samedi 25 avril 2020

Intimes jardins

Voilà le "cycle des jardins" qui s'achève... par un poème exhumé que je dédie à Sue et Richard, tout en remerciant Vincent, brillant mais tolérant contrôleur de pieds...


Qui n'a pas désiré, intime sentiment,
De conjurer le sort, d’abolir son présent,
De partir loin, ailleurs, rompant les quarantaines.
Qui n'en a pas rêvé, de cette fuite vaine ?

Un parfum, un tableau, un si beau paysage,
L’obsédant souvenir du contour d’un visage…
Au plus profond de soi, reviennent sans relâche
Ces désirs enfouis que jamais on n’arrache.

Nous nous réfugions dans un jardin secret,
Abritant nos espoirs, passions et regrets.
Ce jardin, c'est bien nous ; il est ce que nous sommes
Ou voudrions qu'on soit. Que c'est étrange, un homme !

De sa porte secrète, il cache bien la clef.
Il ferme à double tour, il interdit l'entrée
Aux plus proches aimants, refusant d'inviter
Tous ceux qui de son âme seraient jardiniers.

Changeons cette habitude, ouvrons grand le portail !
Plus de refuge obscur, plus de repli qui vaille !
Offrons le libre accès aux jardins de l'esprit
Pour y planter l'amour et cultiver la vie.

vendredi 17 avril 2020

Le jardin anglais de Sue

Le plaisir de l'écriture, c'est celui de l'évasion, enfin je crois. Alors, une petite virée de l'autre côté de la Manche, ça vous dit?...

Le contrat

« Alors, Jo, qu’est-ce qu’il te voulait, le rédac’chef ?
- C’est pour le numéro du mois de juin. Il me confie la rubrique « personnalité de l’année », avec l’édito et la couv’ en bonus !
- Waou ! T’as décroché le super Loto, dis donc ! De qui es-tu chargé de martyriser l’image ?
- Lady Pourlhom, la sculptrice…
- Mince ! Sue Pourlhom ? On parle bien de la même, de La Pourlhom ? Mazette ! Ce n’est plus le Loto, là, c’est le Saint Graal. Et elle a accepté ?
- La Direction est tout excitée ; sa première interview depuis au moins 15 ans, tu te rends compte ? Et l’intervieweur, c’est moi, Mec !!!
- Va falloir que tu bosses ton anglais, mon pote…
- Même pas ! Elle parle français mieux que toi et moi réunis ; elle a même une baraque dans le Morbihan, il parait, où elle se réfugie tous les étés depuis une trentaine d’années.
- T’es vraiment verni, mon Jo !!! Allez, bon courage pour ton papier ; va falloir que tu trimes, deux mois ça passe si vite…
- Merci pour tes encouragements, Mec, ça me fait vraiment chaud au cœur !!!


L’enquête

Joseph s’était immédiatement mis au boulot. Pour commencer, passage obligé pour tout journaliste de base, une googlisation de la dame, bien sûr. Puis, rassembler de la documentation : sur son bureau s’entassaient déjà cinq piles de 40 centimètres de hauteur environ : des magazines culturels à compter du début des années 90, des comptes rendus d’expositions, des plaquettes de vernissages, quelques articles de presse qu’il avait pu dénicher ici ou là, et puis trois docus vidéo dont un sur Arte et un autre, le plus complet sur l’artiste, de BBC One, en 2012.  
De tout ça, il avait déjà pu déduire quelque chose : ça n’allait pas être simple de cerner le personnage. Pas l’artiste publique ; là-dessus, il y avait de la matière. Mais la femme, la créatrice si célèbre et en même temps tellement discrète, si vigilante à ce qu’on ne puisse savoir qui elle était vraiment, « dans la vie », ce serait plus « coton ».
Allez, fallait se lancer. Dans la tête de Joseph, la trame générale était en place : le déclencheur de la vocation, les études, les premiers succès, la reconnaissance internationale, puis revenir sur les œuvres majeures, la démarche artistique et enfin, l’intime, tenter de percer la cuirasse, faire parler la Miss sur elle-même, donner de la chair aux lecteurs…


La filature

Cet après-midi-là, on se bousculait un peu dans le grand hall du Royal College of Art. 
Parents, amis, amateurs éclairés et marchands d’art, tous tenaient à voir les différentes réalisations des élèves venant d’obtenir leur Master of Arts. Sue Pourlhom, son MA déjà en poche, était assez fière de son projet de fin d’étude. Son lièvre, entièrement fait de branchages, avec son air à la fois majestueux et champêtre, avait vraiment de la gueule. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un homme - elle le reconnut au premier regard - vint la féliciter pour sa création. Flanagan ! Était-ce Dieu possible ? Elle manqua défaillir…

Sue Pourlhom avait très tôt manifesté des aptitudes hors du commun pour le dessin. Dès l’âge de huit ans, elle remplissait des carnets entiers de croquis et coloriages. Ses parents l’encouragèrent donc dans cette voie, ce qui l’avait, une bonne dizaine d’années plus tard, amenée à s’inscrire et suivre les cours du RCA dans le domaine « Arts appliqués – Beaux-Arts ».

