dimanche 20 mars 2022

Les mêmes

Merci à Didier, sans qui je n’aurais pas eu… le déclic

 

C’était au tour de Joseph de recevoir son copain David. Une fois chez l’un, une fois chez l’autre. Un bon verre, au coin du feu, avec un ami, c’est plutôt cool, et le plaisir des moments partagés apporte parfois son lot de surprises. Ce soir-là, il en fut ainsi.

Comme souvent, après que David et Joseph aient fait le tour des sujets essentiels – les déboires du PSG et les fulgurants progrès de l’équipe de France de rugby – leur conversation tourna autour de l’actualité, donc des vaccins, de la famille et donc des petits-enfants. Bref, ils parlaient de tout, même de ces petits riens qui ne sont pas aussi « riens » qu’on pourrait le croire.

Et puis, après que Joseph eut proposé de remplir à nouveau les verres (une Grappa ramenée d’Italie), le voyage dans le temps eut lieu. Joseph est incapable encore aujourd’hui de se remémorer ce qui avait amené David à raconter cette anecdote personnelle, mais cette histoire prit soudainement tout l’espace, ne laissant de place, et encore, qu’aux discrets crépitements du feu de cheminée :

« Tu sais que je fais surélever les combles ? Une pièce de plus, ça va être sympa ! Et donc, j’ai dû faire du tri dans tout ce que j’avais accumulé là-haut. Eh bien, dans une boîte à chaussures, raconta David, j’ai retrouvé des tas de vieilles photos. »

Joseph se dit que toutes les familles du monde devaient garder des vieilles photos et les entreposer, plutôt que de les jeter, dans des cartons à chaussures. Le carton à chaussures se voit ainsi conférer universellement une seconde vie : dépositaire des souvenirs incertains et des « c’est dommage de s’en débarrasser ». Il est vrai, rajoutent inévitablement toutes les familles du monde, que « on ne sait jamais, ça peut faire plaisir, un jour, aux enfants, de les regarder… »

David poursuivit :

« Je suis tombé sur deux photos de mon père. Sur la première, il est tout jeune. Au volant d’une voiture à pédales. Je l’ai tout de suite reconnu, malgré ses cinq ou six ans, à peu près. Il a des cheveux bouclés, plutôt blonds. Sur la photo, ce qu’on voit tout de suite c’est son expression extraordinaire qui montre à la fois du plaisir et de la fierté à conduire « l’auto ». Et sa vigilance de gamin…Tu vois, ça m’a paru évident, dans sa petite tête de môme, il faisait exactement « comme un grand ». 

Et puis, il y en avait une autre…» 

« Une autre ? »

« Une autre photo ! La deuxième. Tu suis, ou quoi ? »

« Ok, ok ! T’énerve pas ! La deuxième photo… et alors ? »

« Alors… » La voix de David eut brièvement une drôle d’intonation. 

Il est ému, le bougre, se dit Joseph, se refusant pour autant à interrompre le récit. Il y a des circonstances où il ne faut pas voler au secours d’un ami ; pas de main sur l’épaule, rien, pas même un signe de réconfort ; non ; on briserait quelque chose de précieux ; il est toujours temps de prouver son attachement à un pote. Plus tard…

« Elle a été prise devant la maison, poursuivit David, dans les années 80 je pense. Donc cinquante ans après l’autre, au bas mot ! On y voit mon père en pleine action, assis sur une tondeuse autotractée, concentré sur son travail. 

Ce qui m’a frappé, c’est dingue, ajouta David avec une voix plus tremblante encore, c’est que, sur ces deux photos, c’est le même homme, incontestablement. Les cinquante ans d’écart, pschittt !!! 

L’expression, sur son visage, un demi-siècle après, mon vieux, elle est pareille !!! Pareille, j’te dis !!! N’importe qui aurait pu reconnaitre que c’était la même personne, sur les deux photographies, tellement c’était criant. Tu le crois, ça, Joseph ? »

Joseph allait tenter de formuler une réponse, mais David, ailleurs, à des années-lumière, son verre de Grappa encore plein à la main, l’en dissuada en murmurant comme pour lui seul d’une voix définitivement tremblante, presque cassée : 

« Le même… le même !!! » Et puis David avala sa Grappa, cul sec. 

 

La guerre occupe déjà depuis de nombreux jours l’actualité. Elle a chassé des têtes et des titres journalistiques la pandémie qui a pourtant paralysé la société pendant des mois. 

