vendredi 12 avril 2024

Les pigeons voyageurs

 Je sais que certains de mes fidèles lecteurs apprécieront le côté "militaire" de cette histoire. Pour les autres, je souhaite qu'elles et ils trouvent plaisir au rebondissement final. Vous me direz?


Plonger pour se protéger. Se protéger pour ne pas mourir. Abel avise un trou assez large, pas trop rempli d’eau ; il court, presque plié en deux pour éviter les balles rasantes, puis saute. Bon ! Il est toujours entier. Il plante ses deux pieds dans la glaise qui tapisse le fond et se cale comme il peut, dos plaqué au nord, du côté d’où semblent venir les obus tirés par l’ennemi. Enfin, il n’en est plus très sûr parce que ça tire de partout depuis un bon moment, depuis le petit matin, en fait. Quinze heures d’un déluge qui ne provient pas du ciel, qui n’est pas dû à cette météo printanière qui leur a évité la gadoue, cette hantise du fantassin.

Une vibration au-dessus de sa tête lui fait lever les yeux : un drone ! Ennemi ? Ami ? Pas évident car les protagonistes ont parfois les mêmes fournisseurs ; les fabricants d’armes n’ont pas de scrupules et l’argent de chacun des deux camps pas d’odeur. Abel a sa technique à lui, toute simple pour faire le tri : les drones qui volent vers le nord sont les leurs, ceux qui foncent dans l’autre sens doivent être abattus, et tant pis s’il s’agit d’un engin en train de retourner à sa base. 

Au pire, on filera un peu plus de fric aux fabricants d’armes. Au mieux, c’est l’ennemi qui fournira le pognon. Pour ce qui est de tirer sur les drones, c’est impossible pour Abel qui a depuis longtemps abandonné son fusil d’assaut. Trop lourd quand on veut simplement sauver sa peau en sautant de trou de bombe en trou de bombe. Le drone qui vole juste au-dessus de son abri actuel, plutôt précaire, lui a semblé venir dans son dos. Ennemi, donc ! 

Abel, pourtant, voit sa méthode d’évaluation mise en défaut ; le drone fait depuis plusieurs minutes de grandes boucles en l’air. Abel trouve que c’est beau, ce grand cercle que le tueur ailé trace dans un ciel rougeoyant. Pourquoi cette drôle de couleur, se demande Abel que son observation de l’engin volant et tournoyant pousse à la rêverie ? Grâce au mélange de la lumière du soleil de mai et de la poussière terreuse, soulevée par les explosions qui jouent le rôle d’un gigantesque shaker en plus de celui, bien plus attendu, de tueur d’hommes. Sa déduction technique achève son rêve, et Abel ne se préoccupe plus que de la curieuse trajectoire du drone ; elle semble paumée, la « bestiole » ! Bizarre ! Son signal GPS doit merder et le tueur autonome ne parvient plus ni à situer sa cible ni à rejoindre son camp. Alors il tourne en rond, en attendant de se reconnecter ou de plonger vers le sol par manque d’énergie. 

Voir ce « pauvre » engin de mort errer comme une âme en peine, comme une arme en peine, ça fait marrer Abel, et pas seulement à cause de son jeu de mots à deux balles. Non ! Ce mini aéronef high-tech qui bégaye provoque chez lui un sentiment confus : la joie de constater qu’il peut y avoir dans cette guerre, dysfonctionnelle par essence, de petites anomalies militaires qui perturbent le désordre établi, mais aussi la tristesse de se dire que même ainsi, il y aura des drones pour se casser la gueule sur de pauvres types comme lui, en tombant sur eux par erreur… Le comble du manque de pot !

Alors Abel préfère balayer cette ambivalence en rigolant bêtement. Ça soulage, comme déclarait un mec dans les Tontons flingueurs. Comme il est bien en appui sur le bord de son trou, Abel autorise la fatigue à s’abattre sur lui. Il faut qu’il s’accorde un petit sieston. Il ferme les yeux. Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

 

Un bruit de pétard le sort soudainement de sa léthargie réparatrice : une bombe, qui a probablement aidé des pauv’gars à se volatiliser, pas loin de là, pas loin de lui. Allez ! Fini de rire ! Il faut bien s’y remettre et au moins profiter de l’aveuglement peut-être passager du drone pour rejoindre son unité combattante. Les coups de bol, ça arrive assez rarement dans une vie de chair à canon. 

Abel décide de jeter un œil hors de son trou, prudemment. Y’a un truc vraiment spécial, se dit-il. Il y a d’autres drones qui tournicotent désemparés, de-ci de-là, et les tirs d’artillerie, ceux des nôtres comme ceux de l’équipe adverse, semblent se concentrer sur des zones libres de toute occupation soldatesque, sans objectif meurtrier donc. Abel sort de son cratère protecteur et se met à cavaler vers le sud, vers un salut provisoire…

 

Au QG, on n’a pas tardé à comprendre que quelque chose n’allait pas. Enfin, quelque chose… TOUTES les choses, plutôt !!! Plus rien ne fonctionne : plus de communications, plus de transmissions, plus de réceptions satellites, plus de traitements de données parce que plus de données du tout. 

« Où sont les lignes ennemies, où sont nos troupes ? » gueule un officier qui cherche à cacher sa peur panique en braillant des ordres que personne ne juge bon d’écouter et encore moins de suivre. Tous ceux qui occupent la salle des opérations sont figés, incrédules, paralysés : « que voulez-vous qu’on fasse, mon colonel ? On est aveugles, c’est tout ! A v e u g l e s !!! »

Le colonel se dit qu’il faut prévenir le général en chef, décroche le combiné qui relie en direct son QG à celui de l’état-major et se rend compte que tous ses gars le regardent avec l’air de lui dire : « y’a plus de communications, t’es con ou quoi ? »

Définitivement vaincu, il repose le combiné en bakélite noire et s’assoit. Va falloir envoyer un gars chercher de nouvelles instructions là-bas, et c’est à des dizaines de kilomètres d’ici…

 

C’est partout pareil. Les scientifiques interrogés pour formuler une explication ont bégayé puis se sont repris. Un savant qui dit qu’il ne sait pas, ce n’est plus un savant. Ils ont donc développé une théorie crédible. Enfin, peut-être ! Des vents solaires d’une telle intensité qu’ils interdiraient désormais toute transmission sur toute la surface du globe. Il s’est dit aussi qu’en Finlande, on avait observé des aurores boréales gigantesques, un truc improbable, hors du commun même, en ce doux mois de Mai. On apprendra, un peu après toute cette étrange histoire (forcément, comment voudriez-vous qu’on l’ait su sur le moment puisqu’il n’y avait plus de transmissions d’info nulle part et donc certainement pas depuis l’extrémité sud du Monde…) que les stations antarctiques avaient relevé des températures hors normes durant deux trois jours, presque 14° Celcius, une aberration climatique ! 

