qui ôtent la vie à des bourreaux, des pervers comme son père biologique à elle. Elle n’a rien oublié. Ce sera aussi le cas pour le petit Jo. Même longtemps après. Heureusement pour elle et pour Joseph, P’pa Juan sera près d’eux. Songeuse, elle regarde la campagne et sa beauté printanière par la fenêtre de la chambre 4. Cette ouverture dessine, derrière le lit parapluie depuis lequel le petit Joseph lui sourit, un véritable tableau vivant. Nilsi, à cet instant, voit dans le ciel orange et bleu de cette fin de journée l’aigle royal de Victor Kovacs, qui exécute, vol majestueux, des grands cercles au-dessus de leurs têtes. En guise d’Au revoir ?

 

 

L'oiseau

Une nouvelle pour Marceau, avec tout mon amour pour ce petit bonhomme qui deviendra grand...


Comme un aigle...

 

Il vole !!! Dans un grand éclat de rire, il est monté vers le ciel. Le ciel du salon. Son Grand-père le tient à bout de bras par la taille et l’encourage :

- Agite tes ailes, Marceau ! Tu es un aigle et tu vas bientôt toucher le plafond ! Ouiiiii ! Tu le touches ; continue ; bats l’air avec tes bras. Et maintenant, un virage et on pique vers le sol ! Wahouou ! Tu es un aigle ! Marceau vole et... repart vers le ciel. 

- Touche le ciel, Marceau, vas-y, touche le ciel !!!

Marceau éclate d’un rire qui semble inextinguible. Un de ces rires d’enfant, irrésistibles, contagieux. Ses bras font de grands cercles dans l’air de la pièce. Marceau a « chopé » le coup !  Mais déjà le ciel s’éloigne et il replonge à nouveau. Il sent le vide qui l’attire vers le sol où son Grand-père le redépose enfin. Marceau a deux ans à peine. Marceau est un aigle qui vient d’apprendre à voler. Et ça lui plait !!!

 

 

Comme un ange...

 

La fête du vent bat son plein. Un immense et majestueux bouquet de cerfs-volants remplit le ciel. Répartis sur toute la surface de la grande prairie de bord de mer qui les accueille aujourd’hui, les pilotes de ces semblants d’aéronefs de tissus légers ou de papier aux couleurs vives sont tous des enfants, même si certains ressemblent à des adultes. Leurs rires, leurs regards brillants et leurs cris de joie en démentent l’âge. Oui, vraiment, seulement des enfants, aujourd’hui, à la fête du vent !

Marceau est l’un d’eux. Il est arrivé déguisé, comme l’organisateur de cette joyeuse manifestation l’a proposé aux participants. Sa Grand-mère, sa « Mimi », lui a confectionné des ailes en carton plume qu’elle a sanglées par-dessus son sweat bleu marine :

- Comme ça, ce sera plus facile à mettre ou à retirer, si tu as trop chaud ! Mimi pense à tout...

En arrivant sur l’étendue d’herbe rase griffée par un petit vent bienveillant, particulièrement propice aux figures acrobatiques des cerfs-volants les mieux dirigés, Marceau a couru pour que son losange de toile légère, décorée d’un splendide phénix bleu sur fond jaune citron, prenne son envol. Il a senti alors le vent prendre dans ses ailes blanches. Sensation indescriptible, merveilleuse. Il a cru un instant qu’à son tour, il allait décoller. Sourire radieux. Félicité enfantine. 

Sans plus se préoccuper de son cerf-volant qui d’ailleurs n’a besoin de personne pour flotter haut dans les petits airs qui peignent la prairie, Marceau court pour, peut-être, réussir à rejoindre le phénix bleu. Marceau a cinq ans révolus. Marceau ressemble à un ange. Et il rêve de pouvoir un jour voler.

 

 

Comme un oiseau...

 

L’instructeur arrive à sa hauteur. Comme pour les autres novices, par ailleurs tous parachutistes émérites, il vient vérifier qu’aucune faute n’a été commise ; fixation ferme des sangles du harnais de parachute, ajustement parfait sur le corps de la combinaison de vol en textile lycra et nylon de haute technologie, présence du déclencheur, jugulaire du casque bien serrée, lunettes en place...

- OK, c’est bon, Marceau ! Après Phil, ce sera à toi. N’oublie pas de pousser le plus fort possible sur tes jambes juste avant le grand plongeon. Le secret d’un bon Base jump, c’est sûrement ça, mon pote, s’écarter un peu de la paroi verticale grâce à une bonne poussée...

Le Base jump, c’est la version ultime des sauts en wingsuit. Les hommes-oiseaux s’envolent depuis un point très élevé, ici le fameux « spot » vénézuélien nommé Les chutes de l’ange, avec un vide vertigineux qui vous happe en un dixième de seconde.

Le grand frisson ; adrénaline garantie pour un risque maximal. 

Une petite course est possible sur le terrain en pente, juste avant le grand saut. Marceau s’élance donc et arrivé au bord, il pousse, du plus fort qu’il peut. La cascade verticale, de plus de 900 mètres de hauteur lui promet ce creux au ventre qu’il a tant souhaité éprouver. Mais c’est autre chose de plus fort encore qui se produit. Marceau, à l’instant même où il bascule dans la chute, ressent comme deux mains qui le saisissent à la taille, puis une drôle de résistance à l’air, là, dans son dos. 

 

Des bras qui le soutiennent, des ailes qui le portent... 

 

Marceau a vingt ans. Par la grâce de ses souvenirs de môme, Marceau est redevenu un aigle, un ange ; il est oiseau...

 

 Il vole !!! 

Fauvette !


La mère de Sylvia appelait sa fille Fauvette...

Pas tout le temps. Seulement dans leurs moments d’intimité, quand elle s’était assurée que personne ne pourrait les frôler dans leur complicité. 