Joseph avait récupéré cette info dans le documentaire de la BBC. Les parents de Sue y étaient interrogés sur l’enfance et les prédispositions de leur fille unique. Ils avaient répondu sobrement, étant d’un milieu social - la bonne société londonienne - où l’on reste toujours discret sur les parcours et les réussites ; pourquoi s’enorgueillir en effet de ce qui, somme toute, n’est que très… normal ? Sue était donc une petite fille douée. Mouai, ce n’était pas avec ça qu’il allait décrocher le Pulitzer…

Curieusement, après quelques mois de tâtonnement, Sue abandonna ses choix initiaux et s’orienta vers la sculpture plutôt que vers la peinture ou la photographie.
Bien lui en prit, puisque c’est grâce à son Lièvre qu’elle se fit remarquer par Barry Flanagan, le célèbre sculpteur.
Ils s’étaient déjà croisés, l’artiste ayant donné dans les années 80 quelques cours à la St Martin’s School of Art que la jeune femme avait également fréquentée. Elle se souvenait très précisément de son enseignement. Sue avait tout de suite admiré la démarche artistique originale du Gallois et ses œuvres postmodernes, en particulier son Lièvre anthropomorphique. 
Son « Animal aux grandes oreilles priant le Seigneur » était donc à la fois une référence et un hommage aux travaux de Flanagan.


Les complicités

Il n’en fallut pas beaucoup plus pour que sa carrière soit lancée. Avec la caution d’un tel Maître, les portes des galeries et expositions ne manquèrent pas de s’ouvrir à elle et, forte du réel talent qui était le sien, Sue gravit à son tour les marches de la notoriété.
Joseph connaissait la suite, qu’il avait trouvée pour partie en consultant les archives personnelles de François Pinault. Il prit ses notes dans l’ordre chronologique ; il les arrangerait ultérieurement, pour que son papier soit plus… palpitant : 

- Première grande expo au Palazzo Grassi, au côté de Damien Hirst. C’est grâce à ce dernier, dont elle partage l’appétence pour l’art-choc, qu’elle rencontre Keith Tyson, celui qui lui fera prendre son « grand virage technologique » en épousant ses théories relatives à « l’Art machine » et à la « prévalence nouvelle du numérique sur tout autre support d’aide à la création ». Sue Pourlhom s’engage en effet dès les années 2000 dans une révision radicale de sa manière de sculpter. 
- Finis l’osier, les branches de noisetier, les rameaux, les surgeons. Après son Lièvre du Royal College, œuvre hélas détruite, selon ses dires, par Sue Pourlhom elle-même, l’élite culturelle anglo-saxonne s’était pourtant pâmée devant son mouton en brindilles. « Richard’s sheep in an english garden » fut longtemps exposé au Tate Modern, au côté des sculptures organiques de Joseph Beuys, avant d’être remisé selon toute vraisemblance et pour d’obscures raisons dans les sous-sols du musée ; 
- Abandonnées les oies moulées en résine époxi de sa période « Parterres ordonnancés » (le thème de son exposition au Grassi), représentations d’anatidés que François Pinault affirma ne pas avoir conservées ; 
- Retour à ses premières amours, les croquis de volatiles, surtout des hérons, qu’elle numérise ensuite pour aboutir à des impressions 3D tendant à l’hyperréalisme ;
Ce fut, dit-elle, son grand « big bang » esthétique : son « Échassier apotropaïque bien qu’oxydé », aujourd’hui mythique, fut acquis de haute lutte par le MoMa chez Sotheby’s, pour la modique somme de 2.5 millions de dollars. Ce fameux Héron disparut du musée new yorkais quelques jours plus tard, sans qu’on n’ait jamais su comment.


