mercredi 4 octobre 2023

Médecine et technologie

Un peu de paresse peut-être, ou de perfectionnisme tardif, mais j'ai décidé de reprendre la fin d'une ancienne nouvelle pour en écrire une qui soit plus "cohérente", du moins selon mes goûts. Vous jugerez, fidèles lectrices et lecteurs, puisque c'est toujours à votre intention que j'écris...

Abel vient de recevoir son nouveau modèle de Tube-Vie de chez Nodiziz, le Who Generation, ou WG pour les initiés. 120 000 unités quand même, mais ça les vaut. Son achat, il l’a effectué la veille et voilà, le colis arrive dans la journée, pilepoil ! Les drones-livreurs ont déposé l’engin directement dans son sous-sol, comme indiqué grâce aux coordonnées GPS communiquées en même temps que sa commande depuis son portable (acceptez la géolocalisation…). Cette facilité, on ne s’y fait jamais vraiment, même après des années de pratique. Les progrès de la technologie au service du commerce en ligne, c’est pas croyable ! pense Abel. Comment ont-ils fait pour passer le Tube-vie dans l’escalier qui mène à sa petite salle de fitness, ces p. de drones ? Il en reste pantois. Comme en songeant aux nombreuses fonctionnalités de son acquisition, gisant à présent entre son rameur et son relaxeur-no gravity.

Les fulgurantes avancées de la science et de la médecine ont abouti à ça : une sorte de sarcophage ouvert aux deux bouts, dans lequel il suffit de se glisser pour bénéficier :

- d’un rapide scanner de tout le corps

- d’une identification claire des éventuels dysfonctionnements physiologiques et conséquemment des risques encourus

- d’une localisation précise des polypes et autres nodules à supprimer

- d’une éradication immédiate de ceux-ci

- d’un check complet des petits tracas (varices, hypermétropie, arthrose…) suivi d’un correctif bigrement efficace, en trois séances tout au plus, de 10 minutes chacune. 

La santé à la maison, sans effort ou presque, un vrai petit miracle de notre monde hyper-techno !!!

C’est rigolo de se dire que notre présent, c’est le futur avant l’heure, s’amuse Abel tout en consultant la notice vidéo de prise en main de l’appareil.

L’information initiale comme le résultat après intervention du tube sont lus grâce à une lentille de contact connectée. Il suffit de la placer sur l’œil non-directeur (les ophtalmos ont fait cette recommandation très tôt après la mise en service des Visi-Lenz, pour éviter toute gêne visuelle dans la vie courante) et on reçoit les données du Tube-Vie.

Pratique ! Et c’est lisible même les paupières fermées !

Abel décide de l’essayer tout de suite, trop impatient qu’il est de bénéficier des dernières innovations de chez Nodiziz, en tête desquelles la sur-tonification musculaire…

« Vas-y, Coco, la totale !» dit-il au tube, ce qui a pour effet de lancer la procédure de check complet, sans que l’engin s’émeuve une seule seconde du familier « Coco » ; il est programmé pour absorber, décoder et intégrer les fantaisies des humains ; Coco est l’une d’entre-elles, assurément… 

 

Abel porte beau ses 90 ans. Dans une large mesure, c’est grâce aux versions successives de Tube-Vie dont il est doté depuis son soixante-dixième anniversaire. Un cadeau de ses deux enfants, grâce leur soit rendue. Il a ainsi expérimenté pour son plus grand bonheur le One, puis l’Excel-Life, puis surtout le fameux et inoubliable Centenial. Il a toujours une pèche d’enfer et se sent prêt à attaquer hardiment les dix prochaines années et à viser les cent ans sans coup férir. 

A l’issue de sa première utilisation de WG, Abel s’attend donc à n’être informé que de modifs mineures, de minces écarts détectés grâce à un niveau de scrutation amélioré d’un facteur 100, dixit Nodiziz. Et, bien sûr, ces infimes anomalies seront vite prises en charge et éradiquées par la machine.

 

« Rien à signaler ! Tout va bien. ». Par réflexe, Abel cligne des yeux pour réinitialiser l’affichage. De nouveau, le tube affiche : « Rien à signaler ! Tout va bien. ». OK ! Ça fonctionne ! conclut Abel. C’est bien ce qu’il pensait, il est en pleine forme. Super ! Mais bon, à la réflexion… rien ? Un facteur 100, tout ça pour ne pas détecter la moindre petite dérive de son état général, la plus minime détérioration de son organisme ? Cela lui parait un peu étrange, tout de même. Cette légère douleur dans le pied gauche au lever, par exemple, le Who-Generation ne devrait-il pas en faire mention, proposer un traitement ? Rien ? Pas grand-chose, il voudrait bien, mais RIEN ? …

 

Il s’est extrait du tube et prend le temps de respirer, pour ralentir son pouls, puis se demande ce qu’il convient de faire. Relancer une analyse dans le Tube-Vie lui semble voué à l’échec ; il est certain que tout fonctionne normalement côté interface et il a vérifié que les données de son ancien Centenial ont bien toutes été reversées dans la mémoire du WG. Alors ?

Eh bien, appeler le service après-vente de Nodiziz, évidemment ! 

