lundi 21 septembre 2020

L'établi

Joseph, né à Crozon et y ayant passé toute son enfance, avait toujours eu un faible, et c’est peu dire, pour le retable à volets de l’église Saint-Pierre. 

Aussi loin qu’il puisse remonter dans ses souvenirs, lors de la messe dominicale où l’emmenaient ses parents, il était en admiration devant cette œuvre monumentale, ne la quittant pas des yeux pendant toute la durée de l’office. 

Le retable était un triptyque détaillant les différents épisodes conduisant au martyre par crucifixion de dix mille soldats chrétiens sur le mont Ararat. 

Joseph avait su, avec le temps, lire chacun des tableaux :  la préparation au combat des légionnaires, l’apparition de l’ange qui leur assure la victoire, le refus des combattants de sacrifier aux dieux païens en reniant leur foi, le long et terrible supplice qui en découlait et s’achevait par leur mise en croix. 

Ces tableaux allégoriques se répartissaient entre une partie principale de 12 panneaux de bois, sculptés en ronde bosse et magnifiquement décorés et en quatre volets repliables deux par deux sur l’élément central. Trois panneaux de bois distribués verticalement composaient chaque volet. Ils étaient tous réalisés en bas-relief, avec un encadrement doré et des figures polychromes.

L’ouvrage était très certainement dû à des ouvriers et artisans bretons, à en juger par la naïveté touchante de chacun des tableaux. 

Une simplicité qui avait fait vibrer l’âme d’enfant de Joseph. Une merveille, se disait-il à chaque fois ! Cet ouvrage, de près de 5 mètres de large sur 3,5 mètres de haut, classé monument historique depuis 1906, le fascinait et avait très certainement contribué à sa vocation : 

A 17 ans, il entrait à l’École du Louvre en histoire de l’Art, puis réussissait le concours de conservateur du patrimoine à tout juste 22 ans.

Son mémoire de fin d’étude, il le consacra à La Joconde et aux rocambolesques aventures qu’avait subie « la mortelle au regard divin ». Cette recherche lui avait donné le goût de l’investigation et il décida donc d’orienter son activité professionnelle vers tout ce qui touchait aux mystères entourant des œuvres d’art, volées ou disparues.

Grâce à son livre sur le vol du « Concert » de Johannes Vermeer et à son minutieux travail d’enquêteur ayant abouti à la récupération dudit tableau, il acquit une renommée mondiale. 

 

Il pleuvait dru sur Crozon. 

Joseph ne put cependant s’empêcher de pousser sa déambulation jusqu’à l’église, tant il lui semblait inconcevable de finir sa première journée de vacances sans rendre visite au Père Patrick et bien sûr… au retable des dix mille martyrs.

Il aimait bien discuter avec le Père Patrick, un érudit qui semblait en connaitre autant que lui sur l’art du XVème et XVIème siècles. 

Le curé de Saint-Pierre l’accueillit chaleureusement : « Bonjour Joseph. Je suis bien content de vous voir. J’’ai quelque chose pour vous. »

L’ecclésiastique sourit et fit une pause. Si Joseph n’avait pas su que ce saint homme était incapable de la moindre dose de vanité, il aurait sûrement pensé qu’il ménageait un effet.

« Je viens de découvrir, dans les archives de la paroisse, des lettres de la cousine du Père Laouenan, qui fut curé de Saint-Pierre au début du siècle dernier. J’avoue avoir cédé à la tentation de parcourir cette correspondance et je pense que vous allez trouver là de quoi exciter votre curiosité, certains propos me semblant… surprenants »

Et, joignant le geste à la parole, il tendit à Joseph une petite pile de lettres, toutes tenues par un ruban vert fané.

L’historien remercia le prêtre, mit le paquet dans sa poche en promettant de le tenir informé de ce qu’il pourrait y découvrir...

De retour chez lui, dans la grande longère familiale dont il partageait la propriété avec son frère Jean, il s’installa à son bureau, dénoua délicatement le ruban vert, et sortit la première lettre du paquet. Elle était datée du 1er octobre 1903 et signée « Julia, ta cousine ».

Avant même de la lire, il vérifia sur la lettre suivante la signature et la date ; toujours Julia, du 10 novembre 1903 cette fois. Il déduisit d’un troisième sondage qu’il n’y avait là que des courriers de la cousine, rangés chronologiquement.