L’indice

Interrogée un jour par l’éditorialiste de la revue The Art Newspaper, Sue Pourlhom fit cette déclaration étrange : 
« Vous me demandez quelles sont mes œuvres préférées ? Eh bien, ce sont celles qui bougent ! »
Dérouté, le journaliste lui demanda de bien vouloir préciser sa pensée. Elle se pencha vers lui et à voix basse, comme sur le ton de la confidence, énonça :
« Depuis toujours, j’ai cherché une forme de représentation des animaux qui me donne l’intime sentiment que la vie les habite, peu importe qu’ils paraissent ou non réalistes. Réussir une œuvre, c’est pour moi obtenir de tous ceux qui la contemplent une instinctive réaction de recul, comme lorsqu’une personne se tourne brusquement vers vous, alors que vous croyiez avoir affaire à un mannequin de cire. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? »

Joseph, en relisant cet échange, se dit que non, il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire, mais qu’il y avait là quelque chose à creuser. Il nota dans son calepin : faire causer SP sur ses propres œuvres, surtout sur « celles qui bougent », et rajouta en marge un gros ?
Dans un article, par ailleurs assez bâclé, d’un Figaroscope de 2014, le pigiste de service rapportait une confession que lui aurait faite la plasticienne un soir de vernissage, dans une galerie de la Place des Vosges.
« Mes animaux (elle parlait de ses sculptures) ? Je les fais disparaitre chaque fois que je peux. Il faut les protéger des regards, pas vrai ? »
Cette anecdote, quoique incertaine, semblait cependant confirmer ce qui se disait depuis les tout débuts du succès de Sue. Celle qui n’allait plus tarder à devenir Lady Pourlhom semblait avoir en horreur le fait que ses créations soient exposées trop longtemps; la rumeur disait même qu’elle rachetait parfois une sculpture à son acquéreur fortuné pour satisfaire ce souhait. Pourquoi ?
Joseph écrivit à côté de la référence à l’article et en rouge - Pourquoi ? - dans son calepin. 


La confrontation

C’était la veille du grand jour ! Arrivé par l’Eurostar à London St-Pancras peu après 18h00, Joseph prit sa voiture de loc. pour rejoindre « L’hôtel du vin » à Cambridge (ça ne s’invente pas, sourit intérieurement Joseph) qu’avait réservé pour lui Judith, la secrétaire du patron. L’établissement était coquet et proposait un bar vintage accueillant, comme c’est très souvent le cas en Angleterre. Joseph commanda un Manhattan à Rory, le barman. Comme il avait dîné dans l’Eurostar, servi à sa place s’il vous plait (l’avantage de voyager en classe Standard Premier), il choisit de se coucher tôt. Il voulait relire ses notes dans la matinée, puis prendre la route pour Wicken, le lieu de résidence de Lady Pourlhom, en début d’après-midi. Il lui faudrait une bonne demi-heure à en croire Google Map. Mais surtout, il fallait qu’il soit au taquet, demain, lucide comme jamais, pour réussir à faire parler la prétendument peu loquace sculptrice anglaise.

Elle l’attendait sur le pas de sa porte. Joseph en fut touché. Pour quelqu’un ayant la réputation d’être farouche…
Elle l’accueillit avec courtoisie, avec gentillesse même pensa le journaliste :
« Venez, Monsieur, installons-nous dans le salon, vous voulez bien ! »
Le salon était une vaste pièce, cossue, chaleureuse. Elle lui désigna un fauteuil tournant le dos au bow-window qui donnait sur un grand jardin bien entretenu.
« Nous avons du travail, tous les deux, n’est-il pas vrai ? »
Joseph se demanda un court instant pourquoi elle l’installait ainsi, le jardin derrière lui, sans possibilité de profiter de la vue. Il oublia vite ce sentiment bizarre. Sue semblait apprécier le sérieux de Joseph, la connaissance érudite qu’il avait des mouvements artistiques de la fin 20ième début 21ième, de sa carrière et de ses œuvres. Séduite peut-être par son impertinence un poil irrévérencieuse, elle s’était livrée, surprenant Joseph par sa volubilité, parlant sans difficulté de ses années d’école, de ses rencontres. Deux heures déjà qu’ils conversaient lorsque Sue vint d’elle-même sur le terrain de ses recherches et évolutions artistiques.
Il profita de cette ouverture pour oser la question :
« Pourquoi, Madame, avez-vous choisi de détruire votre Lièvre ? »
- Je ne l’ai pas détruit !
- Pourtant, ne l’avez-vous pas vous-même déclaré ?
- Non, non ! J’ai dit que je l’avais fait… disparaitre. C’est très différent ! »
Saisissant la balle au bond, Joseph enchaina : « Comme votre Héron a disparu du MoMA ?
- Il n’a pas disparu, jeune homme, il s’est envolé » rétorqua-t-elle, énigmatique, lorsqu’à cet instant un homme entra dans la pièce. Sue fit les présentations :« Mon mari, Richard » 
Richard salua Joseph et, enchainant sans plus de formalité : « Cela fait un bon moment que vous parlez, tous les deux, vous devez avoir soif, non ? Je vous sers un Pimm’s ? »
« On est bien en été… et bien en Angleterre » songea Joseph.
Ils trinquèrent tous les trois, sirotèrent en échangeant des avis sur la canicule en cours, puis Lady Pourlhom se leva et dit, avec un petit sourire malicieux : « Allons faire un tour dans le jardin, voulez-vous. Ça nous dégourdira les jambes et l’esprit ».