Il les a en ligne presque aussitôt (bon point pour la marque, mais il n’en doutait pas trop, vu le prix de son tube) : « Bonjour Monsieur. Nous effectuons tout de suite une vérification en ligne. Si vous voulez bien attendre quelques secondes, s’il vous plait…

Ça y est, j’ai le résultat : Monsieur, je suis heureuse de pouvoir vous confirmer que votre Tube-Vie Who-Generation est parfaitement opérationnel ! Avez-vous une autre question, Monsieur ? Sinon, bon usage de notre produit, Monsieur, et… portez-vous bien !!! »

La Visi-Lenz s’étant automatiquement désactivée, il tente une relance mais sait déjà ce qu’il y lira, et ça ne manque pas : « Rien à signaler ! Tout va bien. »

La peur le prend. Ce n’est pas normal, pas normal. Il a forcément quelque chose et c’est cette satanée machine qui débloque !

Une fois installée, cette angoisse ne s’évanouit pas, et pendant tous les jours qui suivent, il prie pour que cela cesse. Car le doute s’est insinué. Doute sur la réalité de son état, doute sur les capacités d’analyse de WG, doute même sur les interventions que les versions précédentes de Tube-Vie ont réalisées et dont il se dit qu’elles ont peut-être abouti à des erreurs thérapeutiques que la version Who-Generation cherche à présent à dissimuler…Il devrait bien y avoir un moyen de trouver des preuves de la supercherie, de dénoncer cette escroquerie, ce scandale médico-technologique, non ?...

Abel décide de consulter… un vrai médecin, en chair et en os. Il en existe encore, bien sûr. Les machines (outils de télé-diagnostique et d’automédication d’abord, fusionnés en Tubes-Vie ensuite) les ont largement remplacés, mais il subsiste une frange de population y ayant toujours recours, car n’ayant pas les moyens d’acheter ni même louer des Tube-Vie. Les politiques n’ont d’ailleurs pas su se positionner clairement sur le sujet : fallait-il favoriser l’accès à de tels dispositifs et risquer d’accélérer encore l’inexorable disparition de praticiens humains, ou en limiter voire interdire l’usage, au nom d’un risque de prise de contrôle de la santé de la population par des machines ? Le dilemme Terminator, comme les journalistes ont cru pertinent de baptiser ce débat agitant la sphère publique. 

 

-        Entrez, je vous en prie. Qu’est-ce qui vous amène ?

Le docteur Francoeur a une bouille sympathique. Bon point, se dit Abel, qui n’a plus depuis un bon nombre d’années consulté pour sa santé un humain, en chair et en os, et que la mine du toubib rassure un peu.

-        Voilà, Docteur. Je crains d’avoir quelque chose qu’on me cache. Je n’en dors plus. Il faut que vous soyez cash avec moi. Dites-moi ! Je vais mourir ?

-        Bon. On va voir ça. Je vais vous prendre la tension, pour commencer, si vous voulez bien. 

S’ensuivent une batterie de tests et des observations en tout genre, menées rondement et avec professionnalisme, semble-t-il à Abel, par Francoeur. Celui-ci, après avoir reposé son marteau à réflexes sur son bureau avec une solennité censée marquer la fin de ses examens, se tourne vers Abel et lui demande, l’air un peu inquiet (il fronce les sourcils, remarque Abel) : 

-        Il y a longtemps que vous vous… interrogez ? 

-        Deux jours, Docteur ! Deux jours !

-        Un peu tôt pour conclure à une mort prochaine, ne croyez-vous pas ?

-        Je ne sais plus, Docteur. Je croyais que tout allait bien jusqu’à ce que…

-        Oui ?

-        Jusqu’à ce que mon Tube-Vie me mente !

-        Impossible, voyons ! Comment une machine pourrait-elle vous mentir ?

-        Elle m’a dit que tout allait bien ! Vous vous rendez compte ?

-        Mais, Monsieur, VOUS allez bien. D’après le tour d’horizon que je viens d’effectuer, vous vous portez comme un charme. Si la formule n’était pas un brin éculée, je vous dirais bien que « vous nous enterrerez tous ! » Tout au plus, je vous invite à vous ménager pour que l’inquiétude que vous nourrissez ne fasse pas trop monter votre tension. Passez une bonne nuit et demain, il n’y paraîtra plus !

Abel est effondré. J’aurai dû m’en douter. Je vais crever et rien ni personne pour me l’avouer. Les salauds !!! Abel rentre chez lui totalement désespéré. Toute la nuit qui suit, il rumine, ne parvenant pas à s’endormir. Et une idée lui vient, dictée par la colère. Se débarrasser de cette saloperie de bécane ! Ça ne résoudra rien sur le fond, mais ça va le soulager…

 

Le docteur Francoeur ouvre son courrier. Ayant parcouru rapidement ses mails entrants, il avise un message de l’entreprise Nodiziz. Tiens, ils ont fait vite, se dit-il en songeant à la visite de ce drôle de patient hier matin, apparemment furieux des affirmations délivrées par son Tube-Vie.

-        Cher confrère, nous tenons à vous remercier pour votre alerte d’hier au sujet de Monsieur Abel C. Nous avons grâce à vous pu remédier urgemment au dysfonctionnement de notre très récent logiciel. La faiblesse cardio-vasculaire de notre patient commun est bien avérée et notre Tube-Vie ne va pas manquer de l’alerter et le soigner très rapidement. Pour votre participation confraternelle, et comptant sur votre discrétion relativement au défaut de notre produit, nous nous permettons de vous gratifier d’une somme nous semblant pouvoir légitimement compenser le temps précieux que vous avez pris soin de consacrer à cette affaire (voir pj Virement « Francoeur »).