Certains ont aussi émis l’hypothèse d’une inversion des pôles, sans la moindre preuve ou a minima un raisonnement scientifique qui tienne la route. C’est dire si on était « à l’ouest » où qu’on soit sur notre bonne vieille planète !!!

On a décidé de croire les savants ou plus exactement on a fait semblant, alors qu’en fait on n’en avait vraiment rien à f…! Le résultat était là ; une guerre momentanément stoppée et des solutions à trouver pour pouvoir la reprendre, si possible avant ceux d’en face et pour la plus grande satisfaction des industriels de l’armement, momentanément mis en chômage technique et désespérés par l’absence soudaine de grosses rentrées d’argent…  

 

Abel avait réussi à rejoindre son camp. Il fut surpris du niveau de décontraction des trouffions à qui il avait crié : « Français… je suis français, français ! Ne tirez pas, les gars ! » en approchant du premier poste avancé qu’il avait repéré. Il n’y avait pas eu de « Qui va là ! », encore moins de tirs de semonce, Abel put sauter dans la tranchée sans que personne ne semble s’en émouvoir. Le silence ayant succédé, même provisoirement, aux bruits d’hélices et d’explosion d’obus semblait avoir calmé tout le monde, comme si la pagaille récemment instaurée était un signe avant-coureur d’armistice. 

Abel constata qu’heureusement l’ordre militaire pouvait très vite reprendre ses droits lorsqu’un sous-off, sortant du baraquement le plus proche, courût dans sa direction en faisant de grands gestes et en hurlant : « Qui va là ! » 

« Ouf ! » ricana Abel, qui depuis qu’il se sentait à l’abri retrouvait son humeur narquoise « cette fois-ci c’est bien sûr, t’es de retour à la maison, soldat ! ». 

Le sergent-chef Duvalin l’entraina, un peu brutalement songea Abel sans en vouloir à ce pauvre bougre qui paraissait désemparé, jusqu’au poste de commandement où deux officiers cherchaient désespérément à faire fonctionner un talkie-walkie tout en plantant des cure-dents en plastique rouge ou bleu sur une carte, en guise de drapeaux, amis – bleu, ennemis - rouge.

« Faut bien se donner une contenance, quand on est chef » pensa Abel, compatissant. 

« Vous arrivez d’où, soldat ? » dégaina le Capitaine. « Vous avez pu voir quelque chose d’intéressant, là-bas ? » ajouta-t-il en pointant son menton en direction des lignes ennemies.

« Mon Capitaine, les autres ont l’air complètement largués. Plus rien ne fonctionne et ils sont à la rue tout comme nous, d’après ce que j’ai cru voir ! »

« Nous ne sommes pas à la rue, soldat ! Attention à ce que vous dites ! On se redéploye, c’est tout… »

« Bien, mon Capitaine ! » corrigea Abel, qui se dit que ce n’était peut-être pas le bon moment pour être traduit en cours martiale ; ça serait ballot, après s’en être sorti presque par miracle ; houai, même carrément par miracle, en fait !

Le Capitaine sembla apprécier la réaction d’Abel, qu’il interpréta comme une soumission de bon aloi. Son grade et donc son autorité en sortaient revigorés. 

Le flottement général et l’impossibilité de joindre ses supérieurs l’avaient, il faut bien le dire, pas mal déstabilisé.

« Soldat… ??? »

« Abel Testelin, mon Capitaine »

« Abel… » 

Tiens, se dit Abel, par mon prénom… il a vraiment besoin de moi, semblerait… 

« Abel, vous m’avez l’air plutôt dégourdi, et j’ai besoin d’un gars malin pour joindre au plus vite le QG. Vous pensez pouvoir faire ça ? »

« Sûr, que je peux ! Et je leur dis quoi ? »

Le Capitaine Vaillant se tourna vers son Lieutenant qui n’avait pas pipé mots depuis le début de la conversation, sembla hésiter, puis fixa Abel droit dans les yeux, avec un air sévère pour se donner une contenance.

« Voilà ! Le Lieutenant Chappe, ici présent, a eu une idée qui mérite l’attention du Haut commandement. Chappe est transmetteur et il a peut-être trouvé le moyen que nos unités combattantes puissent à nouveau communiquer à distance. Vous le savez, soldat Testelin (le formalisme militaire retrouvait ses marques au fur et à mesure du discours du Capitaine), les transmissions sont l’arme qui unit les armes ! Il est impératif que nos hommes retrouvent cette force qui nous mènera à la victoire. 

 

Le Lieutenant va tout vous expliquer dans le détail pendant que vous vous restaurerez, et ensuite vous filerez aussi vite qu’il vous sera possible jusqu’à Lublin. Vous demanderez le Général Niel et lui ferez un topo complet. C’est top-secret, évidemment. Donc, le brief, seulement au Général ! Bien compris ? »

« Bien compris ! »

« Bien compris, mon Capitaine !!! » corrigea Vaillant qui avait retrouvé de sa superbe.

« Bien compris, mon Capitaine !!! » répéta Abel en haussant le ton et en se mettant au garde-à-vous. « Va pas vexer le Pitaine, mon grand ; c’est pas le coup de temps ; t’as une veine de tous les diables ; il t’envoie loin de la ligne de front ; lui donne pas l’idée de changer d’avis »

Abel se tourna vers le Lieutenant, histoire de bien montrer qu’il avait tout bien compris, attendit que Chappe l‘autorise à s’assoir et lui tende une gamelle contenant du jambon-coquillettes, un truc basique mais dont Abel n’avait pas vu la couleur depuis des lustres. Il plongea sa cuillère dans l’écuelle toute cabossée, avala goulument la première bouchée de son festin et mâchouilla un « Je vous écoute, mon Lieutenant ! »

 

Ça faisait bien une bonne heure qu’il courait. Combien de distance déjà parcourue ? Disons environ 12 bornes, calcula sommairement Abel. 

Le terrain était plutôt plat, la route bitumée était quasiment droite et peu dégradée par les tirs perdus des canons adverses au-delà de la zone des combats. Avant même tout ce foutoir, les artilleurs n’étaient déjà pas précis-précis, pensa Abel avec reconnaissance. Cratères d’obus ou ornières tracées par les chenilles de chars n’entravaient en effet que modérément sa progression vers le QG de Lublin qu’Abel espérait bien rejoindre avant la nuit.

Abel était un sportif, avant les hostilités. Rugbyman. C’était sans doute à cause de ça qu’il avait choisi d’être incorporé comme soldat de base plutôt qu’en tant qu’officier. Il aurait pu, s’il l’avait voulu ; les capacités pour être chef ne lui faisaient pas défaut, mais poser son cul dans un bunker pendant que des gars qui n’avaient rien demandé étaient hachés menu, c’était contraire à ses valeurs. L’esprit d’équipe…

Son menton carré, son front haut à peine couvert par quelques mèches rousses indisciplinées, son regard vert clair qui pouvait virer au foncé quand il était colère, rien ne venait contredire l’impression générale qu’annonçait son corps de balaise. « Un beau bébé », comme on dit dans le monde du rugby. Il impressionnait sans effort, et savait faire peur quand il le fallait. Toujours utile, et pas seulement en temps de guerre !