Le dénouement

Le soleil était encore haut et le petit parc vraiment magnifique. Mais Joseph ne vit qu’une seule chose, là, devant lui, autour du splendide parterre de fleurs et arbustes, si savamment arrangé : un mouton, des oies, un héron et, central, dominant par sa grande taille les autres sculptures, le Lièvre !!!
Il était subjugué, à court de mots : « Mais, mais, Madame, ce sont vos créations !!! Comment peuvent-elles être ici ? C’est incroyable !
- Elles sont revenues, tout simplement. 
- Ah ! Oui ! Évidemment ! Revenues… Suis-je bête ! C’est normal, puisqu’elles bougent ! » 
Joseph n’avait cru pouvoir cacher son trouble qu’en risquant ce trait d’esprit. Mal lui en prit. 
Sue Pourlhom lui retourna :
« Notre entretien a sans doute déjà été trop long pour vous, mon garçon ! Vous perdez le fil…
Vous savez, j’ai cherché toute ma vie à rendre vivante la matière brute. Il se peut que j’aie fini par réussir, ne croyez-vous pas ?
Tenez, je vais vous raconter une petite histoire personnelle. J’ai eu le privilège, dans mes jeunes années, de rencontrer Picasso sur la Côte d’Azur où je passais les vacances avec mes parents. Comme je lui disais mes craintes adolescentes sur la vanité de la création artistique, il m’avait glissé dans le creux de l’oreille : Mademoiselle, n’oubliez jamais, l’art est un mensonge qui peut nous faire saisir la vérité. »
Éclatant d’un rire étonnamment juvénile, elle prit le bras de Joseph pour l’entrainer vers le salon.
Le journaliste jeta un dernier coup d’œil en arrière, vers le jardin. Et là, l'espace d'un instant, il lui sembla avoir vu le Lièvre lui adresser un petit salut amical en agitant sa patte droite…
La grande artiste à son bras, quittant ce jardin extraordinaire, Joseph se sentit soudainement et profondément heureux ; cette fois, ça y était, il le tenait, son article !!!

samedi 11 avril 2020

Les apprentis sorciers

Souvenirs, souvenirs. Un rien suffit parfois pour les faire ressurgir...