Décidément, se dit le médecin, sa collaboration avec ce grand groupe du secteur industriel de la santé est une véritable manne. Une bonne douzaine de fois déjà, il a pu aider à corriger des erreurs manifestes sans qu’aucun patient, à sa connaissance, ne vienne ensuite se plaindre de ces défaillances. 

 

L’article de Ouest-France narre sommairement le tragique fait divers : « c’est ce vendredi matin qu’a été découvert le corps d’un homme au pied de son espace de vie, situé au 4ièmeniveau, 60 rue John Sturges. D’après les premiers éléments de l’enquête menée par le Préfet des Risques, cet homme de 90 ans aurait ouvert sa porte d’extraction en cas d’incendie, semble-t-il avec l’intention d’y faire passer son Tube-Vie, et ce sans avoir enfilé son harnais anti-grav,. Ses motivations ne sont pas connues à l’heure où nous vous écrivons, mais une enquête est en cours. Notre Préfet a saisi cette opportunité, ô combien dramatique, pour rappeler à toutes et tous de bien respecter le strict protocole affiché sur les portes d’évacuation lorsque l’on cherche à franchir lesdites portes. »

 

L’inspecteur Treulay, chargé des premières investigations sur ce qui semble être un simple et bête accident, interroge le médecin légiste dépêché sur les lieux.

-        Quelque chose pour moi, Louis ?

-        C’est un peu curieux, mais mon scanner portable m’indique que le gars n’est pas mort de sa chute du 4ième, mais d’une crise cardiaque, juste avant. Faut dire que faire passer un Tube-Vie par le sas anti-feu, ça doit sacrément faire monter le palpitant dans les tours. Et puis, j’ai eu l’idée de récupérer sur l’œil du gars sa lentille de commande du Tube, et regarde ce qu’elle indique ; tu vas être sur le cul…

Treulay saisit délicatement la lentille et en chausse son œil gauche. Il ferme la paupière pour ne pas être gêné par la lumière du soleil qui se lève, et lit :

 

Reset – mise à jour de l’OS – relance diag – attention ! risque rupture anévrisme – veuillez utiliser WG urgemment pour soins vitaux

 

jeudi 4 mai 2023

Un robot... de substitution

André, un peu ronchon (ce sont ses propres termes), avait réagi à ma nouvelle "Perspective inversée" en se plaignant qu'on prenne plus en considération les artistes en leur offrant des assistances technologiques que les bricoleurs et autres tâcherons du quotidien qui pourtant en auraient bien besoin. Merci donc à lui pour m'avoir donné l'idée de cette histoire. Et pour l'en remercier, j'ai souhaité aussi l'alerter sur ce que cela pourrait induire... peut-être !


Alexandre soulève d’un doigt le volet de fenêtre et se baisse pour regarder s’il y a du courrier. Oui ! Il prend sa clef, ouvre la porte de la boîte aux lettres et en sort un flyer sur papier glacé. 

Au recto, un message en grandes lettres jaune d’or :

 

Je suis PASSÉ hier pour un rendez-vous

Afin d’être PRÉSENT (dès aujourd’hui peut-être)

Pour vous faire connaitre nos produits qui pourront dès demain changer votre FUTUR…

Appelez-moi pour un premier contact !!!

 

Suivent au verso les coordonnées d’un commercial de l’entreprise DEER Robotics (DC), un numéro à rappeler si l’on est intéressé et, juste en dessous, un patchwork d’images représentant des objets au design déroutant, sphère projetant des hologrammes, lunettes englobantes avec de gros écouteurs intégrés dans les branches, parallélépipède noir faisant penser à un gros couteau suisse dont un des flancs semble être une télécommande, clavier d’ordinateur s’enroulant sur lui-même, le tout encerclant comme pour mieux le mettre en valeur un robot aux yeux bleus d’une nitescence vaguement dérangeante, avec un faciès troublant tant il semble humain. 

Le regard d’Alexandre s’arrête un instant sur une incongruité ; un tracteur vert et une tondeuse de même couleur se sont glissés parmi tous ces appareillages de science-fiction. La volonté d’intriguer sans doute, à moins qu’il ne s’agisse d’une référence à ce que fut DEER dans le PASSÉ hier ?

De quoi bien faire comprendre en tout cas au lecteur du prospectus que tout cela est très sérieux : le Monde du Futur est là, à portée de rendez-vous avec le représentant de DC.

L’invitation à accepter un premier contact fait sourire Alexandre ; il songe au film de Villeneuve, et tant pis si le texte alambiqué (passé – présent – futur) et volontairement (?) kitch peut faire croire à une mauvaise farce, Alexandre se lance mais, prudent tout de même, préfère au coup de fil un mail contenant plusieurs dates possibles pour ce fameux premier contact avec Monsieur Bradley jr Burry.

 

Suzy s’est lancée dans la réalisation d’une nouvelle toile. Cette fois-ci, il s’agit d’une commande, par une voisine qui a vu ses tableaux et tient absolument à offrir à son époux son portrait… son portrait à elle, bien sûr !