Habitué à bien gérer ses efforts, Abel s’accorda une petite pose, s’assit sur un banc qui, détail cocasse, était le vestige de ce qui avait été avant-guerre un abribus. Abel chercha du regard s’il pouvait retrouver par terre un horaire de passage de la ligne X ou Y. L’idée de regarder sa montre et de se demander si le bus avait ou non du retard lui parut l’espace d’un instant divertissante. 

« Allez ! T’es pas là pour déconner ! » Il sortit de son sac à dos une barre vitaminée : un cadeau du Capitaine qui lui avait bien fait comprendre que le prélèvement ainsi effectué sur les rations de survie jalousement gardées par les officiers était exceptionnel. « Soldat Testelin, l’armée compte sur vous, vous vous en rendez bien compte, j’espère ? » lui avait théâtralement déclaré Vaillant en lui tendant la précieuse barre énergétique au chocolat et caramel beurre salé.

Abel sourit. Après ce que lui avait confié le Lieutenant Chappe, il s’était fait une claire idée de son possible avenir au sein de l’institution militaire, pour peu que la chance continue à être de son côté, et il avait bien l’intention de jouer le coup à fond ! 

Abel mit le papier de la barre chocolatée dans sa poche (il était un garçon ordonné, tendance maniaque, du genre qui, même au milieu du bordel ambiant, s’interdisait de jeter ses ordures n’importe où), se leva et repris sa marche cadencée en s’encourageant : « Allez, soldat ! Encore trois plombes avant de pouvoir causer stratégie avec le Général Niel, traine pas ! »

 

La situation globale était au point mort. Expression qui prenait tout son sens, car depuis presqu’une semaine, des morts, il n’y en avait plus, ni d’un côté ni de l’autre. Bien sûr, dans chaque camp, on s’activait pour trouver de nouvelles solutions afin de remédier à cet intolérable état de fait. Mais, sans data, les états-majors ne savaient plus à quels saints se vouer. Comment se repérer, comment situer l’adversaire ? Repasser de l’automatique au manuel, c’était toujours possible, mais sur la base de quelles informations ? On ne pouvait tout de même pas laisser nos forces de destruction frapper au hasard… Dans l’esprit des hauts gradés de l’État-major, la probabilité de dézinguer leurs propres troupes restait une ligne à ne pas franchir. Ça cogitait donc dur, mais sans résultats tangibles ; ça balbutiait, ça séchait, ça calait dans les cervelles des organisateurs du match « nous contre le reste du Monde ». Abel fut donc, après son « rapport circonstancié », accueilli comme un sauveur et honoré comme tel. Sauveur de la Patrie ! Abel n’en demandait pas tant, mais n’eut, malgré ses craintes initiales, aucun problème à faire accepter sa requête. La chance, toujours la chance ! Faut y croire, c’est tout ! Et le soldat Testelin n’avait aucune raison de voir les choses autrement. Tout roulait comme il le souhaitait, sa pierre amassant consciencieusement la mousse, contrairement au fameux dicton…

 

L’entretien avec le Général Niel avait pourtant mal démarré. Ou, plus exactement, il avait failli ne pas avoir lieu du tout. Les trouffions de l’arrière n’avaient pas les mêmes raisons d’être cool que ceux du front quand avait eu lieu l’étrange arrêt des hostilités. Quand on ne craint pas grand-chose, on peut prendre sans grand risque des postures plus viriles, plus martiales, en un mot plus belliqueuses.

Les deux plantons, plantés-là avec pour seule et unique mission de « filtrer les entrées », ce qui signifiait en jargon militaire : ne laisser entrer personne, décidèrent d’accueillir Abel avec... humour.

« Voir le Général ? Mais oui, mon pote, tout de suite ! On l’appelle. Une coupe de champagne en attendant ? Monseigneur, si vous voulez bien nous suivre… » 

Et les gardes du camp de rigoler un bon coup tout en attrapant notre Abel par le colback, avec la ferme intention de le coller au trou pendant une paire d’heure au moins, histoire de lui enseigner les usages. Déranger le Général en chef, à l’heure de l’apéro, faut être… dérangé, pas vrai ?

Mais Abel avait de la répartie, heureusement. Ou, plus prosaïquement, des arguments dont les deux plantons purent apprécier la vigueur quand, après s’être inquiétés tout juste un peu trop tard du regard d’Abel qui s’assombrissait, furent déplantés, comme arrachés d’un seul coup d’un seul à leurs racines virtuelles. 

Ils effectuèrent un vol plané d’une petite dizaine de mètres chacun. 

Abel, avant d’être rugbyman, avait un peu pratiqué le judo, ou la lutte grecque, ou les deux. 

Les malheureux défenseurs de l’ordre militaire n’eurent ni l’un ni l’autre le loisir de faire préciser ce point par Abel avant qu’il ne franchisse l’entrée de la tente du Général Niel.  

C’est sans doute à cela qu’on reconnait les chefs ; les vrais. Ils savent rester calmes, même quand le contexte ne leur est a priori pas favorable. Niel resta calme, faisant face à celui qui venait d’entrer sans frapper (enfin, façon de parler…) et qui pouvait être, qui sait, animé de sentiments hostiles. Le « Bonsoir mon Général ! » balancé par Abel rassura Niel qui, par reflexe professionnel, répondit « repos, soldat ! »

La conversation allait pouvoir commencer entre les deux hommes dans le respect de l’étiquette militaire…

« Mon Général, j’ai une suggestion à vous soumettre » Abel avait décidé de s’approprier l’idée du Lieutenant Chappe. Ce n’était peut-être pas très fair-play, mais qui le saurait ? Et quand bien même on l’apprendrait, plus tard, personne ne voudrait revenir sur la question :  servir sur un plateau au Général sa promotion au rang de Maréchal, ça crée des obligations ! La Bruyère a dit : il n’y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance. 

Alors, on n’allait pas contredire La Bruyère en cherchant à rendre justice à un vague lieutenant pas même capable de se déplacer pour défendre son idée. Au diable, Chappe ! Et hourra pour Testelin !!!

Abel poursuivit : « Le Mont Valérien, mon Général ! C’est la solution à tous nos problèmes… Le Mont Valérien ! »

Abel gloussait intérieurement en voyant la mine déconfite de Niel qui visiblement commençait à se demander s’il avait eu raison de discuter avec un « fou de la lune ». 

« Expliquez-vous, Testelin ! » fit le Général tout en priant pour que ça se décante, et vite.

