mercredi 19 avril 2023

Souvivre

 Jo soupèse son arme encore une fois, machinalement, en vrai pro. Puis il la replace dans son étui. Il réajuste la fine lanière de cuir qui sert à maintenir fermement le fourreau sur le bas de sa cuisse droite ; il ne s’agit pas de manquer la crosse au moment fatidique… Cette fois, c’est la bonne. Phil l’a provoqué à de trop nombreuses reprises et il va bien falloir trancher : qui est le boss, dans cette ville ? Phil ? Un sacré pistolero, dit-on, mais pas de quoi impressionner Jo qui en a vu d’autres.

Jo a déjà plusieurs combats à son actif et il en est toujours sorti à son avantage. Phil, c’est certain, quoi qu’on pense ou dise, n’échappera pas à cette règle. Jo est sûr de son fait.

Arrivé sur le palier, il cligne des yeux en affrontant la lumière du dehors puis les lève vers le ciel : beau temps légèrement voilé, le soleil au plus haut ; il n’aura pas à tenir compte de son positionnement lorsqu’il fera face à son adversaire, et pas d’éventuels reflets parasites dus aux fenêtres des bâtiments environnants. Tant mieux, se dit Jo ; Phil a une réputation d’artiste pour choisir à son avantage le terrain et la moindre opportunité que la configuration des lieux pourrait offrir. Il l’a vu à l’œuvre, à plusieurs reprises ; un tueur d’élite, ça, c’est du garanti sur facture ! Et ses adversaires l’ont chaque fois payé au prix fort.

Jo marche à pas comptés en direction du parc ; c’est là que va se dérouler leur ultime face à face. Le parc et ses bosquets, ses arbres, ses petits murets propices à fournir des cachettes et des obstacles aux tirs de l’assaillant. Un bon endroit pour vaincre ou mourir…

L’assaillant, aujourd’hui, c’est lui, car Jo sait que Phil est déjà sur place. C’est son voisin Henry qui l’a prévenu ; en voyant Jo sortir de chez lui, Henry est venu au-devant de lui :

-       Je l’ai vu, Jo ! Il s’est assis un bon moment sur le banc du square, tu sais, en jouant avec son pistolet, tranquille, et puis il a filé vers l’entrée du parc. Depuis, il n’est pas ressorti, je l’aurais vu.

-       Merci Henry, merci !

Jo se dit qu’il a finalement pas mal d’amis dans cette ville qui le verraient volontiers mettre à terre cette canaille de Phil. Un petit goût de vengeance par procuration, peut-être !

Le petit portillon d’entrée du parc couine lorsque Jo le pousse pour entrer, et claque dans son dos d’un bruit sec en se refermant, par l’effet mécanique de son ressort de rappel. Jo, calme, ne sursaute même pas et sourit intérieurement : au moins, comme ça, Phil sait maintenant qu’il est là. Jo s’arrête. Bonne position, à égale distance des différents spots derrière lesquels Phil pourrait s’abriter, les pieds bien ancrés au sol et les jambes légèrement écartées, les bras le long du corps et la main droite grande ouverte, prête à saisir le pistolet dans son holster. Pas un souffle d’air. Il lui semble que même les oiseaux du parc ont cessé de chanter. Tous ses sens en éveil, Jo se sait prêt à l’affrontement final.

Tout va très vite ; Phil qui sort brusquement de derrière un châtaigner, portant la main à son flingue, Jo qui fait de même, mais juste un peu plus rapidement et qui tire au jugé, à l’instinct, Phil qui arrête son geste en direction de son colt et porte un regard incrédule vers sa poitrine, puis qui s’effondre, un tantinet théâtral, après avoir adressé comme un sourire à son vainqueur.

Un sourire, ou une grimace ? Jo hésite encore lorsque Phil, allongé au sol, redresse un peu la tête et lui adresse d’une voix rauque :

-       Mince ! Tu m’as eu, cette fois, Jo !!!

Jo cherche confirmation de cet aveu en regardant la poitrine de Phil, au centre de laquelle il voit une tache rouge… qui clignote. Phil se redresse un peu plus encore, prenant appui sur ses deux coudes et éclate de rire, entraînant son copain, hilare à son tour, secoué de soubresauts l’empêchant d’éteindre son pistolet laser et son propre capteur à infrarouge resté, lui, au vert.

-       On s’est bien marré, pas vrai Jojo ?

-       Ouais, c’est sûr, mon Philou !

-       On s’en refait une ou tu dois rentrer ?

-       Non, faut que je rentre, sinon mon daron va me filer une avoinée…

Philippe regarde avec un peu de peine et de compassion son copain Joseph ; il comprend ; il ne comprend même que trop.

-       A demain alors ? Okay ?

-       Okay ! Demain on a cours, tu te souviens ? Calcul mental au programme, pas vrai, cowboy ?

-       C’est ça ! trois et trois font… ?

-       Six balles dans mon barillet, Mec ! Moins une, à présent, qu’est-ce que ça te fait ? Moi, je vois bien le résultat, mon gars !

Sans même écouter le « cinq ! » lancé en réponse par son pote, et sans se donner la peine de sourire à sa propre blague, Joseph fait demi-tour, se dirigeant vers chez-lui, rue Caruel de Saint Machin, comme il aime à le dire, avec déjà en tête une perspective plus sombre que les plaisirs partagés il y a seulement un instant.