 

Depuis qu’Alexandre lui a offert pour leur anniversaire de mariage ce nouveau chevalet avec correcteur holographique intégré, Suzy l’avoue volontiers, ses progrès sont fulgurants. Plus de fautes dans les ombres portées, plus d’erreurs de proportions, plus de perspectives aux lignes de fuite douteuses. Tout se passe comme si elle disposait en permanence d’un professeur particulier, suggérant sans imposer et expliquant ses propositions correctives avec pédagogie et même humour (Suzy a découvert dans la notice de son chevalet intelligent qu’on peut régler à sa convenance le degré d’ironie moqueuse qu’on autorise à l’assistance vocale du dispositif).

 

Alexandre est heureux que son cadeau plaise à Suzy mais regrette son manque d’originalité. Car sa chérie lui a offert l’année précédente un cyber-moniteur pour son piano Yamaha de dernière génération, ce qui, il faut bien l’admettre, est à la musique ce que son chevalet high-tech est à la peinture. Mais bon, qu’importe ! Le dernier portrait qu’elle a fait de lui est vraiment… différent de ceux d’avant. Alors, un pas de plus vers la perfection, par la magie de son cadeau, ça fait sens, pas vrai ?

 

De son côté, Alexandre a trouvé une solution pour secouer la contrainte qui lui semble peser sur ses épaules quand il joue avec le cyber-techno-machin. Il le débranche ! 

Dès qu’il est certain que Suzy ne l’entendra pas, il vire ce prof même pas pédago et tente de déchiffrer cette Barcarolle de Chopin, sur laquelle il travaille depuis un bon moment déjà, sans assistance. Enfin, pas tout le temps parce que, quand il rame de trop sur un passage, il s’accorde l’aide offerte par son professeur numérique. Faut pas être complètement obtus, se persuade Alexandre, un peu honteux quand même.

Alexandre, vous l’aurez compris, n’est pas plus que ça un grand fan des technos futuristes, même si sa formation passée d’ingénieur l’invite à la curiosité souvent et à la tolérance… parfois.

 

Après avoir mis en veille sa liseuse qui se souviendra qu’il s’est arrêté à la page 87 de Mythologies, Alexandre tapote sur son oreiller, remonte la couverture et tout en se tournant pour chercher la position qui lui permettra de dormir cette nuit, enfin… peut-être, lance un «Terminé ! ». 

C’est le signal qu’attend sa lampe de chevet pour s’éteindre avec une progressivité apaisante. Alexandre ne peut s’empêcher de grogner intérieurement « saleté de technologie ! » Il sait bien qu’il est en pleine contradiction et qu’il aurait tout aussi bien pu tendre la main vers l’interrupteur, mais depuis quelque temps déjà, il se sent irritable sans comprendre vraiment pourquoi. 

La fatigue ? Peut-être… 

De fait, il dort mal depuis des semaines, se réveille en pleine nuit avec les paupières lourdes et une furieuse envie de pisser, et il lui arrive de plus en plus fréquemment de devoir étirer ses jambes dans le lit pour combattre des crampes naissantes. Décidément, il va bien falloir qu’il consulte. Dans le noir, il prononce à haute voix « prendre rendez-vous avec Jean-Michel dès que possible ». Il sait qu’il trouvera demain sa demande retranscrite avec exactitude sur l’agenda de son téléphone et qu’une sonnerie-alerte accompagnée d’une notification en milieu d’écran l’incitera à appeler rapidement son vieux pote toubib. La modernité, de temps en temps, ça a quand même du bon, se dit Alexandre en fermant les yeux.

 

Jean-Michel et lui se connaissent depuis toujours. Enfin, depuis très très longtemps. Depuis la communale, la 7ième plus précisément. On dit CM2 maintenant. Mais dans leur temps, songe Alexandre, les classes se déclinaient comme un vrai compte-à-rebours, 11, …, 5, 4, 3, 2, 1 s’achevant par Terminale, avec un décollage autorisé grâce au Bac. 

Jean-Mi a choisi médecine après le Lift off, autant dire un voyage interplanétaire du point de vue d’Alexandre qui, lui, s’est contenté d’une petite mise en orbite, passant les concours pour faire une école d’ingénieur. La facilité, en quelque sorte…

La facilité et l’amitié les ont conduits tous deux, quelques années plus tard, à établir l’un comme patient et l’autre comme médecin-référent. Une bonne idée ? Va savoir ! Tant que tout va bien et qu’il ne s’agit que de grippe, d’évolution lente du taux de cholestérol ou, avec l’âge, de courbatures et de baisse de la libido… Mais si un jour, l’un croit diagnostiquer quelque chose de plus grave à l’autre, de plus difficile à annoncer, l’amitié ne risque-t-elle pas de conduire à l’erreur, à l’évitement, au défaut de prescription ? Ensemble, les deux amis s’étaient posé la question, en vrais cartésiens agnostiques qu’ils se targuent d’être tout deux et la seule réponse qui leur était venue à l’esprit avait été : « C’est possible ! Mais on s’en fout ! »

Les consultations, une fois par trimestre, furent pendant des décennies celles des analyses de sang qui ne mesurent que le lent vieillissement d’Alexandre et des parties de rigolade sur tout un tas de sujets, non médicaux pour l’immense majorité d’entre eux.