Sylvia... Fauvette... 

Dorian avait surpris cette étrangeté par hasard. Il s’était trouvé là où elles ignoraient qu’il fût et l’appel à Fauvette s’était envolé jusqu’à lui, dans la pièce voisine, si simplement, si « bêtement » qu’aussitôt il eut honte de son involontaire indiscrétion. Il préféra donc taire sa découverte, se promettant de n’en parler jamais et priant pour que cette promesse soit renforcée par l’oubli. L’oubli, évidemment, ne vînt pas.

 

Dorian était tombé amoureux de Sylvia il y avait bien longtemps déjà, au premier regard et au premier contact. Pourquoi ? Le joli minois de rouquine de Sylvia lui avait fait penser à Pomme, le personnage de La dentelière, voilà pourquoi ! Quant au prénom de la belle (pas Pomme, mais Sylvia), il évoquait Silvia, principal personnage féminin de Jeu de l’amour et du hasard. Au Y près, mais quelle importance. Dorian en fut immédiatement certain : il venait de rencontrer la perfection. Son propre prénom, Dorian, ne sonnait-il pas comme Dorante, le courtisant amoureux de Silvia... Le début d’une promesse.  Un signe du destin ! 

Cette fille m’étonne ! Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie de fît honneur : lions connaissance avec elle : Marivaux et son théâtre lui dictaient sa conduite. Le jeune homme déclara donc sa flamme à Pomme – Silvia – Sylvia. Il pleuvait ce jour-là et les deux ados avaient trouvé refuge sous un porche, ruisselants elle et lui d’un bonheur partagé. Dans la plus pure tradition galante, après avoir reçu son premier baiser, Dorian rendit les armes.

 

Dorian décida, bien des années plus tard, de rompre la promesse de discrétion qu’il s’était faite à lui-même. Ce drôle de secret finissait par le miner ; au diable la pudeur, il fallait qu’il sache : 

- Pomme (entre eux s’était instauré cette référence complice au cinéma), je peux te poser une question ? Tu ne te formaliseras pas, promis ?

Sylvia marqua dans sa voix une inquiétude née de cette étrange interpellation ; Dorian ne l’avait pas habituée à ce genre de circonvolution oratoire :

- Je ne sais pas... c’est quoi, ta question ? Rien de grave ? Si ?

- Pourquoi Fauvette ? Dorian venait de lâcher le morceau, d’un coup, sans fioritures, sans chercher à expliquer comment il savait et pourquoi il l’avait dissimulé si longtemps.

- Comment le sais-tu ? Vas-y, dis-moi ! Et oui, il fallait s’y attendre ; remise du choc initial, Sylvia reprenait déjà le dessus et intimait l’ordre à son Dorian de se confesser d’abord. Dorian faillit résister et répondre un Peu importe, mais sentit suffisamment tôt qu’il n’était pas de taille à affronter sans broncher une seconde salve de reproches, et balança donc Par hasard, ta mère, vous parliez dans le salon, juste à côté...

- Et tu ne m’as rien dit ? Jusqu’à aujourd’hui ? Mine défaite de Dorian. La victoire était totale et Sylvia pouvait maintenant devenir magnanime. Elle n’aimait pas voir Dorian triste et là, manifestement, il l’était.

- En fait, je n’en sais rien ! Moi non plus, je n’ai pas osé demander, mon Amour (un petit mot gentil pour faire savoir qu’il n’y avait pas de rancœur). Maman m’appelle comme ça depuis toujours, quand on est seules, toutes les deux. C’est un deuxième prénom, mais pas inscrit sur ma carte d’identité, voilà tout. D’ailleurs, je ne sais pas plus pourquoi mes parents m’ont prénommée Sylvia. Alors, tu vois, rien de grave…

Si ? réitéra Sylvia, mais cette fois-ci pour être certaine que son compagnon de toujours retrouvait de la sérénité. Il n’y avait pas de vice caché, seulement un de ces petits secrets de famille sans importance. Dorian lui sourit ; c’était fini...

 

Fini ? Non ! À présent, c’est dans le cœur de Sylvia que le malaise faisait sa place. Parler à sa mère, Mathilde, avant que... Sylvia avait peine à le formuler ainsi mais c’était bien de cela qu’il s’agissait pourtant : avant qu’elle ne nous quitte.

Prendre son courage à deux mains et lui poser la question. Pourquoi du courage ? C’était quand même pas si difficile, de poser laquestion ? 

Ça aurait dû l’être, si on y réfléchissait bien : une question anodine pour une réponse simple, peut-être même amusante. Suffisait de trouver le bon moment et de se lancer :

 

- Maman ?

- Oui ma Fauvette ?

- Pourquoi tu m’appelles comme ça ?

- Comme ça… comment ?

- Comme ça... Fauvette ! Arrête Maman ! Réponds-moi, au lieu de te faire plus bête que tu n’es...

- Oh, dis donc ! Ne me parle pas sur ce ton, s’il te plait !!!

 

Mouais... Le bon moment... Plus facile à dire qu’à trouver... Sylvia se mit à le guetter, sans jamais se décider à... plonger.

 

Admiratif, Dorian se dit que vraiment, Pomme avait toujours l’expression qu’il fallait. Lorsque, resté seul à Paris pour son travail, il avait demandé de ses nouvelles à Sylvia - oui, oui, de ta mère aussi, bien sûr ! - elle lui avait simplement répondu :

- On a marché en profitant du soleil...

Et qu’y avait-il à dire de plus ? Dorian en était resté ému, visualisant la vieille dame, accrochée au bras de sa fille, prenant garde à ce que ses petits pas ne les ralentissent pas trop. Pas pour une question de rythme, non, bien sûr, mais plutôt pour que l’idée d’une trop grande fatigue ne vienne trotter dans l’esprit de sa Fauvette, toujours aux aguets lorsqu’il s’agissait de la santé de sa presque centenaire de mère.