**

La Commissaire Aulmesse, Nilsi de son prénom, est concentrée sur son ordi. Un rapport à finir, un de plus. Elle ne prend jamais cette partie de son boulot à la légère, parce qu’un rapport mal torché pourrait avoir parfois des conséquences dramatiques, un vice de forme, une maladresse permettant à un avocat consciencieux, voire même à un juge pointilleux de classer l’affaire et de remettre en liberté un de ces pervers que ses collègues et elle ont eu tant de mal à confondre.

-       L a  v I c t i me  a  d é c l a r é…

-       C’est la bonne femme qui s’est fait taper dessus ? demande La-Burne, depuis l’autre bout de la grande salle parsemée de bureaux dits paysagers. C’est elle qui a décidé, à son arrivée comme nouvelle cheffe et dans un souci d’exemplarité managériale, de partager avec ses hommes le même espace de travail.

Ce c… de La-Burne ! Décidément, c’est Cherche-neurone-désespérément qu’on aurait dû lui filer comme blaze, pense Aulmesse, animée intérieurement par l’agacement et le regret de n’avoir pas préféré le burlingue fermé de son prédécesseur. Prédécesseur pouvant parait-il revendiquer les droits d’auteur pour le surnom de La-Burne, selon les dires de plusieurs de ses inspecteurs.

-       N o m b r e u s e s   é c c h y m o s e s  s u r  l e  c o r p s…

-       Chef, vous en avez pas marre, de toutes ces histoires de famille ? Un bon braquage, ça serait quand même plus b… 

La-Burne s’interrompt en plein vol. Pas encore habitué à avoir une femme comme supérieure, mais avec une petite lumière qui s’est quand même allumée au moment de dire… bandant.

-       D’abord, La-B… Inspecteur, ce n’est pas une « bonne femme », c’est une « femme battue », et d’une, et ces histoires de famille, j’appelle plutôt ça des violences conjugales, si ça ne vous dérange pas !!! Mais si vous trouvez que c’est plus rigolo de s’occuper des vols à la tire, je peux peut-être vous mettre sur le coup…

La-Burne sent le danger. La patronne a eu un regard à glacer un flic posté à un carrefour en plein hiver et l’inspecteur préfère opérer une prudente retraite vers la machine à café.

-       … l’ a s s i s t a n t e  s o c i a l e . D e u x  e n f a n t s  …

Les problèmes de violences intrafamiliales sont de plus en plus fréquents dans le quotidien du commissariat et Nilsi tient à prendre sa juste part des tâches ingrates dans ce domaine. D’où sa contribution à la rédaction des comptes rendus d’enquêtes. Pourquoi fait-elle ça ? Parce qu’elle se veut une Commissaire participative ? Ou simplement parce qu’en tant que femme, elle est plus sensible à ces problématiques ? Ou pour des raisons plus intimes encore ? Elle-même ne saurait trop répondre franchement à la question. « Femme un jour, femme toujours » lui a balancé une fois un juge d’instruction en croyant faire de l’humour au sujet d’une de ses prises de position un peu radicales qu’il avait cru bon de qualifier de « genrée ». Le magistrat aux blagues vaseuses se souviendra probablement toute sa vie de la remise en place à laquelle il eut droit de la part de la jeune enquêtrice. On dit que c’est à cette occasion que la Commissaire commença à bâtir sa légende…

Fermant les yeux, un flot mémoriel submerge la policière. Elle inspire à pleins poumons, comme si elle venait de remonter à la surface après une plongée en apnée un peu trop longue. À cet instant, allez savoir pourquoi, une vision de ses parents surgit ; ils sont main dans la main, tout sourires ; une photo qui date de leur mariage et qu’Aulmesse se souvient avoir vue, enfant. Une photo prise un an avant qu’ils aient leur fille unique… elle, Nilsi. 

Les vaches ! « Fille un jour mais fille jamais » ricane-t-elle en son for intérieur. Par un hasard lourd de sens, elle reprend sa frappe là où, il y avait maintenant un bon quart de siècle, une assistance sociale à l’enfance avait justement rédigé son avis concernant la petite fille maltraitée :

-       R e c o m m a n d a t i o n  d e  p l a c e m e n t …

Nilsi Aulmesse sait bien qu’elle outrepasse ainsi son rôle de Commissaire en suggérant dans son rapport cette solution. Le signalement pouvant aboutir à cette mesure exceptionnelle de protection est du ressort du procureur. Mais comment ne pas bouillir en pensant à ces pauvres mômes, dont la vie va basculer parce qu’une pourriture ne contrôle pas ses nerfs ? 

Pour elle, ce placement en foyer, ça avait été la chance de sa vie. Peut-être que sinon, elle serait morte sous les coups, ou aurait viré en une version moderne d’un Billy the Kid au féminin. Qui peut savoir ? La Commissaire respire de nouveau un grand coup, chasse ses idées noires et ses envies de meurtre sur la personne de La-Burne, et met un point final au rapport référencé 25-2023-A.

25… Et on est seulement en Mars, soupire Nilsi, dont les idées noires reviennent l’assaillir bien plus vite qu’elle ne l’aurait souhaité.