La nuit était déjà bien noire. C’était le bon moment. Alain repoussa ses draps et chuchota : « Gillou !!! Gillou !!! Tu dors ? »
Son petit frère bondit hors de son lit, en riant. « Chut !!! Tu vas réveiller les parents. On y va ? »
Pour mener à bien cette expédition nocturne, ils avaient comploté tous les deux depuis des jours.
Comment l’idée avait-elle surgi dans leurs petites cervelles de mômes, ils auraient été incapables de le dire. Toujours est-il qu’ils avaient élaboré un super plan pour aller cette nuit jusqu’à la plage toute proche et se baigner ; la mer serait assez haute pour ça. La marée ? A minuit ! C’est Monsieur Leboulch qui l’avait dit à leur père ce matin.
Ils s’étaient montrés gentils et obéissants toute la journée, pour que les parents n’aient pas la puce à l’oreille, comme disait leur Grand-Mère. Le soir, après dîner, ils avaient prétexté la fatigue et affirmé qu’ils voulaient se coucher de bonne heure. Ensuite, il leur suffirait d’attendre que tout le monde dorme. 
Ils mettraient leurs maillots de bain, leurs sandalettes en plastique, fileraient en douce jusqu’à la descente pour bateaux, et… plouf ! Oui, vraiment, ils avaient un super plan !!! 
Gillou avait été plus malin que lui, songea Alain, en voyant que son petit frère avait mis son maillot sous son pyjama. Il trépignait d’excitation : « T’es prêt ? A l’eau, à l’eau !!! », le pyjama déjà balancé à l’autre bout de la chambre…
« Chut, je te dis !!! »
En passant par le garage, on évitait de faire du bruit avec la porte d’entrée, toujours fermée à clé le soir. Mince ! La lampe à détection de mouvement, placée près du portail, inonda de sa clarté froide toute la cour. Pourvu que les parents ne se rendent compte de rien. Alain et Gilles s’immobilisèrent jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. 35 secondes… « Ça y est, on peut y aller ! »
Ils prirent leurs jambes à leur cou pour passer le portail et se retrouver dans la rue, déclenchant ainsi à nouveau la lampe du garage. Mais ça n’avait plus d’importance, ils étaient dehors. L’aventure !!!
La rue était éclairée par des lampadaires. Le premier, placé à deux mètres à droite du portail, était en panne. Le suivant, à leur gauche, du côté de la mer, projetait sur l’asphalte un halo jaune pâle. Ils firent route dans sa direction. C’était un phare qui les guidait.
« Regarde, le phare, le phare ! », cria Alain à Gilles, et c’était comme si Long John Silver donnait le cap à suivre à Jim Hawkins. 
Les frangins atteignirent l’ilot créé par le réverbère. Hop ! Un pied dans la lumière et l’autre encore dans le noir, comme s’ils abordaient l’île au trésor. 
Il se produisit alors un phénomène étrange ; les deux gamins eurent une sorte de vertige et d’un coup, ils se retrouvèrent chez leur Grand-Père, dans le midi. Ils étaient tous deux accroupis devant un gros poste de radio La-voix-de-son-maître qui faisait également office de tourne-disque. En soulevant le plateau supérieur, on avait accès à la platine. Grand-Père leur montrait comment faire : « Vous voyez, les enfants, on pose le disque sur le plateau rond, on appuie là pour qu’il se mette à tourner, on prend délicatement le bras, on pose le saphir, cette pointe qui est là au bout, sur le bord du disque, et voilà !!! »
Fascinés, ils écoutèrent religieusement l’histoire des trois mousquetaires et des férets de la Reine, s’identifiant à d’Artagnan tout en parcourant le petit livre illustré associé au vinyle…
Pouf ! Retour dans le cercle du lampadaire ! Que s’était-il passé ? La tête leur tournait un peu. 
Étonnés plus qu’effrayés, ils se regardèrent, éclatèrent de rire et, à toutes jambes, comme pour oublier ce qui venait de se passer, filèrent en direction du prochain cercle de lueur jaune, à environ vingt mètres de là.
Même tour de magie ! Cette fois-ci, ils étaient à la neige, poussant et tirant une luge fabriquée par leur père. D’enfer, la luge ! Avec ses gros patins bien larges, elle descendait plus vite que toutes les autres. Ils mettaient la pâtée à tous les copains du quartier, avec leurs vraies luges de sports d’hiver qui glissaient mal sur cette neige de région parisienne. 
Arrivés en bas de la pente… ils sentirent la fraicheur estivale du bord de mer. Bizarre tout de même, même pour des enfants encore capables d’accepter le merveilleux comme normal. Ils tinrent conciliabule. Que fallait-il faire à présent ? Deux fois les réverbères les avaient projetés dans leurs propres souvenirs ; et il y en avait encore trois avant d’atteindre le rivage.
Alain dit à son frère : « Reste là, je vais voir si ça continue sous la lampe suivante, et si c’est ok, je t’appelle. D’accord ? 
- D’accord. Mais tu me laisses pas tout seul longtemps ! Tu le jures, hein ? Promis ? 
- Promis. J’y vais ! »
L’ainé s’avança donc prudemment, avec une pause après chaque pas, jusqu’au quarantième pas. Vingt mètres. Le troisième éclairage de la rue atteint, il allait bien voir. Poser un pied, non, le bout du pied seulement, là où le bitume se mettait à briller.
Un porche. Ils avaient marché un bon moment, en se tenant par la main. « On va jusqu’à la pointe ? » avaient-ils projeté, mais à cause du crachin, ils avaient renoncé. 
Un porche, un peu sombre, assez profond pour les abriter, lui et son amoureuse. Il décida, à moins que ce fut elle, que c’était l’instant et l’endroit qui convenaient. Ils s’embrassèrent…
« C’est pas un souvenir, ça ! » Alain n’y comprenait plus rien. Il se passait quoi, là ? Voilà que les réverbères lui prédisaient l’avenir. Enfin, peut-être…
Il respira un grand coup et appela son frère : « Tu peux venir, y’a pas de danger ». Lorsque Gilles arriva en courant à sa hauteur, une autre vision s’installa aussitôt. 
Ils étaient tous les deux sur un bateau, avec leur père à la barre. Il paraissait heureux, leur papa, il souriait, mais il était plus vieux que maintenant. Les deux enfants prirent peur à cet instant. Se voir plus âgés, eux, passe encore, mais Papa…
Ils jetèrent un œil vers la descente de bateau, à deux lampadaires de distance. Deux ronds de lumière qui leur révèleraient peut-être des trucs qu’ils n’avaient pas envie de connaitre. Une hésitation, et puis, d’un seul et même élan, une course de dératés vers la maison. 
Ils ne sauraient jamais ce que les deux éclairages extérieurs restants avaient à leur apprendre. Tant mieux, oui, tant mieux ! Leur chambre était un refuge, leurs lits un port d’attache. L’île au trésor, c’était fini. Ils se blottirent tous deux sous leurs draps et prièrent pour ne pas faire de cauchemars.
Le lendemain matin, c’est leur mère qui vint les sortir du lit : « Debout les grands ! Il fait beau, vous allez prendre votre petit déjeuner et après, si vous voulez, on fera un tour à la plage. Ça vous dit ? »
Les deux garçons se regardèrent et répondirent à leur mère, très étonnée, ne comprenant pas ce qu’ils tentaient de lui dire :
« On reste dans la maison », marmonna Alain. 
Gillou rajouta, en fronçant les sourcils : « On reste dans… le maintenant ! »