 

« Allons-y » se dit Joseph, dépliant la première lettre et l’aplatissant sur le sous-main en cuir rouge de son bureau.

 

 

                                                                              Neuvy-Saint-Sépulchre, jeudi 1er octobre 1903

 

Cher Cousin,

Ta dernière lettre m’a apporté autant de joie que de souci. Joie de te savoir en meilleure santé, souci parce que ce qui s’est produit à l’église est bien fâcheux et contrariant. Je me doute bien que cet évènement peut t’attirer les reproches de ton Évêque et je crains qu’il ne te soit pas possible de cacher la chose très longtemps. Que comptes-tu faire ? Je comprends ton respectable désir de ne pas dénoncer le coupable, mais pourras-tu expliquer l’absence du volet sans donner une explication désignant le fautif ? Bien affectueusement à toi,

Julia, ta cousine

 

 

 

Le Père Patrick était bien en dessous de la vérité ; ce n’était pas de la curiosité que faisait naitre ce courrier, mais une terrible excitation. Joseph, chasseur de mystères, en flairait un, et de taille !

Vite ! La lettre suivante :     

 

 

  Neuvy-Saint-Sépulchre, mardi 10 novembre 1903

      

  Cher Cousin,

J’ai bien pensé à ce que tu m’as écrit. Ta charité chrétienne est plus que louable, mais j’ai songé qu’il y avait peut-être une autre solution que de te dénoncer en lieu et place de ce sacripant. Pourquoi ne demanderais-tu pas à Corentin Le-Gouef de reproduire la pièce endommagée à l’identique ? Il en a les capacités, tu le sais, et quoique républicain, il sait garder un secret, contrairement à tant de tes bons paroissiens…

Dis-moi vite ce que tu penses de cette idée qui pourrait tout arranger, car je serais bien triste et affligée que tu perdes la confiance de l’Évêque pour un crime que tu n’as pas commis.

                                                                               Ta cousine Julia, qui t’aime affectueusement

 

 

 

Joseph croyait bien deviner un peu ce dont il s’agissait. Il était aujourd’hui admis par toute la communauté des historiens d’Art que le volet extérieur gauche du retable de Crozon avait été restauré postérieurement à tous les autres. La peinture, des marques maladroites de gouge à bois, autant d’indices qui venaient renforcer cette thèse. Mais de là à imaginer qu’il ait été purement et simplement remplacé par une copie…

Joseph se dit que l’idéal serait de retrouver les lettres du Père Laouenan. Avec un peu de chance, elles pouvaient avoir été conservées par la cousine Julia puis par ses héritiers.

L’avantage d’internet, c’est que les généalogistes s’en servent abondamment et qu’ils y ont développé des outils de recherche hyper-performants. 

Joseph, habitué à l’exercice, n’eut donc aucune difficulté à trouver l’adresse de la seule arrière-petite-fille de Julia Renaudon : Paulette Guyot, 13 rue du chemin de l’école à Jeu les Bois, à 10 km à peine de Neuvy.

Paulette, qu’il avait réussi à joindre la veille, lui avait confirmé, après quelques instants d’étonnement bien compréhensibles face à la demande incongrue du chercheur, qu’elle était en possession de la correspondance de son arrière-grand-mère et acceptait qu’il y jette un œil, à la condition de le faire sur place.

Joseph ne se fit pas prier deux fois et fit route vers le Berry dès le lendemain…

 

 

Mercredi 16 septembre, Crozon 

 

Ma bien chère cousine

Je te remercie du fond du cœur pour ta gentille lettre. Je vais beaucoup mieux et mon genou, grâce aux bons soins du Docteur Sylvestre, ne me fait désormais plus souffrir. Le Docteur me garantit même que je devrais pouvoir à nouveau remplir mon office dès dimanche prochain. En revanche, j’ai une grave préoccupation qui tourmente depuis peu mes jours et mes nuits ; je t’avais parlé de ce gredin de Loig qui me sert d’enfant de chœur et que j’ai pris sous ma coupe quand son père est parti sans crier gare, en laissant sa femme et ses quatre petits dans le plus grand dénuement. Et bien, l’autre jour, j’ai dû le sermonner après l’avoir surpris à voler des pommes chez les Conan. Mécontent de ma réprimande, il n’a rien trouvé de mieux, pour se venger de moi, que de s’attaquer au volet du retable que nous avions dégondé pour le nettoyer. Avec une wastringue que j’avais laissé trainer, il a – mon Dieu, je tremble encore en pensant à ce carnage – raboté toutes les têtes des personnages des trois panneaux sculptés et même plus encore.  