 

Bradley jr Burry, commercial chez DC, a répondu : un Zoom est proposé au cours duquel ils vont convenir d’un rendez-vous en présentiel qui permettra d’affiner le besoin. Alexandre découvre lors de ce premier contact le visage de Bradley sur l’écran. Une bonne bouille rondouillarde, des yeux d’un vert pâle, comme délavé, presque hypnotique, avec une grande bouche lui permettant d’afficher un sourire quasi permanent. 

La quintessence du commercial dans toute sa splendeur, ne peut s’empêcher de penser Alex.

- Si lundi prochain vous agrée (Alexandre note la formulation un tantinet ampoulée), je viendrai vous décrire les mérites de nos produits du futur. Puis-je demander ce qu’il espère obtenir de la domotique et autres agréments concoctés par Deer Robotics ? 

 

L’emploi de la troisième personne du singulier pour s’adresser à lui surprend un peu Alexandre ; il balance sans trop réfléchir :

             - Me soulager de tas de trucs que je n’ai plus envie de faire ; tondre la pelouse, repeindre les volets, désherber l’allée, réparer les petites pannes d’électricité et les grosses fuites de plomberie, dé-mousser les tuiles du toit, faire les courses et la bouffe quand Suzy est à court d’inspiration… Est-ce qu’il comprend ce que je veux dire ?

 

Alexandre constate que la troisième personne du singulier, pratiquée malicieusement en retour, a surpris Bradley ; ses yeux se sont plissés, juste le temps de comprendre que le client s’adressant ainsi à lui a la vivacité qu’il faut pour être, peut-être, un négociateur coriace. « Un partout, balle au centre ! » ricane Alexandre intérieurement.

- Beau programme et sacré challenge à relever !

 

Le gars de DEER Robotics a rapidement retrouvé ses esprits et déclare avec emphase (on se doute qu’elle est très en rapport avec la solution qu’il va proposer et dont le montant sera certainement pharamineux) :

- Je crois savoir ce qu’il lui faut (ben tiens !!!) … On voit tout ça lundi, chez lui, d’accord ?!

 

Pourquoi j’ai répondu ça ? se demande Alexandre après avoir quitté la réunion et éteint son ordi. Toutes ces tâches l’occupent, voire lui plaisent, enfin… la plupart du temps. Elles font partie de sa vie, de son quotidien. 

Que ferait-il de sa retraite, sinon ? 

Mais peut-être est-ce cela qui le chiffonne, précisément : une existence ponctuée par le bricolage, les tâches ménagères, sans plus trop de perspectives et encore moins de projets. Il y a bien le piano, mais maintenant que Suzy lui a un petit peu ôté de cette dernière liberté qui lui reste, avec son cadeau… Il finit par admettre que ce qui le gonfle, c’est le plaisir que trouve Suzy à utiliser plus que de raison son chevalet holo-bidule-truc, quand lui trouve un secret plaisir à cultiver une forme de révolte existentielle. Dans le fond, il aimait bien les imperfections des peintures de Suzy, ses tableaux d’avant l’émouvaient plus qu’il n’aurait su dire. L’idéal n’est pas dans l’absence de maladresse ou de naïveté, se dit Alexandre avec un peu plus qu’une pointe de regret. 

 

Avec un brin de perversion, il cherche par avance des réponses à ses propres questions : comment sa Suzy accueillera-t-elle le remplaçant infatigable, fourni par DR, qui est sur le point d’entrer dans la maison. Se satisfera-t-elle d’apprendre que son homme n’a plus rien d’autre à faire qu’affiner sa technique au piano pour jouer du Chopin comme Samson François… enfin presque ! Ne s’agacera-t-elle pas de la soudaine et ostensible oisiveté de son époux, ou pire encore, d’une occupation musicale devenant monomaniaque ?

 

Jean-Michel l’accueille avec un sourire qu’Alexandre ne trouve pas très franc. Et Jean-Mi semble bizarrement pâlichon. C’est le qualificatif qui lui est venu à l’esprit. Lui aussi est peut-être fatigué. Après tout, on a le même âge ! Qui s’occupe de Jean-Michel quand il a un problème de santé ?  Quis custodiet ipsos custodes[1] ?  s’interroge soudain Alexandre, qui a fait du latin jusqu’en 3ième.

En entrant dans le cabinet de son ami, il se sent soudainement soucieux et ce n’est curieusement pas pour lui-même.

- Assieds-toi, s’il te plait déclame Jean-Michel avec un geste de la main un tantinet théâtral pour désigner le seul fauteuil faisant face à son bureau. 

 

C’est vraiment too much ; ils s’en rendent compte presqu’en même temps, se regardent et éclatent de rire.

 

- La vache ! Je préfère qu’on démarre comme ça, parce que ce que j’ai à te dire n’est pas marrant, dit le toubib en s’essuyant les yeux par-dessous ses lunettes. Tes PSA sont dans le zag, mon ami, et ça, c’est pas bon, pas bon du tout.

- Merde !!! Ma prostate, c’est ça ? Et alors ? Cancer ? C’est grave ?

- Ça dépend comment on voit les choses. Si on t’opère, côté cancer, on devrait régler le problème. Mais si on ne t’opère pas, in finememento mori[2] (Jean Michel a pratiqué puis abandonné le latin en même temps qu’Alex).

 

Alexandre regarde son vieux pote droit dans les yeux, et conscient des efforts que ce dernier vient de faire pour avoir l’air professionnel et en même temps compatissant, il éclate de rire à nouveau, entrainant son copain dans son délire.