La guerre… Joseph, après son petit déjeuner, se dit qu’il va allumer la télé pour savoir où ils en sont là-bas, dans l’Est. Chaînes d’info en continu ; des images qui défilent mais qui sont les mêmes que la veille, des bandeaux d’information qui délivrent des messages parfois sans aucun rapport avec le sujet en cours de traitement (quatrième médaille d’or pour les athlètes paralympiques français…), en haut à droite l’heure pour donner le sentiment au téléspectateur que les miettes d’actualité qu’on lui donne sont « du direct », experts discutables qui discutent de leurs théories indiscutables, chaînes d’info « en continu » quoi !…

Tout à coup, une image s’impose à l’écran. Il s’agit d’un reportage sur des files d’ukrainiens, très majoritairement d’ukrainiennes, qui fuient une ville bombardée ou en passe de l’être. Le cameraman, pour donner sans doute de la force émotionnelle à son long plan séquence, a choisi de filmer presque au ras du sol, en contre plongée, un petit bout de chou au visage en partie masqué par la grosse capuche de son manteau qui lui descend jusqu’au-dessous des genoux. Travelling : le gamin marche à contre sens des adultes qui tournent tous leurs dos à la menace d’une mort promise. Le plan dure ; la longue queue de malheureux semble interminable. Malgré la capuche, on se rend compte que l’enfant n’est pas inquiet. Peut-être même peut-on deviner par moment un sourire sur son adorable frimousse. Mais il est avant tout concentré ! Il frappe dans une bouteille en plastique vide dont il parvient avec adresse à garder le contrôle. Bien sûr, la bouteille parfois lui échappe un peu et file entre les pieds des pauvres gens immobiles qui attendent patiemment que leur convoi se remette en marche, toujours par à-coups, vers l’Ouest. Mais le petit bonhomme haut comme trois pommes tend le pied droit habillement, ramène à lui son semblant de ballon de foot et reprend son dribble, résolument…

On se demande : « mais où est passée la famille de ce gamin ? « 

Et on s’insurge : « Il n’est pas abandonné, quand même ? »

On ne saura pas. La chaîne d’info en continu change ses images et nous passe à présent une vidéo prise par un smartphone, à la verticale, avec les côtés de l’écran floutés, à gauche et à droite, pour qu’on voie du mieux possible le spectacle d’un immeuble en feu et partiellement détruit ; « un missile a touché une zone résidentielle à Karkiv » nous précise un bandeau défilant n’évitant pas la faute d’orthographe à Kharkiv, sans qu’on sache s’il y a le moindre rapport entre cette « information » et les images du bâtiment incendié. Joseph appuie sur le bouton rouge de sa télécommande. Il en a assez vu comme ça pour aujourd’hui. Joseph n’aime pas se confronter longtemps au désespoir ; un manque de courage, ou de solidité psychologique, il ne sait pas trop. Pas un manque de compassion, pas non plus de l’indifférence. Non. Seulement de la distance, pour ne pas risquer d’être atteint.

Il a un peu honte de cela, mais on est comme on est, se dit-il, effaçant ce qui reste de cette pensée négative pour se focaliser sur son occupation de moment. Il monte à l’étage, s’assied devant son ordinateur et clique pour reprendre son travail en cours. 

Après avoir longtemps repoussé le projet, il a fini par se convaincre qu’il fallait mettre un peu d’organisation dans ses fichiers photos et vidéos.

Des années de stockage purement chronologique, aucun tri évidemment parmi des clichés et films en n exemplaires (le numérique ne rend pas économe, facilitant la médiocrité de sujets saisis on ne sait même plus pourquoi), il est grand temps d’y mettre « bon ordre ».

Le fichier créé la veille par Joseph s’ouvre : Mario. 

Mario, c’est son petit-fils. Les vignettes de centaines de Mario, de tous âges et dans toutes les situations (ballons, repas, bains, constructions en Lego, premiers pas, premiers mots, premières phrases, sourires face caméra) apparaissent à l’écran. 

« Hé bien ! Y’a du boulot » soupire Joseph, qui regrette déjà de s’être lancé dans ce travail sans fin.

L’image figée du début d’une vidéo accroche sa curiosité. Joseph clique sur le triangle et la vidéo s’anime. Mario est dans la rue devant chez son père, le fils de Joseph. La rue est vide ; ça a été filmé pendant le confinement, pas une voiture ne circule ; Mario peut donc sans le moindre risque jouer au ballon. Et il ne s’en prive pas ! Il y a un peu plus d’un an, c’était sa période balles et ballons, se dit Joseph en souriant ; une vraie passion chassée depuis par son admiration pour les engins de chantier…

Joseph l’a pris avec son smartphone, en reculant pour ne rien manquer des efforts de Mario pour pousser devant lui son ballon rouge, aidé en cela par le caniveau qui lui sert de rail. 

Joseph, soudain, est pris de vertige. La misère du monde l’étreint en une fraction de seconde ; elle vient de rentrer par écran interposé dans son bureau, comme ça, bing ! 

Joseph vient de prendre brutalement conscience qu’il n’y a qu’une seule et même humanité, parce que ce gros plan sur la bouille de Mario lui a envoyé un grand coup dans la gueule. Joseph appuie sur le symbole « Pause » et contemple avec émotion l’expression sur le visage de son petit-fils. Cette expression, il l’a déjà vue, tout à l’heure ; c’est exactement celle du gamin ukrainien haut comme trois pommes. Ces deux enfants, Mario et le môme ukrainien…

« Les mêmes, murmure à son tour Joseph. Bon sang !!! Les mêmes !!! »