« Comme vous le savez, mon Général (Flatter, toujours flatter pour rester maître du jeu), l’armée française a une spécialité qu’elle est seule à avoir entretenue, et ce depuis la Grande Guerre. Et cette spécificité unique au Monde, cette particularité, ce savoir-faire inestimable, c’est… » Abel posa un silence, un brin taquin, pour laisser encore un peu mariner l’officier supérieur :

« C’est… la colombophilie !!! Mon Général, si vous en donnez l’ordre, vous pouvez en quelques jours disposer de plus d’une centaine de pigeons voyageurs. Et immédiatement opérationnels, les zozios. Le 8ième régiment des Transmissions les élève, les entraine, et ce depuis la création du colombier militaire du Mont Valérien. Grâce à vous, mon Général, l’armée française va cesser d’être aveugle et muette. 

Les pigeons français vont nous faire gagner la guerre, en transportant leurs colombogrammes, leurs messages si vous préférez. Qu’est-ce que vous en dites… mon Général ? »

Enthousiaste, le Général, forcément ; après des jours et des jours pendant lesquels tout semblait partir en vrille, avec la crainte que l’ennemi trouve le moyen de « régler la mire » pendant qu’en face, on continuerait à patauger désespérément, ces piafs tombés du ciel, avec leurs bagouses à la patte, c’était comme la lumière au bout du tunnel.

« Bravo, Sergent ! » Niel venait d’approuver l’idée d’Abel en lui faisant gravir à vitesse grand V plusieurs échelons dans la hiérarchie militaire. Mais ce n’était pas un grade ou deux de mieux qu’escomptait obtenir le tout nouveau Sergent. Non ! Il avait une autre idée en tête et décida de franchir une étape fondamentale pour la réussite de son plan à lui :

« Mon Général, puis-je solliciter une faveur de votre part ? » Considérant le hochement de tête de Niel comme une approbation, Abel enchaîna : « Je souhaiterai être affecté au commandement de la nouvelle unité combattante des pigeons militaires, mon Général… »

C’était maintenant que ça se jouait ; au garde à vous, Abel ne put s’empêcher de croiser les doigts et fermer les yeux, pour que la chance ne le quitte pas ; pas maintenant ; ce serait trop bête, si près du but !

 

Au 8ième RT, à la forteresse du Mont Valérien, on tomba des nues. Peinards depuis des décennies, les éleveurs soigneurs entraineurs de pigeons voyageurs se retrouvaient brutalement en première ligne d’une guerre dont ils pensaient bien qu’elle se déroulerait et se finirait sans eux. C’était un peu comme si on avait décidé de ressortir des arquebuses du Musée de l’armée aux Invalides pour en équiper les fantassins du 21ième siècle. Retour vers le futur, le côté comédie uchronique sympa en moins…

Et ce type, le Sergent Testelin ? D’où il venait, d’abord ? Et pourquoi est-ce qu’il débarquait de nulle part pour les faire suer avec son discours sur la mobilisation pour la France de leurs protégés ? Pas mieux à faire, vraiment ? Bon en même temps, il fallait bien l’admettre, ça valorisait leur travail, et leur envie de voir ce que donneraient leurs chers petits sur le terrain les taquinait un brin. Ils n’affichèrent donc pas trop de mauvaise volonté pour accepter Abel comme leur nouveau chef et préparer avec une bienveillante obéissance le plan que le Sergent désigna, songeant au roucoulement des pigeons, du nom de code Kouh Kouh Wouuhkouh.

Ce plan était simplissime. La compagnie colombophile devait préparer les 124 pigeons voyageurs en état de combattre, ou plus exactement de servir la France de façon opérationnelle pour leur confier un message concocté par le Sergent Abel Testelin.

Abel avait passé deux jours à rédiger ces messages personnellement, expliquant à ses troupes que moins ils seraient nombreux à connaitre la teneur exacte des colombogrammes, mieux ce serait ; et que c’était la raison pour laquelle ils les laissaient tous sans exception dans la plus grande ignorance. 

Ce qui est bien en temps de guerre, se dit Abel, c’est que les consignes les plus idiotes et les explications les plus absurdes passant pour le résultat de savantes élucubrations tactiques de l’état-major, il était extrêmement rare de devoir répondre à des questions des subordonnés, questions par ailleurs passibles de diriger lesdits subordonnés tout droit vers le conseil de guerre, ce que ceux-ci avaient parfaitement intégré.

Par voie de conséquence, aucun des éleveurs soigneurs entraineurs du 8ième RT ne posa la moindre question à Abel.

C’est le 1er avril que les 124 pigeons s’envolèrent du Mont Valérien vers leurs destinations respectives. 

Un 1er avril !!! On pouvait difficilement faire mieux, rigola Abel. Tout se déroulait vraiment à merveille.

124 QG ou postes avancés, qu’ils soient français, alliés ou ennemis, reçurent la « visite » des volatiles missionnés par le sergent Testelin. Les messages, consciencieusement pliés puis enroulés et bagués autour d’une de leurs pattes, furent prélevés et aussitôt transmis aux gradés des deux camps pour lecture et analyse.

  

Comment ne pas porter la plus grande attention aux propositions contenus dans ces télégrammes, quand ils émanaient de la seule puissance combattante encore capable de communiquer non seulement sur toute la longueur du front mais aussi assez profondément à l’intérieur du territoire ennemi ? Ces pigeons voyageurs, en la circonstance, furent considérés comme une arme de dissuasion d’un côté des lignes, et comme une fierté mais aussi une responsabilité de l’autre. La France retrouvait ainsi fort opportunément sa grandeur et sa capacité réelle ou supposée à « parler au Monde ».

Les messages exhortant à l’arrêt immédiat des combats, à l’ouverture de négociations et, in fine, à l’instauration d’un armistice durable, furent un moment contestés par certains hauts (très hauts) responsables militaires français. Comment ? Abandonner la lutte, alors qu’on disposait d’un avantage tactique majeur, était-ce concevable ? Mais la pression populaire et la fatigue des combattants eurent bien vite raison de ces atermoiements.  Au moins dix pigeons avaient très opportunément été envoyés vers les rédactions de journaux des deux camps (seuls media encore opérants, les TV et radios étant devenus aussi mutiques que les transmissions militaires) et ceux-ci avaient immédiatement relayé ce message de paix. L’universalisme français retrouvait subitement son rayonnement et sa superbe. 

Abel fut donc fêté comme il se devait. Héros national, visionnaire pacifiste, à lui seul, il venait de mettre fin à un terrible et meurtrier conflit. Le Nobel de la paix lui était acquis, tout le monde en convenait. Mais avant cela, la fête du 14 juillet fut un moment très fort, mémorable ; les organisateurs avaient demandé à Abel Testelin de bien vouloir, devant les caméras du monde entier, appuyer sur le bouton lançant un feu d’artifice phénoménal, grandiose, comme on n’en avait jamais vu auparavant.