**

Philippe et Joseph sont amis depuis le CM1. Avant, les parents de Philippe, Alexandre et Juliette, habitaient Paris, mais ils avaient décidé de s’éloigner un peu, juste un peu, des frontières de la Capitale. En banlieue Ouest, ils espéraient trouver un air plus pur, moins de bruits automobiles, plus de relations sociales avec le voisinage. Et cela avait été le cas au Chesnay. Quant à Philippe, un temps dérouté par la séparation d’avec ses petits copains de l’école Musset, il s’était vite remis grâce à son jeune âge, sa faculté d’adaptation et sa rencontre avec Joseph. Joseph habitait la commune depuis toujours. C’est du moins ce qu’il avait répondu, lorsqu’était arrivé son tour, à la demande de la maitresse. Chaque élève de la classe de CM1-A devait se présenter : 

-       Donnez votre prénom, votre nom, votre date de naissance (nous fêterons vos anniversaires tous ensemble) et votre lieu de naissance…

Philippe a tout de suite repéré Joseph, parce qu’ils étaient nés le même jour. Et pas n’importe quel jour : le 03 Mai, jour de la Saint Philippe. Un signe, non ?

Les deux gamins, bientôt amis à la vie à la mort, ont des tas de points communs : mêmes cheveux bruns jamais coiffés autrement qu’en pétard, plutôt petits mais costauds pour leur âge, dissipés pendant les cours mais vifs dès qu’il s’agit de deviner plutôt que de réciter, courageux (deux CM2 qui les avaient cherchés à la récré s’en étaient douloureusement rendu compte) et solidaires (là, c’est leur maitresse qui s’en était aperçue en comparant leurs devoirs respectifs, curieusement similaires). Deux braves petits gars avec aussi de l’humour en partage.

Joseph est le type même du copain en or. Toujours de bonne composition, prêt à vous proposer des tas de jeux marrants et toutes les aventures possibles dans le pourtant strict périmètre de la cour de récréation. Phil a tout de suite adoré suivre Jo dans ses délires d’évasions s’achevant toujours trop tôt, à cause de la cloche qui en sonnant la fin de la récré leur intime l’ordre de revenir en classe.

Jo est par ailleurs doté d’une quantité astronomique de jouets de toutes sortes, qu’il aime à faire partager à Phil quand l’école est finie. Joseph aime jouer dehors. Philippe l’a invité cent fois chez lui, mais jamais Jo ne lui a « rendu l’invitation ».

-       Mon père travaille à la maison sur son ordinateur et il veut pas être dérangé…

La pratique du télétravail s’est beaucoup développée ces dernières années et même les parents de Phil s’y sont mis, au moins deux jours par semaine. Le père de Jo, lui, c’est « tout le temps », a déclaré Joseph à Philippe avec une solennité peu coutumière ne souffrant pas la moindre relance. Phil et Jo jouent donc ou chez Phil, ou dehors. Et Le Chesnay offre, il faut bien le dire, un champ des possibles extrêmement conséquent à nos deux garnements. Les bois, les parcs, les aires de jeux ; selon la saison et la météo, les jeunes amis y trouvent matière à occuper tout leur temps libre. Un jour, au tout début de leur relation amicale, Philippe avait demandé à son copain comment il se faisait qu’il ait autant de jouets à sa disposition.

-       Mon père m’en offre souvent, pour me consoler…

-       Consoler de quoi ? avait interrogé Philippe

Joseph s’était renfrogné une seconde puis, avec un sourire venu étrangement et rapidement éclairer sa juvénile frimousse, avait répondu :

-       D’avoir plus de Maman !

Phil n’avait pas renchéri, prenant sans doute conscience à ce moment dans sa jeune cervelle qu’il y a des questions qu’on ne doit pas poser, quand on est en CM1. Un jour, plus tard, peut-être au collège, dans un siècle donc…

Une fois, cependant, comme ils passaient devant le cimetière, Phil osa un :

-       Elle est là, ta Maman ? 

-       Je sais pas ! bougonna Joseph

Phil se tourna, plongea son regard dans les yeux de son copain et crut y voir une vérité qui n’était pas celle-là, mais qu’il serait risqué à ce moment d’aller chercher. L’amitié, même quand on n’est pas encore grand, c’est d’abord accepter les silences. Phil se tut, une seconde au moins, puis demanda :

-       On va faire du toboggan ?

**

En rentrant de son travail, la mère de Philippe a trouvé les deux complices en train de jouer à la PlayStation. Et leur fait donc la remarque que toute mère digne de ce nom ferait en de telles circonstances :

-       Vous avez fini vos devoirs, les garçons ?

-       Euh, pas tout à fait, M’man, mais Joseph va bientôt partir, de toute façon.

Joseph sursaute et son visage marque soudainement de l’inquiétude. Il n’a pas vu passer le temps avec son ami.

-       Mince, mon père va être rentré !!!

-       Je croyais qu’il bossait chez vous ? interroge la maman de Philippe, un peu surprise.

-       Oui ; il est juste sorti pour faire les courses ! répond Joseph après une brève hésitation. Je dois y aller. Salut Phil ! Au revoir, Madame !

Et Jo enfile son manteau et enfonçant son bonnet sur son crâne, quitte avec précipitation l’appartement des parents de Phil en claquant la porte derrière lui.

-       Dis donc, mon Philou, j’aimerais bien que tu sois aussi rapide que lui quand on te demande de rentrer.

-       C’est que lui, c’est son père qui l’attend.

La mère de Philippe trouve la réponse de son fils surprenante, curieusement…définitive :

-       Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que moi, mes demandes ne comptent pas ? Je ne suis peut-être pas assez sévère avec toi ?

-       Non. C’est que son père, à Jo, lui, il est très très sévère, c’est tout !

-       Très très sévère ? C’est-à-dire ? Trop ?

-       Y’a quoi pour dîner, M’man ?