L’une soutenant et accompagnant sa maman avec délicatesse et vigilance, l’autre appliquée, accordant sa marche à celle de sa fille, pour ne laisser transparaître aucun signe de faiblesse. Dorian se figurait clairement les deux femmes, liées l’une à l’autre, quand il fermait les yeux, sous-titrant son image mentale par On a marché en profitant du soleil.

L’expression qu’il fallait... Et l’instant qui convenait, enfin, comme Sylvia l’apprendrait à Dorian, à son retour. C’est avec un large sourire qu’elle lui dit, d’une voix un peu trop aigüe toutefois, sans même attendre d’avoir franchi le seuil de leur appartement: La question, ça y est, je l’ai posée ! Fauvette… Maman m’a dit!

 

Mathilde, avait toujours préféré Fauvette au vrai prénom que son époux Alexandre avait choisi à la naissance de leur fille (à cause de Marivaux déjà, auteur qu’adulait Alexandre, un fou de théâtre). Un oiseau s’était posé là, sur le rebord de la fenêtre, visible depuis le lit de la chambre si on tournait la tête vers la gauche. Il avait chanté sans jamais s’interrompre, pendant que Mathilde accouchait, chez elle ; le médecin accoucheur, Monsieur Clouzot, ornithologue amateur se targuant de reconnaitre les oiseaux les plus courants rien qu’à leur chant, lui avait affirmé qu’il s’agissait d’une fauvette, une « fauvette des jardins », avait-il cru bon de préciser en levant un doigt vers le ciel, comme pour donner plus de crédibilité encore à sa docte affirmation. Alors, pendant le « travail », les exhortations du docteur laissant entre deux poussées la place à la douce et joyeuse mélodie de la fauvette, Mathilde s’était dit que, si elle accouchait d’une fille, elle l’appellerait...

Sylvia ! avait répondu haut et fort son mari quand le toubib s’était tourné vers lui pour qu’il voit la petite chose venant de naître et qu’il avait lancé un C’est une fille, Monsieur Orgon, vous allez l’appeler comment ? Son avis à elle, la mère, n’avait pas été sollicité, et Mathilde s’était tue. Autre époque ?

- Le nom scientifique de la fauvette des jardins, je vous le donne en mille, c’est Sylvia borin ! lui glissa Clouzot dans le creux de l’oreille, ayant vu passer brièvement dans les yeux de sa patiente un voile de regret après que Mathilde lui avait confié sa préférence contrariée. Pas croyable, hein ? rajouta-t-il avec un clin d’œil qu’il voulait complice, comme pour cacher sa gêne de ne pas s’être tourné d’abord vers Mathilde pour poser sa question.

Dominer, c’est briser, qu’on le veuille ou non. Alexandre, sans s’en apercevoir, avait blessé Mathilde, dépossédée de cette enfant par l’autorité du chef de famille ; son amour, sa Fauvette, sa petite adorée, lui avait été dérobée !  

Elle se contenta de la pirouette savante du Docteur Clouzot, se jurant à elle-même que la Sylvia scientifique s’effacerait devant la Fauvette commune aussi souvent que possible. C’est-à-dire chaque fois qu’Alexandre n’écouterait pas...

Fauvette fût ainsi à la fois un symbole d’indépendance, de liberté pour une Mathilde demeurée discrète et soumise... et l’expression d’une fêlure inavouée, dissimulée par une femme déçue. 

 

C’est peu de temps après leur balade sous le soleil et le doux et triste aveu des reproches muets de Mathilde à l’égard d’un homme - ton père, Fauvette ! – qui n’avait pas su l’aimer tout-à-fait que la maman de Sylvia rendît l’âme. Dorian chercha à consoler sa bien-aimée en parvenant à dénicher une fauvette des jardins qu’il lui offrit avec tout son amour le jour des obsèques de Mathilde, expliquant que la cage, elle, n’était que provisoire, destinée à être ouverte, à la toute fin de la cérémonie. 

Des larmes plein les yeux, Sylvia se tourna vers Dorian et, dans un souffle lui adressa sa prière :

- Mon amour, promets-le-moi, ne cesse jamais de m’appeler Pomme !

Une immense émotion submergea Dorian. Il avait tant craint de ne pouvoir supporter qu’elle lui demande de la prénommer désormais Fauvette.

Les mains tremblantes, Pomme se saisit de la cage, ouvrit délicatement la petite porte grillagée et libéra la fauvette qui vola jusqu’en haut de la nef, un peu désorientée. Quatre vitraux permettaient au jour d’inonder le chœur de lumière. Le vitrail le plus à l’ouest, représentant le mariage de Marie et Joseph, était illuminé par un soleil vespéral dont les rayons soulignaient l’espace créé par un carreau de verre manquant. Certainement attirée par cet encadrement étrangement lumineux, la fauvette vint s’y percher, secoua son plumage, tourna un bref instant sa petite tête en direction de Pomme et Dorian, puis, par cette brèche invitant à la liberté, s’envola…

vendredi 12 avril 2024

Les pigeons voyageurs

 Je sais que certains de mes fidèles lecteurs apprécieront le côté "militaire" de cette histoire. Pour les autres, je souhaite qu'elles et ils trouvent plaisir au rebondissement final. Vous me direz?


Plonger pour se protéger. Se protéger pour ne pas mourir. Abel avise un trou assez large, pas trop rempli d’eau ; il court, presque plié en deux pour éviter les balles rasantes, puis saute. Bon ! Il est toujours entier. Il plante ses deux pieds dans la glaise qui tapisse le fond et se cale comme il peut, dos plaqué au nord, du côté d’où semblent venir les obus tirés par l’ennemi. Enfin, il n’en est plus très sûr parce que ça tire de partout depuis un bon moment, depuis le petit matin, en fait. Quinze heures d’un déluge qui ne provient pas du ciel, qui n’est pas dû à cette météo printanière qui leur a évité la gadoue, cette hantise du fantassin.