Deux bonnes minutes plus tard, séchant leurs larmes et reprenant une respiration à peu près normale, ils parviennent enfin à examiner la situation avec le sérieux qu’elle mérite.

 

- Bon, sans déconner, voilà ce que je te suggère. On te fait passer sur le billard disons début de semaine prochaine. Tu récupères et tu rentres chez toi à la fin du mois. Ça te va comme ça ?

 

Alexandre n’a pas osé parler à Suzy ni de sa très prochaine opération chirurgicale ni de son acquisition d’un humanoïde 5ièmegénération, faite lundi dernier après que Bradley jr Burry lui en a fait signer la commande, pour une bagatelle d’environ 30.000 €. Pour l’intervention, elle s’inquièterait et Alex aime trop Suzy pour lui causer du souci trop longtemps ; il lui dira tout juste avant de partir pour la clinique. Pour son achat, il ne sait que trop que ça va la contrarier. Pas par crainte d’une réaction concernant le prix, exorbitant il faut bien en convenir, même s’il a obtenu de BjrB une substantielle remise. Non ! Suzy se fiche des questions d’argent à peu près comme de son premier chéquier. Elle a eu la chance de naître fille unique dans une famille au patrimoine disons… confortable depuis au moins trois générations. Mais Alexandre sait que son serviteur-robot va chambouler leur quotidien, c’est certain, et Suzy n’a jamais supporté la simple idée d’avoir une femme de ménage : elle va rentrer chez moi, je ne veux pas qu’elle touche à mes affaires, je ne vais plus rien retrouver, je devrai de toute façon repasser derrière, etc. … 

Alors, comment va-t-elle réagir lorsqu’elle va se trouver nez à nez avec Albert ? Alex a en effet programmé sa machine pour qu’elle réponde à ce prénom en pensant au valet de chambre d’Arsène Lupin, incarné par Jacques Duphilo dans un film de la fin des années 50. Majordome d’un voleur, voilà qui lui ira comme un gant, à Albert. 

Car qu’est-il d’autre, lui, Alexandre, qu’un voleur, escroc ayant choisi un complice servile missionné pour lui subtiliser une bonne partie du temps utile de sa propre vie ? Il se sent misérable, penaud. 

Albert est arrivé dans une grande caisse en aluminium, matelassée à l’intérieur pour que le robot ne subisse aucun choc avant sa mise en route. La boîte ressemble un peu à un cercueil posé à la verticale, pense Alexandre quand il l’a faite déposer dans son garage, son antre devrait-on dire, un jour où Suzy est allée rendre visite à sa mère. 

Ni vu ni connu… Il va pouvoir apprivoiser la bête avant d’avouer à sa chère et tendre qu’ils ont maintenant un domestique à leur disposition. Le robot est bluffant de réalisme. Ce qu’ils arrivent à faire de nos jours avec de la fibre de carbone et du silicone, Alex n’en revient pas. Pourtant, Bradley l’avait prévenu :

- Vous verrez, il n’y a pratiquement aucun moyen de le distinguer d’un être humain, vous seul le saurez si vous souhaitez rester discret à ce sujet !

 

Et il avait raison. Albert ressemble à un bel homme d’un mètre quatre-vingt, physiquement bien bâti, cheveux châtain foncé, yeux marrons (tiens, pas comme sur la pub ?!), aux mouvements traduisant une élégance pas le moins du monde ostentatoire, vous regardant droit dans les yeux mais sans que vous en soyez gêné, peut-être grâce à ce sourire à peine esquissé qui semble dire : « Aie confiance en moi ! » J’aurai peut-être dû l’appeler Kaa, s’amuse Alex.

Albert est vêtu d’un costume sobre, bien taillé, d’un gris élégant et discret qui jure un peu avec l’ambiance plus artisanale du garage. Alex se dit qu’Albert pourrait être qualifié de beau mec. Il chasse de son esprit cet instant de trouble et se recentre. Allez, je le démarre. Pas de notice, c’est le robot qui le guide pour sa propre initialisation :

- Quel nom souhaitez-vous me donner ?

- Albert

- Où voulez-vous que je stationne lorsque mes tâches sont accomplies ?

- Ici

- Quelles que soient ces tâches, il vous suffira de me les indiquer oralement pour que je m’en occupe, mes bases de données me permettent de les réaliser sans erreur, soyez rassuré !

- Parfait

- Comment voulez-vous que je m’adresse à vous ?

- Monsieur ? (Alexandre a presque honte, mais c’est tellement marrant, de jouer les maîtres tout puissants)

- Y a-t-il un autre humain à qui je devrai obéir ?

- Ma femme, Suzy

- Etc …

 

Bon, il va bien falloir maintenant que j’explique tout ça à Suzy. Alex frissonne ; dès qu’elle revient de chez sa mère ? Ne pas lui laisser le temps de protester ; la cueillir à froid !!! 

Tiens, une idée, Albert va préparer le dîner, avec les bougies et tout, elle n’osera pas se mettre en colère…

 

Raté ! Pas le dîner aux chandelles, Albert a été parfait. Mais Suzy s’est quand même mise en colère, qu’est-ce que c’est, cette histoire ? Un robot ! Je n’en veux pas chez moi ! … Heureusement, pas trop longtemps ; Albert est arrivé avec un plateau sur lequel étaient disposées deux coupes de champagne et, un brin solennel, a doucement proposé :

 

- Madame Suzy, Monsieur a pensé vous faire plaisir en vous offrant ce dîner. J’espère que vous serez satisfaite ? Une coupe de champagne, pour commencer ?