vendredi 3 avril 2020

Entraide

Je suis assez satisfait de celle-là, à vrai dire. Parfois, on peut faire de l'autosatisfaction; ça ne peut faire de mal qu'à son propre ego... si l'on a des retours mitigés des lecteurs.


La planète tournait rond. Ça n’avait pas été sans mal, mais l’humanité avait fini par trouver un équilibre, et ce dans tous les domaines : environnement, biodiversité, économie, santé, production de biens et de services, agriculture, alimentation, etc., etc.
Au début du 21ieme siècle, quelques grandes catastrophes, écologiques, pandémiques, financières, avaient donné l’alerte. L’humanité risquait fort de courir à sa perte si on ne tenait pas compte des théories prémonitoires de plusieurs scientifiques géniaux. : 
-        J. W. Forrester et ses principes de modélisation de la dynamique des systèmes complexes, 
-        Elinor Ostrom, première femme économiste ayant reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la puissance du collectif dans la gestion du « Bien commun », 
-        Tant d’autres encore qui avaient contribué à ce mouvement des consciences. 
Et puis, l’intelligence artificielle, sous l’impulsion visionnaire du professeur et académicien Sergueï Abitemyach, avait aidé à ce que toutes ces théories deviennent des processus, des algorithmes, permettant aux dirigeants du monde entier de percevoir que, peut-être, une gouvernance globale était possible. Comment en effet associer avec pertinence ces différents développements intellectuels sans une assistance sophistiquée combinant des calculs à innombrables itérations, des croisements de données humainement ingérables, des recherches documentaires improbables mais finalement porteuses de sens nouveaux grâce à leurs rapprochements ?
Un gouvernement planétaire avait fini par naitre et tous les arbitrages nécessaires à la vie douce des humains et de tous leurs colocataires semblaient à présent efficaces et pertinents.

Jusqu’au jour où…
Cela débuta, semble-t-il, par une banale contamination des eucalyptus par un petit parasite. Et puis tout s’enchaîna, sans qu’il parût possible d’enrayer le mouvement de déstabilisation qui en résultait. Les scientifiques les plus éminents planchèrent jour et nuit en quête d’une solution au problème, mais leurs recommandations, lorsqu’elles étaient mises en œuvre, ne contribuaient qu’à rendre la situation plus grave encore. Une correction déclenchait un mouvement social en Honduras, une autre une pollution du Rhône, une troisième un dysfonctionnement aléatoire des antennes relais 9G…