Une vibration au-dessus de sa tête lui fait lever les yeux : un drone ! Ennemi ? Ami ? Pas évident car les protagonistes ont parfois les mêmes fournisseurs ; les fabricants d’armes n’ont pas de scrupules et l’argent de chacun des deux camps pas d’odeur. Abel a sa technique à lui, toute simple pour faire le tri : les drones qui volent vers le nord sont les leurs, ceux qui foncent dans l’autre sens doivent être abattus, et tant pis s’il s’agit d’un engin en train de retourner à sa base. 

Au pire, on filera un peu plus de fric aux fabricants d’armes. Au mieux, c’est l’ennemi qui fournira le pognon. Pour ce qui est de tirer sur les drones, c’est impossible pour Abel qui a depuis longtemps abandonné son fusil d’assaut. Trop lourd quand on veut simplement sauver sa peau en sautant de trou de bombe en trou de bombe. Le drone qui vole juste au-dessus de son abri actuel, plutôt précaire, lui a semblé venir dans son dos. Ennemi, donc ! 

Abel, pourtant, voit sa méthode d’évaluation mise en défaut ; le drone fait depuis plusieurs minutes de grandes boucles en l’air. Abel trouve que c’est beau, ce grand cercle que le tueur ailé trace dans un ciel rougeoyant. Pourquoi cette drôle de couleur, se demande Abel que son observation de l’engin volant et tournoyant pousse à la rêverie ? Grâce au mélange de la lumière du soleil de mai et de la poussière terreuse, soulevée par les explosions qui jouent le rôle d’un gigantesque shaker en plus de celui, bien plus attendu, de tueur d’hommes. Sa déduction technique achève son rêve, et Abel ne se préoccupe plus que de la curieuse trajectoire du drone ; elle semble paumée, la « bestiole » ! Bizarre ! Son signal GPS doit merder et le tueur autonome ne parvient plus ni à situer sa cible ni à rejoindre son camp. Alors il tourne en rond, en attendant de se reconnecter ou de plonger vers le sol par manque d’énergie. 

Voir ce « pauvre » engin de mort errer comme une âme en peine, comme une arme en peine, ça fait marrer Abel, et pas seulement à cause de son jeu de mots à deux balles. Non ! Ce mini aéronef high-tech qui bégaye provoque chez lui un sentiment confus : la joie de constater qu’il peut y avoir dans cette guerre, dysfonctionnelle par essence, de petites anomalies militaires qui perturbent le désordre établi, mais aussi la tristesse de se dire que même ainsi, il y aura des drones pour se casser la gueule sur de pauvres types comme lui, en tombant sur eux par erreur… Le comble du manque de pot !

Alors Abel préfère balayer cette ambivalence en rigolant bêtement. Ça soulage, comme déclarait un mec dans les Tontons flingueurs. Comme il est bien en appui sur le bord de son trou, Abel autorise la fatigue à s’abattre sur lui. Il faut qu’il s’accorde un petit sieston. Il ferme les yeux. Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

 

Un bruit de pétard le sort soudainement de sa léthargie réparatrice : une bombe, qui a probablement aidé des pauv’gars à se volatiliser, pas loin de là, pas loin de lui. Allez ! Fini de rire ! Il faut bien s’y remettre et au moins profiter de l’aveuglement peut-être passager du drone pour rejoindre son unité combattante. Les coups de bol, ça arrive assez rarement dans une vie de chair à canon. 

Abel décide de jeter un œil hors de son trou, prudemment. Y’a un truc vraiment spécial, se dit-il. Il y a d’autres drones qui tournicotent désemparés, de-ci de-là, et les tirs d’artillerie, ceux des nôtres comme ceux de l’équipe adverse, semblent se concentrer sur des zones libres de toute occupation soldatesque, sans objectif meurtrier donc. Abel sort de son cratère protecteur et se met à cavaler vers le sud, vers un salut provisoire…

 

Au QG, on n’a pas tardé à comprendre que quelque chose n’allait pas. Enfin, quelque chose… TOUTES les choses, plutôt !!! Plus rien ne fonctionne : plus de communications, plus de transmissions, plus de réceptions satellites, plus de traitements de données parce que plus de données du tout. 

« Où sont les lignes ennemies, où sont nos troupes ? » gueule un officier qui cherche à cacher sa peur panique en braillant des ordres que personne ne juge bon d’écouter et encore moins de suivre. Tous ceux qui occupent la salle des opérations sont figés, incrédules, paralysés : « que voulez-vous qu’on fasse, mon colonel ? On est aveugles, c’est tout ! A v e u g l e s !!! »

Le colonel se dit qu’il faut prévenir le général en chef, décroche le combiné qui relie en direct son QG à celui de l’état-major et se rend compte que tous ses gars le regardent avec l’air de lui dire : « y’a plus de communications, t’es con ou quoi ? »

Définitivement vaincu, il repose le combiné en bakélite noire et s’assoit. Va falloir envoyer un gars chercher de nouvelles instructions là-bas, et c’est à des dizaines de kilomètres d’ici…

 

C’est partout pareil. Les scientifiques interrogés pour formuler une explication ont bégayé puis se sont repris. Un savant qui dit qu’il ne sait pas, ce n’est plus un savant. Ils ont donc développé une théorie crédible. Enfin, peut-être ! Des vents solaires d’une telle intensité qu’ils interdiraient désormais toute transmission sur toute la surface du globe. Il s’est dit aussi qu’en Finlande, on avait observé des aurores boréales gigantesques, un truc improbable, hors du commun même, en ce doux mois de Mai. On apprendra, un peu après toute cette étrange histoire (forcément, comment voudriez-vous qu’on l’ait su sur le moment puisqu’il n’y avait plus de transmissions d’info nulle part et donc certainement pas depuis l’extrémité sud du Monde…) que les stations antarctiques avaient relevé des températures hors normes durant deux trois jours, presque 14° Celcius, une aberration climatique ! 