Caméras du monde entier ? Comment cela ? Oui, on pourrait être surpris puisque plus rien ne fonctionnait quelques mois plus tôt. Mais par une coïncidence extraordinaire, le lendemain de la signature d’une paix que la terre entière voulait i-r-r-é-v-o-c-a-b-l-e, tout se remit à marcher comme avant...

Le Colonel Abel Testelin (la promotion à ce grade n’avait posé aucun problème à la hiérarchie de l’armée de terre) apparut sur les écrans. Il était en uniforme de parade et souriait de toutes ses dents. Sur son épaule droite était perché un des célèbres pigeons du 8ième RT.

D’un geste ample et lent, Abel tendit la main vers le gros bouton tricolore et l’enfonça de sa paume ouverte.

L’explosion assourdissante du feu d’artifice retentit, couvrant les applaudissements d’une foule immense rassemblée pour la circonstance sur le Champ de Mars...

 

Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

Le bruit du feu d’artifice le réveille. Ah ben non ! C’est une bombe qui vient d’exploser, juste à côté de son trou à lui. Mince, quel drôle de rêve, pense Abel qui a du mal à se remettre les idées à l’endroit. Le drone est toujours là, au-dessus de sa tête, tournoyant. Bon ! Il faut se lancer et chercher à atteindre un nouveau trou d’obus, un qui rapprochera Abel des lignes de défense de son camp. Il s’extrait du cône de terre dans lequel il vient de piquer un bref roupillon et court vers le sud. Le drone cesse de tourner en rond et le suit. Merde ! Il m’a repéré, ce con ! Il me cherchait et à l’évidence... il m’a trouvé !!!

Abel entend comme un drôle de bruit rauque, une rafale, succession de tirs du drone, tirs lui étant manifestement destiné : Kouh Kouh Whouuuhkouh...

Trois balles atteignent Abel dans le dos et il s’effondre.

Les yeux tournés vers le ciel rougeoyant, Abel a la claire vision d’un oiseau battant des ailes, une colombe qui sait, la colombe de la paix peut-être. Ou alors, c’est encore ce p. de drone qui vient vérifier qu’il n’a pas loupé sa cible. Abel grimace de douleur avant de fermer les yeux. Ah ! Si seulement il pouvait rêver encore un peu, rien qu’un peu...


 

Maria et Maria

 D'aucuns m'ont fait savoir que la nouvelle "la rouge gorge" pourrait déboucher sur autre chose qu'une enquête policière... Dont acte! Voici donc une seconde version... plus romantique.


« Fait beau » constate Joseph en ouvrant la baie vitrée de la véranda. Un soleil déjà haut (Joseph aime faire la grasse matinée) s’est installé et le vent est tombé, ce vent responsable de son mauvais sommeil durant une bonne partie de la nuit.

« Bon ! Profitons ! » décide-t-il en retournant à l’intérieur prendre une casquette, chausser ses lunettes de vue et se saisir de sa liseuse électronique.

Rien de tel qu’une bonne séance de lecture pour démarrer une journée étonnamment estivale pour ce mois de septembre déjà bien engagé. En ce moment, il est plongé dans les œuvres de Victor Hugo ; dans Ruy Blas plus précisément, qu’il n’avait pas relu et encore moins revu depuis une éternité (du temps de l’ORTF, de Claude Barma et de Jean Topart, l’incarnation même du méchant à la télé quand celle-ci était encore en noir et blanc…).

Sortir le transat rangé dans l’abri de jardin et le placer convenablement sur la terrasse est un préalable auquel Joseph accorde une importance toute particulière. 

Il aime à positionner le fauteuil de façon rigoureusement perpendiculaire aux lames de bois de la terrasse. Être ainsi orienté sud-ouest pour la lecture, c’est bien. Un tantinet maniaque, le Joseph, même s’il préfère se qualifier de perfectionniste.

Joseph est veuf. C’est en tout cas ainsi qu’il présente sa situation familiale, même si le décès de son épouse disparue il y a maintenant plus de cinq ans n’est pas encore formellement officialisé. 

Depuis « l’absence » de Laurence, Joseph a mis un point d’honneur à régler sa propre vie avec la plus absolue minutie, comme si l’attention portée à la moindre de ses activités le réconfortait.

En refusant l’inattendu, qu’il assimile depuis ces cinq dernières années à l’inacceptable, il s’affranchit de son état de « conjoint abandonné ». Avoir « perdu » son épouse, ça n’aurait jamais dû arriver s’il avait été plus ordonné, plus soucieux de « tout bien ranger ». Voilà sans doute ce que pense Joseph, au plus profond de lui…

« Les premiers mois, vous savez, il semblait totalement perdu, le pauvre ! Sa femme s’occupait presque de tout, s’en était même un peu choquant à vrai dire… » commentaient les voisins du couple auprès de ceux qui s’enquéraient de la santé mentale de Joseph, d’abord les policiers enquêtant sur l’inexplicable disparition de sa femme, puis les « proches » : le postier, le traiteur livreur de repas préparés, un vague cousin partenaire occasionnel pour des parties d’échecs…

Tous ont ensuite constaté son évolution, comprenant que ses nouvelles manies quasi protocolaires l’aidaient à combler l’absence, à meubler le vide ; ils ont progressivement cessé de s’inquiéter.

Joseph ajuste ses lunettes d’un doigt qui les pousse en haut de l’arête du nez, ouvre le rabat de sa liseuse ce qui a pour effet immédiat d’afficher à l’écran la page quittée la veille au soir.

Joseph a soudain la sensation que quelque chose est venu troubler sa lecture, un intrus qui ne se trouve pourtant pas directement dans son champ de vision et qui n’a pas fait le moindre bruit perturbateur.

Cependant… 

Un dernier regard à l’écran :

 

Ruy Blas

La fuir depuis six mois et la voir tout à coup !

Vous étiez là, Madame ?...

 

La Reine

                                           Oui, duc, j’entendais tout.

J’étais là. J’écoutais avec toute mon âme !

 

Ruy Blas

Je ne soupçonnais pas… - Ce cabinet, madame…

 

Mais le sentiment d’être dérangé s’impose à lui. Il pose son « livre », balaye d’un coup d’œil son jardin, de la gauche vers la droite, et là… il le voit ! 

Le rouge-gorge a probablement senti ce regard, car il lève aussitôt la tête, interrompant ainsi sa recherche de petits vers à picorer dans la terre humide. Il se fige un instant puis, dans un réflexe de défense, ouvre ses ailes et s’envole vers le feuillage protecteur d’un chêne tout proche.

Joseph ressent comme de la contrariété ; il aurait voulu ne pas déranger l’oiseau et cela le navre. Son propre trouble a… troublé l’animal et Joseph ne supporte pas tout ce qui ressemble à une rupture de l’ordre établi, cet ordre qu’il s’attache jour après jour à édifier, tout autour de lui.