Que faire ? Y avait-il un recours ? Une ultime échappatoire ? Le chef du Directoire mondial eut une idée : il fallait la contacter. Elle seule pouvait, il l’espérait du fond du cœur, les sortir de ce pétrin.
Mais il allait falloir s’employer et, comme on dit, manger d’abord son chapeau. L’irrespect, non, plutôt l’ingratitude dont les instances de gouvernance avaient fait preuve à son égard, quelques années auparavant, l’avait fait abandonner toute activité officielle et se « ranger des bidons », comme on dit.
Elle s’était retirée dans sa propriété du Quercy et depuis son mutisme avait été, comme disent les journalistes, assourdissant.
Le chef de gouvernement prit son téléphone : « à la guerre comme à la guerre, c’est probablement la fin de toute civilisation si je ne tente pas de la convaincre ».
Elle décrocha. Encouragé par cette première réussite, le Premier des ministres se lança :
- Madame Benhassoft ?
- Oui !?
- Bonjour Madame ; mes respects, Madame ; David Bowman à l’appareil ; je peux vous entretenir quelques instants ?
- Allez-y, parlez. 
La voie était sèche, mais la porte restait ouverte ; il décida de risquer le tout pour le tout et fonça :
- Madame, le monde a besoin de vous. Nous sommes dans une situation inédite et pour dire le vrai pré-apocalyptique ; vous avez sûrement vu les informations ?
- Non, trancha-t-elle, je ne regarde pas les infos !
- Bien, bien, je vais vous dire ce qu’il en est, si vous voulez bien m’accorder encore un peu de votre temps…
Sa requête resta en suspens ; un long silence qu’il n’osait rompre, puis :
- Je vous écoute…
Il lui déballa tout, les eucalyptus, la 9G, les process qui partaient en vrille, les uns après les autres, des spécialistes décontenancés, le monde déboussolé et ne croyant plus qu’en une seule bouée de sauvetage…
Vous, Madame ! La planète a besoin de vous !

Salima Benhassoft avait obtenu très jeune ses différents grades universitaires, devenant à 14 ans la plus jeune professeure en Socio-économie new age (c’est ainsi qu’on qualifiait les « graduates », diplômés postérieurement au regroupement des nations, en 2044). Sa carrière fut ensuite jalonnée d’une longue série de théories, découvertes et communications dans le domaine de la macro-économie et dans l’élaboration de perspectives nouvelles en organisation du travail.
Pour ses éminents travaux, elle fut la seconde femme au monde à recevoir deux fois le prix Nobel dans deux catégories différentes (l’économie, puis la sociologie qui avait tardivement rejoint la très courte liste des sciences nobélisables).
Tout s’était gâté lorsque sa demande de création d’une université indépendante, consacrée à ces deux disciplines, avait été retoquée par le Haut-Conseil. Ce refus avait suivi de peu, comme par hasard, le virulent débat engendré par sa dernière monographie. Son titre : « Il faudra toujours un humain pour décider ».
L’intelligence artificielle avait tellement apporté la preuve de son efficacité, tant de problèmes avaient été évités grâce à ses capacités d’anticipation, par le miracle de choix pourtant a priori illogiques si l’on avait écouté les seuls cerveaux humains ; voir l’IA ainsi remise en cause, et par Salima Benhasoft qui plus est, cela tenait du non-sens, pire, du blasphème. Les experts du Conseil scientifique s’en donnèrent à cœur joie, démontant l’argumentaire de la nobélisée point à point, allant même jusqu’à railler sa « déconnexion d’avec le réel » …
Dans la foulée, son rêve d’université avait fait les frais de cette polémique, les « Légalistes » l’emportant au sein du Directoire planétaire. La politique était bien la seule activité humaine qui sortait encore parfois des rails de la mondialisation régulée…
Bowman, intelligemment, ne chercha pas à la séduire en promettant de revenir sur la décision qui avait entrainé son exil volontaire à Saint-Céré. L’enjeu n’était pas du niveau des « petits arrangements » ; il sentait que l’humaniste généreuse qu’elle était ne serait sensible qu’à l’appel désespéré qu’il lui lançait. 
Bien lui en prit ; elle lui répondit simplement : « envoyez-moi toutes vos données »