Certains ont aussi émis l’hypothèse d’une inversion des pôles, sans la moindre preuve ou a minima un raisonnement scientifique qui tienne la route. C’est dire si on était « à l’ouest » où qu’on soit sur notre bonne vieille planète !!!

On a décidé de croire les savants ou plus exactement on a fait semblant, alors qu’en fait on n’en avait vraiment rien à f…! Le résultat était là ; une guerre momentanément stoppée et des solutions à trouver pour pouvoir la reprendre, si possible avant ceux d’en face et pour la plus grande satisfaction des industriels de l’armement, momentanément mis en chômage technique et désespérés par l’absence soudaine de grosses rentrées d’argent…  

 

Abel avait réussi à rejoindre son camp. Il fut surpris du niveau de décontraction des trouffions à qui il avait crié : « Français… je suis français, français ! Ne tirez pas, les gars ! » en approchant du premier poste avancé qu’il avait repéré. Il n’y avait pas eu de « Qui va là ! », encore moins de tirs de semonce, Abel put sauter dans la tranchée sans que personne ne semble s’en émouvoir. Le silence ayant succédé, même provisoirement, aux bruits d’hélices et d’explosion d’obus semblait avoir calmé tout le monde, comme si la pagaille récemment instaurée était un signe avant-coureur d’armistice. 

Abel constata qu’heureusement l’ordre militaire pouvait très vite reprendre ses droits lorsqu’un sous-off, sortant du baraquement le plus proche, courût dans sa direction en faisant de grands gestes et en hurlant : « Qui va là ! » 

« Ouf ! » ricana Abel, qui depuis qu’il se sentait à l’abri retrouvait son humeur narquoise « cette fois-ci c’est bien sûr, t’es de retour à la maison, soldat ! ». 

Le sergent-chef Duvalin l’entraina, un peu brutalement songea Abel sans en vouloir à ce pauvre bougre qui paraissait désemparé, jusqu’au poste de commandement où deux officiers cherchaient désespérément à faire fonctionner un talkie-walkie tout en plantant des cure-dents en plastique rouge ou bleu sur une carte, en guise de drapeaux, amis – bleu, ennemis - rouge.

« Faut bien se donner une contenance, quand on est chef » pensa Abel, compatissant. 

« Vous arrivez d’où, soldat ? » dégaina le Capitaine. « Vous avez pu voir quelque chose d’intéressant, là-bas ? » ajouta-t-il en pointant son menton en direction des lignes ennemies.

« Mon Capitaine, les autres ont l’air complètement largués. Plus rien ne fonctionne et ils sont à la rue tout comme nous, d’après ce que j’ai cru voir ! »

« Nous ne sommes pas à la rue, soldat ! Attention à ce que vous dites ! On se redéploye, c’est tout… »

« Bien, mon Capitaine ! » corrigea Abel, qui se dit que ce n’était peut-être pas le bon moment pour être traduit en cours martiale ; ça serait ballot, après s’en être sorti presque par miracle ; houai, même carrément par miracle, en fait !

Le Capitaine sembla apprécier la réaction d’Abel, qu’il interpréta comme une soumission de bon aloi. Son grade et donc son autorité en sortaient revigorés. 

Le flottement général et l’impossibilité de joindre ses supérieurs l’avaient, il faut bien le dire, pas mal déstabilisé.

« Soldat… ??? »

« Abel Testelin, mon Capitaine »

« Abel… » 

Tiens, se dit Abel, par mon prénom… il a vraiment besoin de moi, semblerait… 

« Abel, vous m’avez l’air plutôt dégourdi, et j’ai besoin d’un gars malin pour joindre au plus vite le QG. Vous pensez pouvoir faire ça ? »

« Sûr, que je peux ! Et je leur dis quoi ? »

Le Capitaine Vaillant se tourna vers son Lieutenant qui n’avait pas pipé mots depuis le début de la conversation, sembla hésiter, puis fixa Abel droit dans les yeux, avec un air sévère pour se donner une contenance.

« Voilà ! Le Lieutenant Chappe, ici présent, a eu une idée qui mérite l’attention du Haut commandement. Chappe est transmetteur et il a peut-être trouvé le moyen que nos unités combattantes puissent à nouveau communiquer à distance. Vous le savez, soldat Testelin (le formalisme militaire retrouvait ses marques au fur et à mesure du discours du Capitaine), les transmissions sont l’arme qui unit les armes ! Il est impératif que nos hommes retrouvent cette force qui nous mènera à la victoire. 

 

Le Lieutenant va tout vous expliquer dans le détail pendant que vous vous restaurerez, et ensuite vous filerez aussi vite qu’il vous sera possible jusqu’à Lublin. Vous demanderez le Général Niel et lui ferez un topo complet. C’est top-secret, évidemment. Donc, le brief, seulement au Général ! Bien compris ? »

« Bien compris ! »

« Bien compris, mon Capitaine !!! » corrigea Vaillant qui avait retrouvé de sa superbe.

« Bien compris, mon Capitaine !!! » répéta Abel en haussant le ton et en se mettant au garde-à-vous. « Va pas vexer le Pitaine, mon grand ; c’est pas le coup de temps ; t’as une veine de tous les diables ; il t’envoie loin de la ligne de front ; lui donne pas l’idée de changer d’avis »

Abel se tourna vers le Lieutenant, histoire de bien montrer qu’il avait tout bien compris, attendit que Chappe l‘autorise à s’assoir et lui tende une gamelle contenant du jambon-coquillettes, un truc basique mais dont Abel n’avait pas vu la couleur depuis des lustres. Il plongea sa cuillère dans l’écuelle toute cabossée, avala goulument la première bouchée de son festin et mâchouilla un « Je vous écoute, mon Lieutenant ! »

 

Ça faisait bien une bonne heure qu’il courait. Combien de distance déjà parcourue ? Disons environ 12 bornes, calcula sommairement Abel. 

