dimanche 22 septembre 2019

How-Weather

Valérie m'a gentiment taquiné. Tu vas continuer ton blog? J'ai dit non, pas tout de suite... J'ai menti, enfin, je me suis menti à moi-même... On est vite accro! Bonne lecture!

Eric fut le premier à m’en parler. Il l’avait téléchargée peu de temps après l’achat de son nouvel i-phone. L’application Temps-pour-Soi  (How-Weather dans sa version américaine) nécessitait, pour être réellement opérationnelle, un operating system de dernière génération, ce dont justement le nouvel i-phone 2001 était doté (la référence au film était un peu too much, mais Apple n’a jamais eu peur de rien…). 
Un soir où nous dinions sur la terrasse, chez moi, le repas s’étant prolongé, le plaisir de poursuivre nos échanges en extérieur à la nuit tombante nous avait incités à enfiler une petite laine. « C’est qu’il commence à faire frisquet ! » énonçais-je.
« Qu’à cela ne tienne !!! » dit Eric en brandissant fièrement son téléphone, « on va changer ça ; tu veux combien de degrés en plus ? »
Et, joignant le geste à la parole, il tapota sur son écran, la température ambiante se réchauffant presqu’instantanément pour atteindre un confortable 22 degrés Celcius…
Bluffé ! Et un peu honteux… Comment avais-je pu passer à côté de cette info avec laquelle la marque à la pomme croquée avait fait le buzz… et 30 millions de dollars dès la première semaine d’exploitation. Temps-pour-Soi avait favorisé la vente des « 2001 » et, grâce au 9,99$ par mois d’abonnement à l’appli, rempli les caisses de la firme de Cupertino.
Il faut dire que c’était quelque chose, cette appli. Grâce à elle on pouvait, avec une géolocalisation au mètre près, choisir sa météo en écart à la situation constatée. Il pleuvait, on pouvait demander, et obtenir, une éclaircie de quelques heures. Il faisait froid, comme ce soir-là sur ma terrasse, et on programmait aussitôt une augmentation de la température ambiante. Bingo !!! Soirée méditerranéenne garantie ! 
Comment était-ce possible ? Je ne saurais pas trop vous dire. Parait que l’action combinée de plusieurs satellites et des antennes relais 9G des opérateurs permettaient d’influer sur le climat, très localement, avec un rayon d’action d’environ 50 mètres autour de soi. En tout cas, ça marchait, et même rudement bien ! 
Les riches acquéreurs du « 2001 » (pas loin de 3000$ la bête, quand même) étaient ravis, sous le charme. Etre maître du temps qu’il fait, l’humanité en rêvait, et ce rêve, Apple l’avait rendu accessible à tous… ou presque !
Eric n’eut pas beaucoup d’efforts à faire pour me convertir ; j’achetai le « 2001 » dès mon retour sur Le Chesnay, à l’Apple store de Parly2. L’été suivant fut idyllique : nuits pluvieuses et donc fraiches, journées ensoleillées, douces soirées sur un mode andalou, le Morbihan devenait un vrai petit paradis.