Alors, il se résout à tout faire pour réparer cette erreur. Joseph a un caractère obstiné. Son penchant pour une organisation rigoureuse de sa vie peut, vous l’aurez compris, vite devenir obsessionnel ou, à tout le moins, maladivement méthodique.

Le lendemain matin, exactement à la même heure que la veille (il avait, hier comme chaque jour que Dieu fait, vérifié sur sa montre l’heure de son installation sur la terrasse), il dispose son transat strictement au même endroit, s’y installe, veille à reproduire les gestes d’hier à l’identique et… attend.

 

Joseph n’en doute pas : « il va venir ». L’oiseau ne vient pas ! Joseph est furieux ; pas envers le petit rouge-gorge ; non ! Il se reproche à lui-même de ne pas avoir su faire « ce qu’il fallait ». Il a sûrement, incontestablement, manqué de précision.

Le matin suivant, il décale dans le temps l’installation du fauteuil, d’une demi-minute grand maximum et modifie le positionnement dudit fauteuil d’un degré par rapport aux rainures de la terrasse, pas plus. Content de ces corrections mineures mais dont il espère pourtant qu’elles vont être déterminantes, il veille à nouveau. Rien. Joseph n’est pas du genre à renoncer. Il persiste et finit par être récompensé, au septième jour de sa quête. « Le voilà enfin, le piaf !!! ».

Il enregistre mentalement qu’il a procédé, depuis la première apparition du volatile, à un décalage total de deux minutes montre en main et de trois degrés et demi d’angle pour « réussir ».

Mais si l’oiseau est là, rien n’est encore fait. Joseph s’est persuadé qu’il doit l’apprivoiser et il ne sera satisfait que lorsque la petite bête viendra d’elle-même se poser sans crainte sur son épaule, pendant sa lecture de Ruy Blas : 

 

… Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre.

Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;

Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,

Et vous m’éblouissez comme un ange qu’on voit !

 

Comment domestiquer un (une ?) rouge-gorge : recherches sur Internet – guide ornithologique acheté à la FNAC – questions posées sur ChatGPT et sur les forums, tout y passe. Joseph, devenu un spécialiste en un rien de temps, est fin prêt lorsque l’oiseau montre le bout de son bec.

Le dispositif imaginé par Joseph est donc en place : des graines disséminées sur la pelouse vont ravir l’oiseau, Joseph en est certain ; et leur disposition (quatre graines et un ver de terre tous les mètres, depuis la zone où il estime avoir vu le rouge-gorge la toute première fois, en direction de la terrasse et plus précisément de son fauteuil) va inévitablement conduire la petite bête jusqu’à lui. 

Il faudra en fait plus de dix jours pour obtenir ce premier résultat. Joseph, nullement découragé par la lente progression du rouge-gorge vers le but ultime, c’est-à-dire son épaule droite, redouble au contraire d’efforts. Il s’attache à ne pas faire le moindre mouvement qui effrayerait l’oiseau dès qu’il s’asseye. Pas facile et même assez malcommode mais bon, faut ce qu’il faut ! Il suffira qu’il bouquine en tenant sa liseuse d’une seule main, appuyé sur le bras droit de son fauteuil, ce qui, au passage, présente le mérite de rendre immobile son épaule parfaitement bien calée.

Et ça paye ! 

 

Le mois d’octobre n’est pas encore achevé que, dans un dernier saut marqué par la confiance qui s’est installée entre Joseph et Maria (Joseph a décidé d’attribuer à l’oiseau simultanément le genre féminin et le prénom de la reine dans Ruy Blas), la rouge-gorge vient picorer une petite baie de myrtille placée délicatement par Joseph sur son épaule. Merveilleuse friandise, irrésistible, pense Joseph ; et il a raison.

« Gagné ! » Maria prend dès lors, chaque jour, sa place sur l’épaule de son ami humain, y grignote un peu mais, surtout, chante pour son compagnon sur un ton léger.

Joseph est conquis. Les deux êtres sont heureux de cette proximité quotidienne ; il arrive même que Joseph oublie de lire et se contente d’écouter le doux et pénétrant babil de Maria, les yeux fermés.

Un mois passe ainsi, très vite. La météo, étonnement favorable pour la saison, leur a épargné la pluie et le vent, comme pour refuser de perturber leur joli manège. 

 

Mi-novembre, Joseph commence à s’inquiéter des frimas qui ne vont certainement plus tarder à s’imposer ; la planète se réchauffe, c’est indéniable, mais quand même. Comment protéger sa frêle amie des gelées de l’hiver approchant ? Ceci d’autant plus que Joseph ne se voit pas rester sans bouger dans son fauteuil de jardin jusqu’au printemps, dans le froid et même l’obscurité (les jours sont courts, en hiver).

Alors, rebelote : guides, internet, questions à la clinique vétérinaire du coin.

« C’est simple, Monsieur » lui déclare le véto avec un sourire où Joseph croit déceler une réelle sympathie. Deux amis des bêtes se racontent des histoires de bêtes…

« Le rouge-gorge n’a guère besoin d’autre chose en hiver que d’un abri et de quoi se nourrir pour survivre ».

« Un abri ? » demande Joseph. « Quel genre d’abri ? » croit-il même devoir préciser. 

« Eh bien, par exemple, un nichoir, posé en hauteur assez loin des arbustes ou feuillages qui permettraient à des prédateurs de s’en prendre à l’oiseau. Et n’oubliez pas de mettre à proximité une mangeoire avec des boules de graisse, des graines, ainsi qu’un abreuvoir dont vous changerez l’eau chaque jour ; il gèle parfois, même dans nos régions tempérées ».

« Il est bon, ce véto, clair et tout ! » se dit Joseph devant son établi, en train de confectionner une niche pour Maria. Après un passage éclair au magasin de bricolage de l’avenue de l’Europe, et suite à trois bonnes heures de menuiserie, il peut installer l’abri au sommet d’un poteau en bois, planté tout près de l’endroit où Joseph a vu Maria pour la première fois, à 2 mètres en hauteur, au centimètre près. Joseph a vérifié, avec la précision maniaque qui est la sienne. Allez vous faire voir, les chats !!!

C’est ainsi qu’à partir de fin novembre, la rouge-gorge est nourrie-logée, récompensant son « bienfaiteur » chaque fois que, le soleil osant se pointer, Joseph vient s’assoir sur sa terrasse.

Hop ! Un vol jusqu’à l’épaule, et c’est parti pour de ravissantes vocalises.

Il est heureux, Joseph. Plus qu’il ne l’a jamais été depuis bien longtemps !

C’est pendant cet hiver si particulier qu’il fait la connaissance de sa nouvelle voisine. 