Le terrain était plutôt plat, la route bitumée était quasiment droite et peu dégradée par les tirs perdus des canons adverses au-delà de la zone des combats. Avant même tout ce foutoir, les artilleurs n’étaient déjà pas précis-précis, pensa Abel avec reconnaissance. Cratères d’obus ou ornières tracées par les chenilles de chars n’entravaient en effet que modérément sa progression vers le QG de Lublin qu’Abel espérait bien rejoindre avant la nuit.

Abel était un sportif, avant les hostilités. Rugbyman. C’était sans doute à cause de ça qu’il avait choisi d’être incorporé comme soldat de base plutôt qu’en tant qu’officier. Il aurait pu, s’il l’avait voulu ; les capacités pour être chef ne lui faisaient pas défaut, mais poser son cul dans un bunker pendant que des gars qui n’avaient rien demandé étaient hachés menu, c’était contraire à ses valeurs. L’esprit d’équipe…

Son menton carré, son front haut à peine couvert par quelques mèches rousses indisciplinées, son regard vert clair qui pouvait virer au foncé quand il était colère, rien ne venait contredire l’impression générale qu’annonçait son corps de balaise. « Un beau bébé », comme on dit dans le monde du rugby. Il impressionnait sans effort, et savait faire peur quand il le fallait. Toujours utile, et pas seulement en temps de guerre !

Habitué à bien gérer ses efforts, Abel s’accorda une petite pose, s’assit sur un banc qui, détail cocasse, était le vestige de ce qui avait été avant-guerre un abribus. Abel chercha du regard s’il pouvait retrouver par terre un horaire de passage de la ligne X ou Y. L’idée de regarder sa montre et de se demander si le bus avait ou non du retard lui parut l’espace d’un instant divertissante. 

« Allez ! T’es pas là pour déconner ! » Il sortit de son sac à dos une barre vitaminée : un cadeau du Capitaine qui lui avait bien fait comprendre que le prélèvement ainsi effectué sur les rations de survie jalousement gardées par les officiers était exceptionnel. « Soldat Testelin, l’armée compte sur vous, vous vous en rendez bien compte, j’espère ? » lui avait théâtralement déclaré Vaillant en lui tendant la précieuse barre énergétique au chocolat et caramel beurre salé.

Abel sourit. Après ce que lui avait confié le Lieutenant Chappe, il s’était fait une claire idée de son possible avenir au sein de l’institution militaire, pour peu que la chance continue à être de son côté, et il avait bien l’intention de jouer le coup à fond ! 

Abel mit le papier de la barre chocolatée dans sa poche (il était un garçon ordonné, tendance maniaque, du genre qui, même au milieu du bordel ambiant, s’interdisait de jeter ses ordures n’importe où), se leva et repris sa marche cadencée en s’encourageant : « Allez, soldat ! Encore trois plombes avant de pouvoir causer stratégie avec le Général Niel, traine pas ! »

 

La situation globale était au point mort. Expression qui prenait tout son sens, car depuis presqu’une semaine, des morts, il n’y en avait plus, ni d’un côté ni de l’autre. Bien sûr, dans chaque camp, on s’activait pour trouver de nouvelles solutions afin de remédier à cet intolérable état de fait. Mais, sans data, les états-majors ne savaient plus à quels saints se vouer. Comment se repérer, comment situer l’adversaire ? Repasser de l’automatique au manuel, c’était toujours possible, mais sur la base de quelles informations ? On ne pouvait tout de même pas laisser nos forces de destruction frapper au hasard… Dans l’esprit des hauts gradés de l’État-major, la probabilité de dézinguer leurs propres troupes restait une ligne à ne pas franchir. Ça cogitait donc dur, mais sans résultats tangibles ; ça balbutiait, ça séchait, ça calait dans les cervelles des organisateurs du match « nous contre le reste du Monde ». Abel fut donc, après son « rapport circonstancié », accueilli comme un sauveur et honoré comme tel. Sauveur de la Patrie ! Abel n’en demandait pas tant, mais n’eut, malgré ses craintes initiales, aucun problème à faire accepter sa requête. La chance, toujours la chance ! Faut y croire, c’est tout ! Et le soldat Testelin n’avait aucune raison de voir les choses autrement. Tout roulait comme il le souhaitait, sa pierre amassant consciencieusement la mousse, contrairement au fameux dicton…

 

L’entretien avec le Général Niel avait pourtant mal démarré. Ou, plus exactement, il avait failli ne pas avoir lieu du tout. Les trouffions de l’arrière n’avaient pas les mêmes raisons d’être cool que ceux du front quand avait eu lieu l’étrange arrêt des hostilités. Quand on ne craint pas grand-chose, on peut prendre sans grand risque des postures plus viriles, plus martiales, en un mot plus belliqueuses.

Les deux plantons, plantés-là avec pour seule et unique mission de « filtrer les entrées », ce qui signifiait en jargon militaire : ne laisser entrer personne, décidèrent d’accueillir Abel avec... humour.

« Voir le Général ? Mais oui, mon pote, tout de suite ! On l’appelle. Une coupe de champagne en attendant ? Monseigneur, si vous voulez bien nous suivre… » 

Et les gardes du camp de rigoler un bon coup tout en attrapant notre Abel par le colback, avec la ferme intention de le coller au trou pendant une paire d’heure au moins, histoire de lui enseigner les usages. Déranger le Général en chef, à l’heure de l’apéro, faut être… dérangé, pas vrai ?