Je suis dans un grand désarroi. Je te tiendrai informée sans savoir encore quelle conduite tenir, sachant qu’il me serait difficile chrétiennement de devoir désigner le petit coupable…

Ton cousin, qui prie pour toi 

 


 

Vendredi 16 octobre, Crozon

 

Chère Cousine,

Que faire ? Je vais devoir avouer la chose à mon Évêque, qui doit passer visiter notre église dans moins de deux mois, et je ne peux me résoudre à dénoncer ce vaurien de Loig, qui est au fond un bon garçon et qui serait, si le maire venait à découvrir son forfait, très certainement envoyé en maison. Dois-je mentir à l’Évêque en prétendant que des malfrats ont dérobé le volet à cause de ma négligence ?

Ton cousin, bien affectueusement

 

 

 

 

Lundi 23 novembre, Crozon

 

Chère et inventive cousine,

Merci ! Mille mercis ! Ton ingénieux stratagème a formidablement fonctionné. Le volet nouveau est remis en place et l’Évêque m’a même remercié du travail de restauration accompli sur ce dernier. Après l’avoir sculpté, Corentin a dû faire appel au concours d’un artiste peintre de ses amis, avec lequel il avait sympathisé à l’auberge du village en lui offrant la bouteille, Dieu le pardonne ! Ce dernier a remarquablement travaillé ; les trois panneaux sont magnifiques et font honneur à tous les autres, Dieu merci ! Je…

 

 

 

 

La lettre lui tomba des mains.

Joseph tenait la clé du mystère !!! Le panneau original avait bel et bien été remplacé par une copie. Mais alors, qu’était devenu l’original ? Le Père Laouenan ne disait rien dans ses lettres suivantes à ce sujet. Brûlé sans doute… 

Ce volet, de 3,5 mètres de long, 63 cm de large et huit bons centimètres d’épaisseur, avait probablement servi au Père Laouenan pour se chauffer pendant l’hiver. Dommage, car sa présentation et son examen auraient apporté une conclusion « patrimoniale et historique » magistrale à cette étrange substitution. 

« Tout de même, quelle histoire extraordinaire ! » pensa Joseph.

 

De retour à Crozon quelques jours plus tard, il eut le plaisir de voir que son frère Jean était là.

 

- Salut, Frangin !!!

Quelle bonne surprise ! Tu es chez nous pour un moment ? 

 

- Pour quinze jours. Je me suis enfin décidé à ranger l’appentis qui servait de débarras à notre cher père et j’ai même entrepris d’installer un grand établi le long du mur du fond. Comme ça, on pourra bricoler un peu mieux qu’avec ton petit Workmate Black et Decker d’appartement !

 

- Moque-toi, ingrat ! Tu as été bien content de l’avoir, quand il s’est agi de faire les étagères de la salle de bain

 

- Oui mais maintenant, on va pouvoir passer à la vitesse supérieure. Un établi de compète, Frangibus ! Rien ne va plus nous résister pour retaper cette vieille bâtisse bretonne qui tient plus du monument historique que de la résidence secondaire…

 

- Mais dis donc ? Où tu l’as achetée, cette planche monstrueuse ?

 

- Pas achetée ! Trouvée ! Dans le capharnaüm du paternel, entre des couvertures mitées, des râteaux, des pelles rouillées et une caisse remplie de vieux outils d’ébéniste de notre arrière-grand-père Corentin. J’ai juste eu à l’installer sur deux tréteaux, après avoir raboté une des faces, vraiment trop inégale, comme amochée...

 

- Tu… tu l’as rabotée ?

 

- Parfaitement ! Et voilà le travail !!! Un magnifique établi de 3,5 mètres de long et 60 cm de large, mon bon Joseph !!!  Qu’est-ce que tu dis de ça ?!