Pas la peine d’insister, se dit Juliette, en se jurant néanmoins de revenir sur le sujet un autre jour ; son fils lui a semblé vraiment bizarre, dans sa façon d’éluder sa question…

**

Le lendemain, Phil raconte à Jo que sa mère s’est inquiétée et cherche à convaincre son ami de lui parler de ce qui se passe chez lui, quand il rentre trop tard ou n’obéit pas assez vite.

-       Tu sais, elle pourrait peut-être en parler à mon père. Il irait voir le tien et ça s’arrangerait. Tu crois pas ? 

-       Non !!! Le paternel serait fou de rage et après, c’est moi qui vais déguster !

-       Il n’a pas le droit. Mon père est policier. Un policier, ça peut obliger à être plus gentil, j’en suis sûr !

Phil avait fini par découvrir ce que son copain cherchait à cacher, par hasard ou presque. Un soir, après une partie de basket mémorable, il avait raccompagné son pote jusque devant chez lui et le père de Jo était là, dans le hall, avec un sac Super U posé à ses pieds, s’apprêtant à ouvrir la porte de l’appartement. Philippe n’avait jamais rencontré le père de Joseph, mais sut tout de suite que c’était lui en voyant la panique sur le visage de son copain.

-       C’est à c’t’heure-là que tu rentres ? Tu sais ce qui va t’arriver, Joseph, tu le sais, ça ?!

Et joignant le geste à la parole, il s’apprêtait à gifler Jo avec la main tenant son jeu de clés quand il vit que Phil était juste derrière son fils. Se ravisant, il sourit en direction du jeune garçon et avec un ton soudainement adouci déclara :

-       Allez Joseph, passe devant ; on va s’expliquer à la maison. File !!!

Jo jeta un coup d’œil plein d’effroi dans la direction de Phil et murmura un « pardon, Papa » qui glaça le sang de son ami.

Quand, le lendemain, Phil demanda à Jo comment il pouvait supporter sans rien dire la sévérité de son paternel, Joseph avait répondu : « Pour souvivre ! ». 

Phil ne connaissait pas ce mot et crut d’abord que Jo avait voulu dire « survivre », mais non. C’était à ce point éloigné de leurs préoccupations de gosses et en même temps tellement étrange, tellement exagéré, non, pas exagéré, plutôt inimaginable, que Philippe pigea, instinctivement, et cela lui arracha des larmes. 

Survivre, souvivre, c’est pareil, enfin, pas tout à fait pareil, au fond !  La fin de l’innocence…

**

Jo, petit bonhomme, très tôt, trop tôt, avait appris. Très peu de temps après que sa mère les eut quittés, il avait deviné le transfert qui allait s’opérer, avant même de le vivre ; le transfert des colères, le report des coups. Il lui fallait donc éviter, supporter, amoindrir, sans jamais savoir à quel moment ça allait venir. Comment un gosse peut-il dépasser la tristesse et s’amuser quand même, en étant incapable de raconter quoi que ce soit à qui que ce soit ? Jo se l’était demandé pendant des mois, des années et puis la réponse, un début de réponse était miraculeusement venu grâce à sa rencontre avec Phil. Son nouvel ami représentait sa vie du dehors, sa vie tout court en fait, puisqu’il n’en avait pas vraiment d’autre. Avant Phil, il n’avait jamais eu personne à qui parler. Bien sûr, il cachait encore à Phil un peu de l’essentiel, cet essentiel intime qui est indicible, parce que même à son seul ami, on ne doit pas trop avouer de choses. Quand on vit ce que vit Jo, on apprend hélas qu’un mot de trop, un secret qu’on vous promet de tenir, une confession qui vous échappe, peuvent devenir cauchemars. Jo se contentait donc d’une superficialité laissant parfois émerger une demi-vérité, une vérité adoucie plutôt, dont il savait que Phil se contenterait en la comprenant malgré tout. Phil l’aidait ainsi vraiment à supporter cette partie de sa vie qui n’était qu’une sous-vie. Souvivre, ça voulait dire ça, et Jo n’aimerait jamais assez son pote Phil pour l’avoir deviné.

**

N’ayant pas réussi à convaincre Jo de faire intervenir les adultes et plus précisément son inspecteur de père, Phil avait réfléchi à une autre méthode pour sauver son ami. Trois jours plus tard, bingo ! La solution, c’était… Clint Eastwood !!! Phil s’en ouvrit à Jo et ils tombèrent d’accord ; les deux gamins commencèrent à échafauder leur plan, auquel ils donnèrent un nom de code : « Impitoyable ».

En l’absence des parents, les deux garnements avaient regardé ensemble un western. Un de ces films qu’il était interdit à Phil de visionner, son père ayant pris soin d’ailleurs de ranger le lecteur de dvd dans un placard inaccessible, histoire d’éviter à son fils toute tentation de désobéissance. Alexandre avait juste oublié un détail : la Playstation 5 de son gamin est équipée d’un lecteur Blu-ray…

Un justicier, un ancien virtuose de la gâchette, un qui fait peur aux méchants et qui règle les problèmes, Clint quoi, ça leur avait donné une idée. Se rendaient-ils vraiment compte, ces deux enfants même pas ados de ce que signifiait le fait de choisir précisément ce nom de code, impitoyable, d’être inspirés par ce film, et d’être fascinés par son héros , Clint ? 

**

Ça préoccupe Juliette depuis plusieurs jours. Une drôle d’impression qui persiste. Cela ne lui ressemble pas, à Philou, de leur cacher ce qui le trouble. Alex et elle avaient toujours fait en sorte qu’il ne dissimule jamais ses contrariétés, quelles qu’elles soient.