 

Elle vient tout juste d’emménager. Curieuse impression, pour Maria, que d’investir ce lieu qui fut celui de ses jeunes années et jusqu’à ce jour celui de ses parents. Être l’héritière de sa propre enfance, c’est avant tout très douloureux. La cause ? La route et son œuvre de mort ; c’est un gendarme qui s’en est fait le triste messager : « Madame Larreyne ? Je suis navré … un accident… vos parents… oui, hélas, tous les deux. Mes condoléances ».

Cette dramatique annonce est invariablement et tristement banale, dénuée de toute vraie compassion, sans autre logique pour celui qui en est chargé que de se débarrasser le plus vite possible de la terrible corvée. Maria ne s’en est évidemment pas offusquée, son esprit s’est échappé tout de suite ailleurs et la première image qui lui est venue est celle du jardin de la rue Brancas, à Sèvres, chez Papa et Maman, allez savoir pourquoi…

Quelques mois plus tard, une fois achevées les démarches notariales, elle a choisi d’aller s’installer dans cette grande bâtisse en pierres meulières. Et elle sait maintenant pourquoi. Parce qu’elle a toujours aimé le beau jardin caché derrière la maison, à l’abri des regards de la rue et même du voisinage. Un havre de sérénité, seulement troublé par des chants d’oiseaux et des bruissements de feuillage. Elle a, aussi loin que sa mémoire remonte, toujours adoré venir s’y blottir, y jouer en solitaire (sa mère n’a enfanté qu’une fois). Cette solitude, elle l’a cultivée, sans jamais regretter ce qu’on vous fait souvent passer pour la garantie du bonheur… la vie à deux. Célibataire ! Et alors ? Maria est en paix ; son jardin, car c’est bien le sien à présent, la conforte dans ce sentiment d’équanimité.

Après avoir au plus vite expédié son transfert depuis le quinzième arrondissement - meubles à conserver ou à mettre sur la rue, contrat en exclusivité dans une agence, mise en vente et signature plus rapide encore qu’elle n’aurait parié, elle n’est pratiquement pas sortie de son nouveau « chez elle ». 

Il faut bien qu’elle trouve sa place, ses marques, qu’elle chasse un peu mais respectueusement les fantômes de Maman et Papa. Elle s’y est employée, décrochant ici un tableau et des photos, disposant là ses propres bibelots et ses gros coussins d’ado dont elle n’a jamais pu se séparer.

Son matériel perso de gymnastique est venu occuper un bon tiers de la surface de la véranda, et ses chevalets (elle aime peindre, avec un talent qu’elle est la seule à nier, ses amis l’ayant mille fois invitée, sans succès, à exposer) semblent avoir attendu des années avant de trouver enfin la chambre orientée au nord qui les attendait. Maria a inséré dans la grande bibliothèque du salon ses propres livres au milieu de ceux que ses parents lui avaient fait découvrir, année après année, souvent en avance de phase par rapport aux programmes scolaires (Le Grand Meaulnes, Jean Anouilh, Victor Hugo, David Copperfield…). 

Pendant cette courte période de sa nouvelle vie, elle s’est aussi contrainte à ne pas mettre les pieds dans son petit monde extérieur, ce jardin qu’elle désire garder le plus longtemps possible dans son seul souvenir, avant de le redécouvrir et, qui sait, peur prospective, de ressentir une dramatique et bouleversante déception. 

Fin octobre, un matin, celui du 24 plus précisément, elle se décide enfin. L’herbe est haute, forcément ! Il va falloir qu’elle sorte la tondeuse… 

Mais sinon, tout semble remarquablement ordonnancé « comme c’était ». Les haies denses et hautes, les deux massifs de graminées derrière lesquels Maria aimait à se cacher au moment du repas (Maria ! C’est prêt ! Où es-tu donc encore passée ?), le parterre de fleurs blanches et plantes vertes de part et d’autre des marches par-dessus lesquelles elle sautait depuis la véranda.

Les grands carreaux blancs dallant le sol lui servaient de cases de marelle, et elle prenait son élan sur les derniers (le ciel) pour atterrir le plus loin possible et sentir ses pieds s’enfoncer dans l’herbe grasse. Oui, tout est là. 

La réalité et sa nostalgie sont « raccord ». Bien !!! 

Ô le doux soulagement, ô la plénitude d’une nostalgie revigorée ! Maria sourit…

Une dernière petite hésitation puis la voilà en train d’arpenter SON jardin. Elle respire cet air qui sent le bonheur quand tout à coup, elle distingue une anomalie, là, à droite, vers le fond : un laurier sauce parmi ceux qui forment un mur verdoyant abritant le jardin des regards extérieurs est mort, laissant la place à un espace incongru de communication visuelle avec la propriété voisine. 

« Mon Dieu ! » se dit Maria, craignant aussitôt qu’on puisse envahir « son petit monde » …

Elle s’approche de cette brèche inconvenante avec précaution. Consciente de faire ce qu’elle ne tolèrerait pas en cas de réciprocité, elle jette un œil chez le voisin et se fige, fascinée.

Le ballet de l’homme et du rouge gorge est une merveille et Maria ne peut détacher son regard de ce qu’elle qualifierait assez spontanément de parade amoureuse. Lui, assis sur sa terrasse, et le petit animal semblant prendre plaisir à ce jeu qui consiste à se rapprocher lentement, précautionneusement, avant de voler pour atterrir sur l’épaule de l’homme dans un brusque élan de confiance et d’abandon, tout cela fait fondre l’âme de Maria. Jamais, non, jamais, elle n’a vu une telle entente, une aussi palpable harmonie. 

Elle est à ce point touchée que, les jours suivants, elle vient observer en cachette ce spectacle, invariablement renouvelé, et qui ne cesse de l’émouvoir. Et puis, l’inévitable finit par se produire ; un jour, l’espionne est découverte. Elle faisait attention, pourtant. Mais son châle s’est accroché dans une branche morte de l’arbuste-squelette et voilà… crac ! Il lui faut faire comme si de rien n’était, affronter le regard étonné, sombre et interrogateur de l’homme, trouver les mots pour excuser l’envol du rouge gorge qu’elle a manifestement effrayé.  

Feignant d’être là avec la ferme intention d’interpeler Joseph par-dessus leur clôture mitoyenne, elle se lance :

« Bonjour Monsieur ! Pardon de vous déranger, mais c’est si curieux… vous semblez si… avec l’oiseau, je veux dire, c’est beau, vraiment ». 

Consciente d’avoir bredouillé des mots sans suite, elle se rattrape par un sourire. 

« Elle est belle ! » juge Joseph qui décide de lui répondre : 

« Oui, on s’apprécie bien, tous les deux, c’est vrai ! »

« Mais, je ne me suis pas présentée, pardon (deux fois qu’elle s’excuse sans raison, pense-t-elle). Je suis arrivée depuis une semaine seulement. 

Mensonge ! Mais il n’en sait rien et Maria a cherché par cette pauvre excuse improvisée à dissimuler son embarras. Infantile, mais tant pis…. 