Comme d’habitude, les groupements écologiques ne tardèrent pas à s’emparer du sujet pour le dénoncer, subissant évidemment les railleries des « bronzés d’Octobre » comme se dénommaient les associations de défense du « web libre ». Les arguments verts étaient cependant recevables : le nombre grandissant d’utilisateurs allait inévitablement peser sur les équilibres naturels, et l’évolution générale du climat terrestre continuer dans le mauvais sens. Notre planète avait déjà accusé un réchauffement de 3 degrés en 20 ans et les scientifiques les moins alarmistes tablaient sur 2 ou 3 degrés de plus d’ici la fin de la prochaine décennie. De quoi flipper, tout de même.
Apple répondait à ces critiques en arguant du fait que son application phare n’autorisait que d’infimes variations, locales et dans un spectre d’utilisation tenant compte des données d’entrée, forcément naturelles, et des prévisions de sortie avant modification. On ne jouait donc que sur une moyenne, et le changement de temps demandé par l’utilisateur était obligatoirement et mathématiquement compensé ensuite. Le tout rééquilibrant la moyenne calculée avant intervention (le principe du « moyennage », dixit Apple qui ne reculait devant aucun néologisme censé rassurer, sans se rendre compte de son jeu de mot).
Des experts du GIEC contestèrent évidemment ces propos : rien ne prouvait qu’une moyenne « climatique » établie a posteriori puisse donner les mêmes résultats que la moyenne initialement prévue. Par exemple, une pluie diurne avait-elle le même impact que sa petite sœur télécommandée pendant la nuit suivante ? Bien sûr que non, s’insurgeaient les défenseurs d’une nature non influencée !
En tout cas, Temps-pour-Soi vit son succès croitre et embellir pendant toute cette période de débats politiques. Les populations les plus riches (en clair, les retraités CSP+ et quelques grandes fortunes) qui s’établissaient déjà préférentiellement dans les régions littorales, usèrent voire abusèrent de l’appli pour jouir sans entrave de leur temps libre et d’un climat local inespéré. 
Cependant, certains commencèrent à prêter l’oreille aux rumeurs selon lesquelles le mécanisme de « moyennage » pourrait être déporté du lieu de demande de modification climatique vers d’autres secteurs, bien plus éloignés. Ainsi les pluies torrentielles de l’hiver 54 en Auvergne auraient eu, selon les dires de plusieurs célèbres blogueurs écolos, pour origine l’été indien exceptionnel du Finistère Nord, lieu de villégiature de plusieurs grands patrons de la High Tech…
Un parlementaire prit fait et cause pour cette théorie et rédigea une proposition de loi pour que soit interdite l’application Temps-pour-Soi sur tout le territoire européen. 
La loi passa, avec néanmoins quelques amendements déposés par le CPE (les conservateurs progressistes européens) : autorisations ponctuelles données aux agriculteurs et aux professionnels du tourisme, cas d’extrême urgence comme les catastrophes naturelles en cours après autorisation préfectorale.
Ces amendements, les ONG environnementales déclarèrent qu’ils rendaient de facto la loi inopérante et promirent une grande manifestation protestataire à Biarritz.
De leur côté, les particuliers découvrirent bien vite qu’il suffisait de contracter leur abonnement à How Weather depuis les Amériques Unies, pour passer à travers les mailles du filet.
C’est dans ce contexte qu’un zoologiste breton fit une découverte étonnante : les grenouilles, qu’il étudiait dans la plus grande indifférence de ses employeurs de l’INRA et depuis à peu près 25 ans, avaient la capacité de réagir aux ondes émises par les antennes 9G et d’en contrer les effets s’ils étaient supérieurs à un certain niveau. Pour que cette faculté devienne opérante, il suffisait de placer des grenouilles à 100 mètres environ du secteur sollicité par l’appli, dans des bocaux en verre. Lorsque les grenouilles voulaient réagir à une onde néfaste, il leur suffisait de sortir momentanément de leurs bocaux, et aucune modification du temps ne se produisait plus dans la zone …
La nouvelle circula à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux et bientôt, tous les militants écologiques disséminèrent des grenouilles en bocaux partout le long des côtes.
Ce fut la fin de l’application d’influence sur le climat. Les bugs et mauvais fonctionnements devenaient trop nombreux en regard du coût exorbitant exigé pour son usage.
Partout dans les zones maritimes, les résidents se réhabituèrent aux changements de saisons et y trouvèrent même un plaisir nouveau qui devint rapidement « hype ».
Quant au réchauffement climatique, il se confirma et la hausse de 2 degrés supplémentaires prédite fut effective en 2068.

Apple vient de sortir une nouvelle appli : Temps-pour-Moi. Elle est formidable. Chaque fois qu’elle vous alerte sur un niveau de tension trop bas ou trop haut, vous cliquez sur « rétablir » et vous obtenez des crédits de vie en jours. Je suis sûr que ça va faire fureur. J’ai des copains qui ont déjà suffisamment de jetons pour atteindre les 94 ans.
Pas certain d’avoir envie de payer 3500€ pour ça. 

Je vais réfléchir un peu…