Ce n’est pas si simple d’obtenir la confiance même de son propre enfant. Il en faut, des : n’aie pas peur, mon Grand - dis-nous, on t’écoute - on ne te grondera jamais si tu nous parles - Papa et moi on est là pour t’aider - on t’aime, tu sais - etc. etc. Et il en faut, des preuves qu’on dit vrai, qu’on mérite justement cette confiance, en toute circonstance.

Juliette pressent un problème : il y a quelque chose qui bloque Philippe, quelque chose de supérieur à la foi qu’il a en ses parents. Son amitié pour Joseph, sûrement. Le refus, fondamental, absolu, de trahir son camarade, son meilleur ami. La première transcendance ressentie par leur cher petit ! Hautement respectable, mais inquiétant, conclut Juliette qui choisit donc de ne pas repartir à la charge du côté de son fils, mais de s’ouvrir de sa gêne auprès d’Alex. Il est toujours de bon conseil sur des trucs comme ça, sa sensibilité de flic faut croire, se dit Juliette. Et elle ne s’est pas trompée ; il a tout de suite mis le doigt sur ce que son épouse n’osait pas s’avouer à elle-même : la famille de Jo, son père je veux dire, y’a un truc pas net, sûr et certain !

Alexandre a obtenu sa mutation au SRPJ de Versailles deux mois avant leur déménagement au Chesnay. Une chance ! Et une commodité, au passage ; un coup de bus, le 2, et il est au boulot en vingt minutes depuis leur nouveau logement ! Il y a rejoint l’équipe de Nilsi Aulmesse. Une sacrée nana, cette Commissaire. Une réputation de flic qui n’est plus à faire au sein de la profession : bosseuse, une vraie teigne n’abandonnant jamais une affaire non bouclée, capable d’affronter la hiérarchie avec une telle conviction qu’elle a toujours le dernier mot. 

Certains prétendent qu’elle est tellement « chien fou » qu’elle fait peur même à ses supérieurs. Et déroutante en plus : un jour on la voit se pointer en uniforme, avec les épaulettes et tout, et le lendemain en jogging ou en tailleur BCBG, ses cheveux (des perruques ? Personne dans le service n‘a pu trancher) changeant de couleur au gré de ses « variations vestimentaires ». Imprévisible ! Bref, une rebelle, fantasque mais bougrement efficace ; elle a, en trois ans, résolu plus d’affaires que ses prédécesseurs en quinze.

Du coup, ses hommes (parmi lesquels deux inspectrices femmes, pour être précis) la respectent et se démènent sans compter pour suivre son rythme endiablé de fliquette haut de gamme.

Alexandre, donc, l’aime bien et se sent suffisamment en confiance pour oser aller lui parler d’un souci, cette chose qui le tracasse depuis sa discussion avec Juliette. Avec son chef précédent, il n’aurait jamais eu l’idée de parler d’un cas perso, trop en marge du boulot pour que ça plaise et encore moins que ça percute :

-       Dites donc, mon vieux, z’avez rien de mieux à faire que de m’emm… avec vos états d’âme ?...

Mais avec « NA ! » (les collaborateurs de Nilsi Aulmesse ont choisi ses initiales comme surnom, trouvant que ça lui allait comme un gant), Alexandre sait qu’il peut y aller. Il la cherche et balaye du regard l’open space. Une grande blonde aux cheveux ondés avec un chemisier rouge carmin et une petite robe en cuir noir discute avec les collègues autour de la cafetière du service, lui tournant le dos. NA ! Ça ne peut être qu’elle, attifée comme ça ! Avec le temps, ils se sont tous habitués à ses fantaisies et font mine de ne plus s’en étonner. D’ailleurs, s’il leur prenait l’idée de faire la moindre remarque, ils sont tous convaincus qu’elle les collerait au mur bien proprement. Donc Alexandre s’approche, toussote pour que NA ! se retourne et demande :

-       Cheffe, je peux vous demander votre avis ?

-       Vas-y, Alex ! TU peux.

La Commissaire a le tutoiement facile et se désole en constatant que ses subordonnés n’arrivent pas à le pratiquer en retour. Elle s’y est faite, à la longue, mais du coup, elle croit bon d’insister systématiquement sur le TU, pensant que ça finirait peut-être par imprimer.

-       C’est au sujet d’un copain de mon fils…

-       TU cherches une baby-sitter ? Pardon, Alex, mauvaise blague, pardon… Vas-y, Alex, je t’écoute !

**

-       Ça y est ? Tu l’as ?

-       Oui ; mon pater n’y a vu que du feu !

-       Raconte !!!

-       Ben, tu sais, il range son arme de service toujours au même endroit, en haut du placard dans leur chambre, le pistolet à gauche sur l’étagère des taies d’oreillers, et le chargeur à droite, pour éviter l’accident bête, comme il dit. Mais, au milieu de l’étagère, il a aussi conservé un vieux Luger, que son grand-père avait décidé de ne pas rendre à la fin de la guerre, quand son réseau de résistants s’est arrêté. Un flingue piqué aux allemands. Et qu’on n’a pas le droit de garder chez nous, il parait… Phil sourit : j’ai entendu un jour mes parents en parler entre eux, mais je ne suis pas censé le savoir. Un clin d’œil complice à son pote, qui veut dire : « Je ne t’ai rien dit, d’accord ? »

-       Bon, alors ? s’impatiente Jo. Tu montres ? 