Mais Abel avait de la répartie, heureusement. Ou, plus prosaïquement, des arguments dont les deux plantons purent apprécier la vigueur quand, après s’être inquiétés tout juste un peu trop tard du regard d’Abel qui s’assombrissait, furent déplantés, comme arrachés d’un seul coup d’un seul à leurs racines virtuelles. 

Ils effectuèrent un vol plané d’une petite dizaine de mètres chacun. 

Abel, avant d’être rugbyman, avait un peu pratiqué le judo, ou la lutte grecque, ou les deux. 

Les malheureux défenseurs de l’ordre militaire n’eurent ni l’un ni l’autre le loisir de faire préciser ce point par Abel avant qu’il ne franchisse l’entrée de la tente du Général Niel.  

C’est sans doute à cela qu’on reconnait les chefs ; les vrais. Ils savent rester calmes, même quand le contexte ne leur est a priori pas favorable. Niel resta calme, faisant face à celui qui venait d’entrer sans frapper (enfin, façon de parler…) et qui pouvait être, qui sait, animé de sentiments hostiles. Le « Bonsoir mon Général ! » balancé par Abel rassura Niel qui, par reflexe professionnel, répondit « repos, soldat ! »

La conversation allait pouvoir commencer entre les deux hommes dans le respect de l’étiquette militaire…

« Mon Général, j’ai une suggestion à vous soumettre » Abel avait décidé de s’approprier l’idée du Lieutenant Chappe. Ce n’était peut-être pas très fair-play, mais qui le saurait ? Et quand bien même on l’apprendrait, plus tard, personne ne voudrait revenir sur la question :  servir sur un plateau au Général sa promotion au rang de Maréchal, ça crée des obligations ! La Bruyère a dit : il n’y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance. 

Alors, on n’allait pas contredire La Bruyère en cherchant à rendre justice à un vague lieutenant pas même capable de se déplacer pour défendre son idée. Au diable, Chappe ! Et hourra pour Testelin !!!

Abel poursuivit : « Le Mont Valérien, mon Général ! C’est la solution à tous nos problèmes… Le Mont Valérien ! »

Abel gloussait intérieurement en voyant la mine déconfite de Niel qui visiblement commençait à se demander s’il avait eu raison de discuter avec un « fou de la lune ». 

« Expliquez-vous, Testelin ! » fit le Général tout en priant pour que ça se décante, et vite.

« Comme vous le savez, mon Général (Flatter, toujours flatter pour rester maître du jeu), l’armée française a une spécialité qu’elle est seule à avoir entretenue, et ce depuis la Grande Guerre. Et cette spécificité unique au Monde, cette particularité, ce savoir-faire inestimable, c’est… » Abel posa un silence, un brin taquin, pour laisser encore un peu mariner l’officier supérieur :

« C’est… la colombophilie !!! Mon Général, si vous en donnez l’ordre, vous pouvez en quelques jours disposer de plus d’une centaine de pigeons voyageurs. Et immédiatement opérationnels, les zozios. Le 8ième régiment des Transmissions les élève, les entraine, et ce depuis la création du colombier militaire du Mont Valérien. Grâce à vous, mon Général, l’armée française va cesser d’être aveugle et muette. 

Les pigeons français vont nous faire gagner la guerre, en transportant leurs colombogrammes, leurs messages si vous préférez. Qu’est-ce que vous en dites… mon Général ? »

Enthousiaste, le Général, forcément ; après des jours et des jours pendant lesquels tout semblait partir en vrille, avec la crainte que l’ennemi trouve le moyen de « régler la mire » pendant qu’en face, on continuerait à patauger désespérément, ces piafs tombés du ciel, avec leurs bagouses à la patte, c’était comme la lumière au bout du tunnel.

« Bravo, Sergent ! » Niel venait d’approuver l’idée d’Abel en lui faisant gravir à vitesse grand V plusieurs échelons dans la hiérarchie militaire. Mais ce n’était pas un grade ou deux de mieux qu’escomptait obtenir le tout nouveau Sergent. Non ! Il avait une autre idée en tête et décida de franchir une étape fondamentale pour la réussite de son plan à lui :

« Mon Général, puis-je solliciter une faveur de votre part ? » Considérant le hochement de tête de Niel comme une approbation, Abel enchaîna : « Je souhaiterai être affecté au commandement de la nouvelle unité combattante des pigeons militaires, mon Général… »

C’était maintenant que ça se jouait ; au garde à vous, Abel ne put s’empêcher de croiser les doigts et fermer les yeux, pour que la chance ne le quitte pas ; pas maintenant ; ce serait trop bête, si près du but !

 

Au 8ième RT, à la forteresse du Mont Valérien, on tomba des nues. Peinards depuis des décennies, les éleveurs soigneurs entraineurs de pigeons voyageurs se retrouvaient brutalement en première ligne d’une guerre dont ils pensaient bien qu’elle se déroulerait et se finirait sans eux. C’était un peu comme si on avait décidé de ressortir des arquebuses du Musée de l’armée aux Invalides pour en équiper les fantassins du 21ième siècle. Retour vers le futur, le côté comédie uchronique sympa en moins…

Et ce type, le Sergent Testelin ? D’où il venait, d’abord ? Et pourquoi est-ce qu’il débarquait de nulle part pour les faire suer avec son discours sur la mobilisation pour la France de leurs protégés ? Pas mieux à faire, vraiment ? Bon en même temps, il fallait bien l’admettre, ça valorisait leur travail, et leur envie de voir ce que donneraient leurs chers petits sur le terrain les taquinait un brin. Ils n’affichèrent donc pas trop de mauvaise volonté pour accepter Abel comme leur nouveau chef et préparer avec une bienveillante obéissance le plan que le Sergent désigna, songeant au roucoulement des pigeons, du nom de code Kouh Kouh Wouuhkouh.