 

Suzy a fondu et Alexandre a intérieurement remercié Albert. Pour sa première, il a été au top, vraiment. 

 

Chaque soir, Albert, selon les consignes reçues, vient se mettre en veille dans le garage. Il reste là, au milieu de la pièce, debout. Les robots ne ressentent jamais la fatigue ; il leur est donc inutile de s’assoir et encore moins de s’allonger, sauf si on leur demande expressément. Le garage double d’Alexandre, c’est son domaine réservé. 

Une moitié du moins, car l’autre moitié sert à ranger sa Jaguar électrique, pour la protéger des intempéries et aussi… pour la brancher. Une petite folie qu’Alex s’est offerte, sur un coup de tête, en sortant du cabinet de Jean-Michel, quand son pote a admis qu’une des conséquences de son opération serait très probablement une perte définitive de virilité :

- Désolé, mon vieux, mais c’est aussi à ça que sert la prostate, alors, quand on l’enlève…

 

Alexandre a compris. S’il ne l’a pas pris trop mal, c’est qu’il n’est plus tout jeune. Suzy ? Elle n’a plus guère d’exigences dans ce domaine depuis un certain temps, même s’il faut bien admettre qu’il doit y être pour quelque chose ; alors il a accepté l’idée et faute de mieux, il a fait le deuil de sa sexualité grâce à un mécanisme classique de transfert psychanalytique : il s’est payé une bagnole, non, plus que ça, une Jaguar X4dE (comme quatre roues directrices, avec un moteur électrique sur chaque roue), une merveille ! 

 

Un splendide fantasme consolateur, cette Jag’!

 

L’autre partie du garage, celle où Albert vient se reposer, enfin, se poser plutôt, c’est le petit monde qu’Alex a organisé à son image. Tout y est placé avec méthode et minutie, chaque outil est repérable quasi instantanément et accessible aisément. 

Un établi en bois massif occupe toute la largeur du mur du fond, et sur le mur de droite, une série d’étagères métalliques accueillent les accessoires, bocaux, produits, … tout ce dont un bricoleur averti ne peut se passer et aussi tout ce qu’il se refuse à jeter. Par souci du détail, Alexandre a cru bon d’étiqueter les différents secteurs de rangement, espacés de 60 centimètres sur toute la longueur de chacune des étagères. Ces repères sont sans aucun intérêt pour lui (il sait parfaitement où se trouve chaque chose) mais il craint toujours que Suzy ne vienne, pour on ne sait trop quelle raison, chercher par exemple une bouteille de white spirit et qu’elle ne sache pas où la remettre après usage. Et cette seule perspective suffit à rendre Alexandre fou d’inquiétude. Les étiquettes sont donc une sorte de paratonnerre, une arme défensive contre une possible défaillance de son épouse. Défaillance improbable, puisque Suzy se garde bien d’approcher le garage du côté réservé à Alex, comme du côté Jaguar X4dE d’ailleurs. Suzy est une femme prudente et avisée…

 

Un jour cependant, Alexandre a bien cru défaillir en constatant un chamboulement dans le magnifique ordonnancement de son univers perso : les étiquettes avaient disparu !!! 

 

- SUZYYYY !!! 

- Oui ? T’es où ?

- Dans le garage ! Qu’est-ce que tu as fait des étiquettes ?

- Les étiquettes ?

- Fais pas l’idiote ; tu sais bien ; les étiquettes des étagères, pourquoi tu les as enlevées ?

- Je n’ai rien touché, Alex. Dieu m’en garde…

 

Suzy, bien qu’athée, appelle Dieu et ses assistants à la rescousse chaque fois qu’elle se sent en situation délicate ; mon Dieu j’ai oublié d’éteindre le four ; Seigneur, tu n’as tout de même pas invité ta mère sans me prévenir ; par tous les Saints, jamais je ne dirais un truc pareil… elle y voit comme un écran protecteur aux pires circonstances de la vie, ça la rassure.

Mais, alors, c’est qui ? 

Moi, Monsieur, déclame un brin grandiloquent Albert, surgissant dans le dos d’Alex. Il a entendu les invectives - désolé - il n’a pas eu le temps de prévenir Monsieur - les pavés de l’allée à passer au Karcher - il allait lui dire juste après – ce n’est pas grave j’espère - il s’excuse…

Alexandre a senti sa colère fondre en regardant Albert, le Karcher dans une main, le bidon de désherbant dans l’autre, mais toujours tiré à quatre épingles dans son immuable complet gris clair. 

Comment fait-il ? La réponse est dans le dépliant livré avec le robot par Deer Robotics, mais Alex n’a jamais pris le temps de la lire :

« Vêtements autonettoyants infroissables, on peut pour un modeste (?) supplément bénéficier d’une gamme plus large de tenues que le robot choisira de porter en rapport avec les différentes activités qui lui auront été confiées, commande qui sera honorée dès le lendemain de la réception du paiement par carte bancaire ou virement bla bla bla… »

- Pourquoi avez-vous fait ça, Albert ? Je ne vous avais rien demandé.