Phil sort l’arme de dessous son blouson et la présente, un brin anxieux, à son copain en la tenant suspendue entre le pouce et l’index. Leur plan ? Ils n’en sont pas trop sûrs : intimider peut-être le vieux s’il se montre violent, tirer en l’air si ça tourne vinaigre pour alerter les voisins. En espérant ils ne savent pas trop quoi au juste ; que ça finisse, qu’il arrête, que ça le persuade de plus s’en prendre à Joseph pour un oui pour un non. Jo saisit le Luger par le canon, et le fourre dans son sac à dos. Les deux complices se regardent pour se soutenir l’un l’autre et se quittent sans un mot de plus. L’un retourne vers la rue Caruel de Saint Machin le cœur battant, priant pour que son père ne lui demande pas d’ouvrir son sac comme il le fait parfois, sans raison apparente, simplement pour y trouver un motif de punition. L’autre court vers le domicile familial avec le poids du secret et une sorte de honte. Il a menti, volé ses parents et sent bien que son acte est plus grave de sens que le serait un simple chapardage. 

**

Joseph ouvre la porte de chez lui avec la peur au ventre. Son sac à dos lui parait peser une tonne. Il entend le bruit saccadé et un peu sourd des touches du clavier venant du salon. Son père est là, travaillant sur son ordinateur. 

-       Papa, je suis rentré !

Pas de réponse. Jo file dans sa chambre, extrait le Luger du sac et s’empresse de le glisser entre le matelas et le sommier. Il trouvera une meilleure planque plus tard, mais là, son cerveau bouillonne trop pour réfléchir sereinement. Ouf !!! Juste à temps !!! Son père a ouvert cinq secondes trop tard. Suffisant pour que Joseph ait l’air naturel, assis sur le bord de son lit.

-       Depuis quand t’es là ? Je t’ai dit de prévenir

-       Mais, P’pa, j’ai appelé, en rentrant…

-       Arrête de me la faire. T’es qu’un sale petit menteur, Jo !!! T’es bien comme ta mère !

Et pour bien se faire comprendre, il allonge un coup de poing dans l’épaule droite de Joseph, ce qui le projette en arrière, le crâne du garçon venant heurter les barreaux de la tête de lit.

-       Aïe, crie Jo en portant une main à sa tête, puis en la ramenant pour voir s’il saigne. T’as pas entendu, Papa, j’ai dit que j’étais là, t’as pas entendu, c’est tout. J’aurais dû parler plus fort, pardon. Papa, pardon !

L’adulte, pas ému par la supplique de son fils, s’apprête à lui mettre une gifle quand retentit la sonnette :

-       Tu ne perds rien pour attendre, mon gars ! dit-il en claquant la porte.

Jo entend la clef tourner dans la serrure et curieusement, cela le rassure. Quand il reviendra ouvrir, ça lui laissera le temps de se protéger. Anticiper. C’est devenu pour ce môme une sorte de réflexe, de seconde nature. Trouver des mots pour calmer son père, diminuer sa colère froide, se placer comme il faut pour avoir moins mal si des coups se mettent à pleuvoir, faire semblant de s’évanouir, dans le pire des cas. Ça marche ; il le sait bien, depuis le temps.  Il y a aussi l’apitoiement. 

-       Maman, elle me manque, Papa ! Pourquoi elle est plus là, Maman ? 

Des fois, ça le calme, il y gagne un répit et même souvent un nouveau jouet. Sa mère, elle, n’avait pas su faire des trucs dans le genre, c’est dommage. Et c’est bête, mais c’est trop tard, maintenant !

Une mémoire d’enfant, ça peut enregistrer des images, même très jeune. Jo se souvient bien, lui, il revoit l’escalier, la chute, les infirmiers en blanc, le sang qui vire au noir sur le sol… Pour effacer cette scène terrible, son cerveau décide de le ramener dans sa chambre, là, maintenant, et de l’éveiller à un sentiment nouveau, rassurant, celui du refus à être plus longtemps une victime. C’est qu’à présent, vient-il de réaliser en regardant la bosse que fait son matelas là où est caché le Luger, il a les moyens de ne plus tricher. S’opposer… « Impitoyable ! » se répète Jo, pour se donner du courage…

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Nilsi a écouté Alexandre avec un intérêt grandissant au fil des minutes. Elle a trop vécu de situations similaires à celle-là pour ne pas faire grimper son niveau de vigilance d’un cran au moins. Alex est en train de conclure :

-       Bon, je ne suis sûr de rien, bien évidemment. Mais j’ai tendance à faire confiance à ma femme dans des cas comme ça ; elle a une sorte d’intuition, je ne dirais pas féminine sinon vous allez me coller un blâme pour sexisme, mais elle a raison presqu’à chaque fois.

Ça vient, petit à petit, ça vient, se dit la Commissaire. Je vais bientôt être à la tête d’une équipe d’inspecteurs mâles déconstruits, si ça continue. A part La-Burne évidemment, mais bon, avec ce bras-cassé, c’est vraiment mission impossible. Alexandre interprète mal son sourire et croit bon de corriger :

-       Pas presque. À tous les coups, en fait ! Mais ce qui m’embête, c’est qu’on n’a rien ; on ne va pas aller le voir sur une simple intuition, non ?

-       Et pourquoi pas ? TU viens bien de me dire que ta Juliette ne se trompe jamais ? Allez, on demande une perquise au Proc, c’est parti !!!

Et Nilsi éclate de rire devant la mine incrédule et stupéfaite d’Alex.