Un mois ! Le Conseil scientifique estimait à un mois au maximum le temps pour trouver une parade et redresser la situation. Après, rien ne serait plus véritablement contrôlable, selon les calculs des experts. Il fallait donc trouver quelque chose avant le 30 septembre. Le 1er octobre, il serait trop tard…
Salima se mit au travail, aidé en cela par son assistant Joseph et par son époux, lui aussi brillant chercheur, quoique moins médiatique que sa compagne ; la discrétion légendaire des Québécois sans doute…
Tout repasser, au peigne fin : les règles de base, les programmes de fond, les algorithmes de tous niveaux, même les fameux « bots » si chers à Marvin Minsky et Sergueï Abitemyach, rien ne devait échapper à l’analyse critique d’Antoine, Joseph et Salima.
Joseph avait exhumé tout ce qui pouvait avoir trait, de près ou de loin, avec les dysfonctionnements systémiques. Une bibliographie assez considérable qu’il avait lui-même triée, hiérarchisée, pour en extraire ce qui pourrait donner des idées à sa patronne, l’orienter.
Antoine, lui, se consacrait à l’examen des biais possibles dans les logiciels médicaux (sa spécialité) et plus largement dans les domaines de la santé et des impacts sur l’organisation sociétale.
Salima recueillait toutes les synthèses ainsi établies, et se lançait dans des prospectives dont elle seule avait le secret, depuis toujours.
Mais ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas de faille, rien ne semblait clocher. C’était à se demander si la situation présente n’était pas, au final, terriblement normale. Ne se seraient-ils pas tous fourvoyés ? La régulation poussée à ce niveau paroxysmique n’était-elle pas une utopie ? 
Un soir, Salima s’était octroyée une petite pause. Elle était assise sur la terrasse, face à son ordinateur et avait levé les yeux pour profiter du paysage, cette magnifique vallée de la Dordogne dans le soleil couchant. A environ un kilomètre à vol d’oiseau, elle pouvait admirer le château médiéval des Tours-Saint-Laurent qui se dressait dans un bain de lumière rougeoyante. Que pouvait-il lui apprendre, ce château, du haut de son existence plus que millénaire ? Elle soupira. Elle se sentait si lasse, si démunie, fatiguée.
Machinalement, elle tapa sur son clavier : TU SAIS QUOI FAIRE, TOI ? OU DOIS-JE CHERCHER ?
Puis elle rabattit l’écran sur son clavier et décida d’aller se coucher. « La nuit porte conseil ! » pensa-t-elle mécaniquement.

« Dis donc, Antoine, tu as touché à mon ordi, hier soir ? »
« Non ! Ah si ! J’ai fait une visio Zoom avec les parents ; c’était la fin d’après-midi, à Montréal. »
Salima venait de découvrir sur son bureau un fichier qui n’y était pas la veille, enfin elle en était presque certaine.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se demanda-t-elle. Les capteurs du Mac interprétant son expression faciale et le mouvement de ses pupilles envoyèrent l’ordre à l’unité centrale : ouvrir le fichier « Fred Hoyle.pdf ».
C’était un livre entier, un roman du célèbre astronome anglais, mais surtout, Salima Benhasoft y vit la clé, la réponse à toutes ses questions. 
Le titre avait parlé. Le nuage noir… mais oui, bien sûr ! Elle appela Antoine pour qu’avec elle, ils reprennent sous ce nouveau jour toutes leurs données. 

Depuis que le système mondial était opérationnel, le monde était régi par une série de commandements, plus ou moins subtils, obtenus par le traitement préalable d’une infinité de données. De ces impulsions naissaient de nouvelles données, à nouveau prises en compte et ainsi de suite : un asservissement d’une complexité inouïe, hyper performant.
Mais avec le temps, les méga-calculateurs avaient d’eux-mêmes écarté des tas d’informations considérées comme obsolètes ou sans impacts significatifs parce que d’ordre n… 
N’ayant pas pour autant l’autorisation de les détruire, les machines avaient simplement stocké ces data dans une super-corbeille dénommée « black cloud », en référence et en miroir au Cloud contenant toutes les données actives ou à activer. Il avait suffi à la petite équipe de savants du Quercy de réintégrer ces données dans le modèle et de faire tourner le programme général avec elles pour valider leur hypothèse. Ça semblait coller ! 

David Bowman transmit aussitôt les conclusions théoriques communiquées par le Docteur Benhasoft au Conseil scientifique, qui procéda à une analyse contradictoire, vérifia les hypothèses de travail puis lança un reboot général. Bingo !!!
Bowman rappela aussitôt Salima : « Merci, Madame » fut tout ce qu’il put lui dire. 

Joseph était satisfait, si tant est que ce qualificatif puisse avoir un sens pour lui. Sa tâche avait été couronnée du succès le plus total. Il avait constaté que sa patronne était tout près du but, mais qu’elle achoppait à cause d’un je-ne-sais-quoi. Heureusement, elle lui avait, sans même s’en rendre compte, donné l’ordre qui convenait et sans lequel il n’aurait rien pu faire : OU DOIS-JE CHERCHER ?
C’était pour Joseph amplement suffisant… Il savait que le fichier FredHoyle.pdf suffirait. Il le plaça le soir même sur le bureau du Mac Book de la Professeure.
Il s’amusa (là encore un concept incertain pour lui, mais bon) en repensant à cette monographie qui avait peut-être tout déclenché : « Il faudra toujours un humain pour décider ».

« Paradoxal » pensa-t-il. Puis, n’étant momentanément pas sollicité, Joseph, l’assistant IA virtuel de Madame Salima Benhasoft, choisit de se mettre en veille…