Ce plan était simplissime. La compagnie colombophile devait préparer les 124 pigeons voyageurs en état de combattre, ou plus exactement de servir la France de façon opérationnelle pour leur confier un message concocté par le Sergent Abel Testelin.

Abel avait passé deux jours à rédiger ces messages personnellement, expliquant à ses troupes que moins ils seraient nombreux à connaitre la teneur exacte des colombogrammes, mieux ce serait ; et que c’était la raison pour laquelle ils les laissaient tous sans exception dans la plus grande ignorance. 

Ce qui est bien en temps de guerre, se dit Abel, c’est que les consignes les plus idiotes et les explications les plus absurdes passant pour le résultat de savantes élucubrations tactiques de l’état-major, il était extrêmement rare de devoir répondre à des questions des subordonnés, questions par ailleurs passibles de diriger lesdits subordonnés tout droit vers le conseil de guerre, ce que ceux-ci avaient parfaitement intégré.

Par voie de conséquence, aucun des éleveurs soigneurs entraineurs du 8ième RT ne posa la moindre question à Abel.

C’est le 1er avril que les 124 pigeons s’envolèrent du Mont Valérien vers leurs destinations respectives. 

Un 1er avril !!! On pouvait difficilement faire mieux, rigola Abel. Tout se déroulait vraiment à merveille.

124 QG ou postes avancés, qu’ils soient français, alliés ou ennemis, reçurent la « visite » des volatiles missionnés par le sergent Testelin. Les messages, consciencieusement pliés puis enroulés et bagués autour d’une de leurs pattes, furent prélevés et aussitôt transmis aux gradés des deux camps pour lecture et analyse.

  

Comment ne pas porter la plus grande attention aux propositions contenus dans ces télégrammes, quand ils émanaient de la seule puissance combattante encore capable de communiquer non seulement sur toute la longueur du front mais aussi assez profondément à l’intérieur du territoire ennemi ? Ces pigeons voyageurs, en la circonstance, furent considérés comme une arme de dissuasion d’un côté des lignes, et comme une fierté mais aussi une responsabilité de l’autre. La France retrouvait ainsi fort opportunément sa grandeur et sa capacité réelle ou supposée à « parler au Monde ».

Les messages exhortant à l’arrêt immédiat des combats, à l’ouverture de négociations et, in fine, à l’instauration d’un armistice durable, furent un moment contestés par certains hauts (très hauts) responsables militaires français. Comment ? Abandonner la lutte, alors qu’on disposait d’un avantage tactique majeur, était-ce concevable ? Mais la pression populaire et la fatigue des combattants eurent bien vite raison de ces atermoiements.  Au moins dix pigeons avaient très opportunément été envoyés vers les rédactions de journaux des deux camps (seuls media encore opérants, les TV et radios étant devenus aussi mutiques que les transmissions militaires) et ceux-ci avaient immédiatement relayé ce message de paix. L’universalisme français retrouvait subitement son rayonnement et sa superbe. 

Abel fut donc fêté comme il se devait. Héros national, visionnaire pacifiste, à lui seul, il venait de mettre fin à un terrible et meurtrier conflit. Le Nobel de la paix lui était acquis, tout le monde en convenait. Mais avant cela, la fête du 14 juillet fut un moment très fort, mémorable ; les organisateurs avaient demandé à Abel Testelin de bien vouloir, devant les caméras du monde entier, appuyer sur le bouton lançant un feu d’artifice phénoménal, grandiose, comme on n’en avait jamais vu auparavant.

Caméras du monde entier ? Comment cela ? Oui, on pourrait être surpris puisque plus rien ne fonctionnait quelques mois plus tôt. Mais par une coïncidence extraordinaire, le lendemain de la signature d’une paix que la terre entière voulait i-r-r-é-v-o-c-a-b-l-e, tout se remit à marcher comme avant...

Le Colonel Abel Testelin (la promotion à ce grade n’avait posé aucun problème à la hiérarchie de l’armée de terre) apparut sur les écrans. Il était en uniforme de parade et souriait de toutes ses dents. Sur son épaule droite était perché un des célèbres pigeons du 8ième RT.

D’un geste ample et lent, Abel tendit la main vers le gros bouton tricolore et l’enfonça de sa paume ouverte.

L’explosion assourdissante du feu d’artifice retentit, couvrant les applaudissements d’une foule immense rassemblée pour la circonstance sur le Champ de Mars...

 

Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

Le bruit du feu d’artifice le réveille. Ah ben non ! C’est une bombe qui vient d’exploser, juste à côté de son trou à lui. Mince, quel drôle de rêve, pense Abel qui a du mal à se remettre les idées à l’endroit. Le drone est toujours là, au-dessus de sa tête, tournoyant. Bon ! Il faut se lancer et chercher à atteindre un nouveau trou d’obus, un qui rapprochera Abel des lignes de défense de son camp. Il s’extrait du cône de terre dans lequel il vient de piquer un bref roupillon et court vers le sud. Le drone cesse de tourner en rond et le suit. Merde ! Il m’a repéré, ce con ! Il me cherchait et à l’évidence... il m’a trouvé !!!

Abel entend comme un drôle de bruit rauque, une rafale, succession de tirs du drone, tirs lui étant manifestement destiné : Kouh Kouh Whouuuhkouh...

Trois balles atteignent Abel dans le dos et il s’effondre.

Les yeux tournés vers le ciel rougeoyant, Abel a la claire vision d’un oiseau battant des ailes, une colombe qui sait, la colombe de la paix peut-être. Ou alors, c’est encore ce p. de drone qui vient vérifier qu’il n’a pas loupé sa cible. Abel grimace de douleur avant de fermer les yeux. Ah ! Si seulement il pouvait rêver encore un peu, rien qu’un peu...