-       Je rigole, Alex, Je rigole. Essayons d’abord d’en savoir un peu plus, sur le bonhomme. Son histoire, sa famille, des antécédents ou pas ; bref, fais ton boulot de flic, mon gars ! 

Puis, soudain, son visage se ferme ; sérieuse et même franchement colère comme jamais Alexandre ne l’a vue auparavant, elle hausse le ton de sa voix pour rajouter :

-       Je vais te dire, ces histoires sont terribles. Et TU sais pourquoi ? Parce que, au sein des familles, tout est permis. Et pourquoi ? Parce que tout peut être caché, longtemps, si personne de l’extérieur ne vient s’intéresser. La famille, Alex, ça peut être la jungle, crois-moi, et on n’a alors plus qu’une seule obsession, une seule attitude à adopter quand on est devenu une proie, dans cette jungle : trouver comment survivre, Mec, trouver comment !!!

Aulmesse regarde l’inspecteur droit dans les yeux, puis se retourne vers son ordi avant de lui redire, sur un ton plus calme et de nouveau strictement professionnel :

-       Allez, Alexandre, fais ton boulot de flic…

Alexandre sort du commissariat. Il a besoin de respirer un grand coup. La tirade de NA, ça l’a ébranlé plus qu’il ne saurait dire. Mais une fois dehors, il repense à son « si personne de l’extérieur ne vient s’intéresser » et il lui vient une idée. Avant de jouer les inspecteurs modèles, si je me glissais dans la peau du… père modèle ? Nos gars sont dans la même classe ; Je vais aller voir le père de Jo sous prétexte de les inviter chez nous, pour… un goûter par exemple, oui, un goûter c’est bien. Vas-y Alex, essaye ça !

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-       Oui ? Qu’est-ce que c’est ? demande le père de Joseph en entrouvrant la porte d’entrée

-       Bonsoir Monsieur, euh, Valence ? Je suis le père de Philippe, le camarade de Jo.

-       Ah ! Bonsoir.

-       Voilà, je voudrais inviter Jo, et votre femme et vous, bien sûr, pour un goûter que nous organisons samedi prochain, Juliette mon épouse, et moi. Nos enfants s’aiment bien je crois, et on pourrait faire un peu connaissance à cette occasion, qu’en dites-vous ?

Alexandre observe Valence, qui n’a pas ouvert plus grand sa porte et qui semble hésiter. Pas super accueillant, le père de Jo, c’est le moins qu’on puisse dire, pense Alex.

-       Ma femme est morte, il y a quelques années déjà. Et puis j’ai puni Jo pour ce week-end ; des devoirs mal faits, vous comprenez ? Alors, c’est non ! Navré !

-       Ah ! Pardon ! Désolé pour votre épouse, j’ignorais. Dommage pour Phil, il aurait été si heureux d’avoir son ami chez nous, samedi… Pas moyen de remettre la punition à une autre fois, je suppose ?

-       Vous supposez bien, répond sèchement Valence ; pas moyen ! Au revoir, Monsieur.

L’entretien est terminé, se dit Alexandre. C’est sans appel. La porte se referme quasiment devant son nez, laissant le flic un peu abasourdi mais absolument certain qu’une fois encore, sa femme a eu une intuition haut de gamme. Infaillible, ma Ju !!!

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Depuis sa chambre, Jo a entendu la porte s’ouvrir, les parents discuter, la porte se refermer et son père revenir tourner la clé de sa chambre. Il va être comment, maintenant ? 

Plus calme qu’avant la sonnerie, espère-t-il. Alors, il tente sa technique du contournement :

-       C’était le Papa de Phil, hein ? Phil, il a aussi une Maman. J’aimerais bien que tu me retrouves une Maman…

Erreur tactique ! Valence, que la visite inopinée du père de Philippe a déstabilisé et un instant détourné de sa rage envers son fils, sent sa colère rejaillir :

-       C’est toi qui lui as dit de venir ? Tu croyais vraiment que j’allais dire oui pour samedi ? Décidément, t’es vraiment stupide, mon pauvre Jo !

Et pour mieux se faire comprendre, il brandit son poing droit fermé, menaçant, prêt à refrapper son fils à l’épaule comme tout à l’heure.

Jo se recule instinctivement, se retrouvant assis sans le vouloir sur son lit. Il sent la bosse que fait le pistolet et tout s’enchaîne alors, très vite. La main droite qui se glisse sous le matelas pendant que la gauche cherche à faire écran au coup de poing qui va venir, inéluctablement, le pistolet qu’il saisit et dirige vers son père, en criant :

-       Arrête, Papa, arrête, tu vas pas me faire mal comme à Maman ! Arrête !

Et Jo tire. Au jugé, à l’instinct. Son père a stoppé son geste, et tout comme Jo, regarde sa poitrine avec stupéfaction. Jo y voit apparaitre une tache rouge, mais elle ne clignote pas cette fois. Non, au lieu de ça, elle s’étend, lentement, inexorablement.

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Après s’être fait quasiment claquer la porte au nez, Alexandre, sans vraiment savoir pourquoi, est resté là, sur le palier, se demandant s’il devait simplement repartir ou sonner une seconde fois, histoire de proposer une autre date pour l’invitation. Pas dans l’espoir d’une réponse enfin positive, mais pour confirmer sa désagréable impression. Il doit chercher à voir le petit Jo. Il se dit qu’il n’y a pas que Juliette qui ait des intuitions. Au moment même où il tend le doigt vers la sonnette, un coup de feu claque. Merde !!! Merde de merde ! Alex sonne furieusement, frappe à la porte de toute sa force et hurle :

-       Ouvrez ! Ouvrez, nom de Dieu, ouvrez ! Police !!! Ouvrez !