- Monsieur, si le moindre objet est remis à la mauvaise place, je m’en rendrai compte immédiatement. J’ai tout photographié, si je puis dire, dès que je suis entré ici. Et une mauvaise lecture par tout autre que vous de ces étiquettes risque INÉVITABLEMENT de créer des confusions en termes de rangement. Cette démarche simplificatrice rentre donc dans mes attributions d’aide implicite. Ma programmation, vous comprenez ? Je suis à votre service pour prolonger vos désirs et me substituer à vous pour votre plus grand confort, qu’il soit physique, psychologique ou émotionnel…

 

Alexandre comprend bien cet argumentaire, même sérieusement ampoulé, d’Albert, intellectuellement du moins. Mais, en même temps, ça le chagrine. Il ressent cela comme une perte d’autonomie, sinon de pouvoir. Comme avec le cyber moniteur de son piano, il sent son espace perso se restreindre. 

Ne risque-t-il pas de découvrir au fil du temps d’autres décisions de cet ordre qui ne le satisferaient pas tant que ça ? Bien sûr, il a commencé à trouver confortable qu’Albert aille au-devant de ses envies pas même formulées, mais il se promet de réfléchir à une manière d’indiquer au robot les limites à donner à ce genre d’initiatives. 

 

- Bon ! Tout s’est bien passé ; ablation de tout ce qui était malin, cicatrisation… tu pourras sortir demain.

 

Jean-Michel a le sourire aux lèvres. Un sourire de médecin content du résultat pour son patient. Il y a des circonstances où le professionnel prend le pas sur l’ami, se dit Alexandre, et il lui semble bien vivre une de ces circonstances-là.

 

- OK, mais maintenant, je ne suis plus tout à fait comme avant, quand même, enfin, avant j’étais…, je veux dire… bredouille Alex. 

 

Et ce salaud de Jean-Mi qui garde son sourire de toubib ! Bon, Alexandre pardonne ; il se dit que Jean-Mi doit forcément être gêné pour son pote et que sa grimace est censée cacher un légitime embarras.

 

- Écoute, on verra… y’a des techniques qui peuvent… fonctionner ; si tu veux bien, on attend un peu et on en reparle, d’accord Vieux ?

 

Le moral d’Alex n’est pas au plus haut. Dans le taxi qui le ramène chez lui, il rumine une frustration qui pourrait se transformer en colère sourde en un rien de temps. Mais Suzy est là, qui l’attend, dehors, les mains jointes pour ne pas montrer qu’elles tremblent. Elle lui sourit et ce sourire-là ne ressemble pas du tout à celui de Jean-Michel, une heure auparavant. Alexandre sent son cœur se réchauffer face à ce qu’il traduit aussitôt comme une preuve d’amour et de complicité. Suzy lui souffle à cet instant, sans un mot, tout va bien mon Chéri !!!

Il se sent incapable cependant de l’en remercier tout de suite comme il devrait, en la prenant dans ses bras et en l’embrassant. Parce qu’il craint trop de se mettre à pleurer bêtement, il préfère se réfugier dans son antre pour se laisser le temps d’évacuer ce sentiment honteux de mâle blessé dans son amour-propre, d’orgueil écorché. Suzy comprend et une nouvelle fois, ne dit rien. Lui laisser du temps...

Albert est là, au repos, au centre de l’atelier-garage. Les quelques jours d’absence de « Monsieur » lui ont permis de faire tout ce qui était à faire et même plus encore. La maison est nickel-chrome.

 

- Heureux de vous revoir, Monsieur, et de savoir que votre opération s’est bien passée. J’imagine que vous allez avoir de nouvelles consignes à me donner, par voie de conséquence ; vous avez eu le temps d’y penser, certainement… 

 

« Comment ça, par voie de conséquence ? » s’agace Alexandre. « Qu’est-ce qu’il sous-entend, le larbin ? » Déjà pas au mieux, il semble à Alex que rien ne va plus ; il a les nerfs à fleur de peau. « Allez, mon grand, respire ! » Il cherche à retrouver son calme et c’est à ce moment précis qu’il se souvient de ce qu’Albert lui avait dit de sa programmation, de sa vocation à se substituer à lui pour son plus grand confort, qu’il soit physique, psychologique ou émotionnel…

 

- Te substituer ? Là, tu rêves, mon gars, grogne Alex 

 

Il jette un œil sur les étagères de son antre, repère l’endroit où, il y a peu, était étiqueté en lettres majuscules OUTILS DEPANNAGE AUTO. « Elle est bien à sa place » se satisfait Alex, heureux de trouver du réconfort dans sa rigueur maniaque et de voir la lourde clé à écrou du cric de la Jag’ exactement là où il l’avait rangée. Il tend la main, saisit l’outil et, d’un geste large mais précis, déterminé, Alex assène avec son arme improvisée un coup sec, violent et fatal sur le crâne d’Albert. 

 

- Alex ? s’inquiète Suzy en entendant ce drôle de bruit mat, ça va ? Tu n’as besoin de rien ?

 

Besoin, envie, dans le cerveau bouillonnant d’Alex, les mots se mélangent mais, soulagé, soudainement libre, Alex murmure autant pour lui-même qu’en direction de Suzy :

 

- Juste de toi, Chérie, juste de toi…



[1]  Qui gardera les gardiens ?

[2] À la fin, souviens-toi que tu vas mourir