Et la porte s’ouvre ; c’est Jo qui se tient là, tremblant, pauvre petit être avec un pistolet à la main, secoué de sanglots irrépressibles. 

-       C’est Papa, M’sieur ! J’ai pas fait exprès ! Il est mort, vous croyez ? Il est mort ?

Quand Jo lui a ouvert, Alex a senti l’odeur de poudre et a foncé vers la chambre du gamin. En bon professionnel, il a photographié en quelques secondes ce qui allait devenir « la scène de crime » : une chambre d’enfant où rien n’est punaisé aux murs, pas même un poster de guerrier Ninja ou une photo de footballeur, rien. Face au lit, un grand coffre à jouet qui déborde presque. A côté du coffre, un petit bureau avec un banc intégré, logé dans l’angle de deux murs, avec des livres et des cahiers empilés avec soin et un mug Pat Patrouille rempli de feutres et de crayons de couleur. Au sol, un tapis de jeu pour petites voitures, représentant une route, un hôtel, un hôpital, un commissariat et un autre bâtiment recouvert d’une flaque de sang le rendant désormais indéfinissable. À l’autre bout de la flaque, il y a le corps de Valence allongé, les yeux ouverts en grand comme si l’incrédulité avait marqué ses derniers instants.

Le policier est ressorti de la chambre et a retiré le Luger aussi doucement que possible des mains de Joseph. Il l’a reconnu, ce flingue et n’a pas le moins du monde cherché à faire dire à Jo comment il était arrivé là. Il le sait, bien sûr ! Phil… Ah ! Les petits cons ! Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?

Alex sort son portable et compose le numéro de sa Commissaire. Quelques minutes plus tard, une dizaine à tout casser, on sonne à la porte. Alexandre tombe nez à nez avec une fille aux cheveux noir de jais coiffée à la garçonne, vêtue d’un jean déchiré aux genoux et d’une veste en daim marron à franges. Une seconde d’hésitation, pas plus, sur l’identité de la femme en face de lui, puis Alexandre fait entrer Aulmesse. Elle a été rudement rapide, se dit-il. Rudement rapide, c’est aussi comme ça qu’on pourrait qualifier sa capacité à cerner la situation. Elle a compris aussi, dès qu’elle a entendu son inspecteur lui avouer la provenance de l’arme en lui bredouillant des explications alambiquées sur son origine et sa « conservation », qu’il allait falloir la jouer fine. Alex n’a pas cherché à déguiser la vérité, parce qu’il le sait, la Commissaire est sa seule chance de régler cette affaire sans trop de dégâts pour Jo, Phil et… lui. Détenir une arme de la Wehrmacht, même vieille de plus de 70 ans, en toute illégalité, pour un policier en activité plus que pour tout autre citoyen, ça fait tache sur le CV.

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Aulmesse a concocté le meilleur scénario possible et avec Alexandre, ils ont décidé de briffer Jo : Le luger, il appartenait à son père ; il l’avait trouvé dans un tiroir et pris pour jouer au cowboy. Et quand son père s’en est rendu compte et a voulu lui reprendre, le coup est parti… Un accident. Pourquoi Alex était sur les lieux ? Il voulait inviter Joseph et ses parents à un goûter ; il est arrivé par hasard juste au moment du coup de feu. Tout est dans son rapport.

Jo a été parfait. Il a bien récité sa leçon. A croire qu’il avait répété depuis des mois, tellement il a su tirer les larmes à l’enquêteur, puis à l’assistante sociale, puis à la juge des enfants. :

-       Le pauvre, ça doit être terrible pour lui de se sentir coupable d’avoir tué son propre père. Il a tellement de chagrin, ça se voit, mais il a du cran ce môme, c’est dingue !

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Phil et Jo sont assis sur le banc, dans le parc où Jo, il y a un millénaire dans leur passé commun, a abattu Phil d’un coup de pistolet à laser. Ils discutent :

-       Comment t’as fait, Mec, pour ne pas craquer, quand ils t’ont interrogé, les gens de la DASS ? Moi, à ta place, je crois que j’aurais lâché le morceau. Faire passer ton père pour un gentil. Dire que le coup de pistolet était involontaire… J’aurais pas pu. Tellement les boules qu’on ne sache jamais, tu vois… C’était le pire des salauds, point barre !

-       Tu sais, ce n’est pas si difficile de mentir. J’ai appris depuis longtemps ce qu’il faut faire pour… pour passer au travers de tout. 

Et bien que Phil soit son seul ami, son seul confident, Jo choisit de lui sourire, pour qu’il ne pose plus d’autres questions, pour qu’il ne soupçonne pas une préméditation, qu’il ne lui vienne pas à l’esprit que ce plan imaginé à deux mais réalisé par un seul puisse réellement mériter son nom de code : « impitoyable ». Pour s’assurer d’effacer le moindre doute, Jo déclare, un peu solennel : 

-       Et voilà ! J’ai survécu. Pas vrai, mon frère ? 

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Il faut maintenant trouver une solution pour le petit Joseph. Les parents de Phil ont proposé d’être sa famille d’accueil. Jo et Phil… ils sont déjà comme deux frères. Ce n’est pas gagné, mais il y a de bonnes chances quand même. Il faut dire que la Commissaire Aulmesse a pesé de tout son poids auprès des différentes administrations compétentes. Et quand NA pèse de tout son poids…