« Le déménagement, l’installation… pas encore pris le temps de sonner chez mes voisins… pardon (allez, ça recommence !). Maria…, Maria Larreyne ! Ravie de vous rencontrer, Monsieur… ? ».

« Maria ? Ça, c’est drôle » marmonne pour lui-seul Joseph qui s’apprête à lui expliquer son air étonné. Mais, sans savoir vraiment pourquoi, il se retient et lâche seulement un « Enchanté ! Joseph ! ». 

On verra, se dit-il ; une autre fois peut-être, plus tard…

Les occasions se représentent. Maria la rouge gorge étant moins présente, Joseph trouve agréable de papoter avec Maria la voisine, par-dessus le grillage. Il voit bien qu’elle recherche le contact et qu’elle n’est probablement pas indifférente à son charme de voisin gentiment… ténébreux.

Les jours passant, Joseph s’habitue à ces conversations qui les rapprochent et convient que son appréciation initiale sur Maria est passé de « belle », qualificatif qu’il trouve un peu intimidant, à « jolie », rendant ainsi Maria à la fois plus abordable et sans se l’avouer vraiment, plus sensuelle. 

La proximité adoucit inévitablement la perception. Il est séduit. D’autant plus que Maria respecte des horaires précis pour leurs échanges. 

Il la voit contourner son hortensia pour poser les mains sur le haut de la clôture chaque matin à 10 heures 24 pile poil. Il aime cette rigueur qui abolit l’incertitude, il lui en sait gré. A-t-elle su lire en lui cet attachement à la régularité ? C’est pour cela qu’il finit un matin par l’inviter à venir prendre un thé, chez lui. « Disons demain, à… 17 heures 14 ? Ça vous va ? »

Maria note la curieuse précision de l’heure de rendez-vous, mais n’en laisse rien paraitre. Elle sait déjà que Joseph est, disons, tatillon sur les horaires. C’est pour cela qu’elle a toujours fait en sorte que leurs échanges de fond de jardin soient calés comme « sur du papier à musique ».

Elle accepte le rendez-vous. Bien sûr, Joseph est content.

Le lendemain, Maria la voisine sonne à 17 heures 14, à la seconde près. Joseph attendait derrière la porte, impatient, les yeux rivés sur la grande comtoise au bout du couloir d’entrée ; Rassuré et satisfait, il ouvre et doit saisir, surpris… un petit bouquet de pensées blanches et violettes que Maria lui tend. Elle les a prélevées dans la rocaille, près de son petit abri de jardin. Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? Parce que l’idée l’a tentée, comme ils disent dans les sept mercenaires, et parce que des chrysanthèmes, tout en étant des fleurs de saison, risquaient fort de donner un ton de Toussaint propre à « casser l’ambiance ». 

Les pensées ont produit leur petit effet, en tout cas ; Joseph, ému sans doute, désorienté sûrement, a bredouillé un « merci, fallait pas » qui a littéralement ravit Maria. C’est ainsi que leur relation a débuté.

Joseph et Maria se sont avoué leurs sentiments le 05 février, dans le salon de Joseph où, après avoir reposé leurs tasses d’Earl Grey sur la table basse, ils ont rapproché leurs lèvres pour un premier baiser.

 

L’hiver passe. Durant cette période, Joseph aperçoit parfois Maria se rapprocher de la clôture, près de l’hortensia pour déposer des graines à l’intention de Maria, et ça le touche. Elle est bien, cette fille ! 

Le printemps se pointe, avec son air qui se remet à vibrer de contentement et les couleurs renouvelées dont il pare le jardin. L’idylle entre la rouge gorge et Joseph ne demande donc qu’à reprendre. Il faut bien l’avouer, il se languit de ces rendez-vous avec Maria, de nouveau sur un rythme quotidien, et sans que cela perturbe pour autant, pense-t-il égoïstement, sa relation tendrement complice avec sa jolie voisine. Il n’ose le confesser ; la complémentarité de ces deux relations avec ses deux Maria le comble.

Nous sommes le 20 mars et il est 10 heures et 4 minutes très précisément, note-t-il : le jour du début du printemps, à l’heure exacte de leur première rencontre.

Il pousse la baie vitrée de sa véranda pour sortir, va chercher son transat remisé pour l’hiver dans le cabanon en bois. « On n’est jamais trop précis » pense Joseph tout en plaçant les quatre pieds du fauteuil bien comme il faut sur les lattes en teck de sa terrasse. « Jamais trop précis ! » Joseph en a fait sa devise et ne regrette pas cette inclination personnelle puisque Maria, qui attendait elle-aussi ce moment, vient sans retard se poser sur son épaule droite dès qu’il s’est assis. Quel bonheur, cette communion que le beau temps magnifie !

Joseph note avec reconnaissance que Maria a choisi de ne pas venir troubler ce rendez-vous avec Maria et qu’elle n’est même pas venue (ou alors si discrètement qu’il n’a rien vu) jeter un œil depuis son jardin pour s’assurer que l’oiseau était là, de nouveau, sur l’épaule de son… complice ? ami ? compagnon ?...

Comment Maria s’est-elle doutée que ce premier jour du printemps serait, inévitablement, celui des retrouvailles ? Joseph se demande ce qui l’émeut le plus : ce tact, cette discrétion dont Maria a fait preuve, ou l’intuition précise, quasi horlogère, qui lui a fait deviner qu’elle devait s’effacer aujourd’hui. 

Mais peut-être a-t-elle, tout bêtement, entendu Maria chanter sa ritournelle et choisit dès lors de ne pas risquer d’interrompre son chant gracieux …

Joseph se promet de lui poser la question, ce soir, lors de leur réunion quotidienne de 17h14.

Cependant, à l’heure dite, Maria ne sonne pas. Que se passe-t-il ? Joseph est désorienté. Il n’irait pas jusqu’à paniquer, non, bien sûr, mais Maria ne l’a pas habitué à cela. Il a dû lui arriver quelque chose. Joseph décide donc de se faire violence, sort de chez lui et va sonner à la porte de sa voisine. D’abord rien, pas de bruit et Joseph s’apprête déjà à tourner les talons, presqu’heureux de n’avoir pas à expliquer son initiative à sa belle voisine. Il se sent bête. Soudainement, la porte s’ouvre. 

« Maria ? Qu’est-ce qui t’arrive ? » Joseph ne cherche même pas à cacher son irritation. Rompre ainsi l’ordre établi, sans même prévenir, est-ce permis ?

Maria a pleuré, ça se voit. La colère de Joseph s’évanouit dans la seconde, laissant la place au désarroi. Il est bouleversé, comme lorsqu’il a lu ces quelques vers de Ruy Blas, ce matin, avec sa rouge gorge près de lui ; coïncidence, correspondance, prémonition ?

 

… Oui, je vais tout lui dire.

Est-ce un crime ? Tant pis ! Quand le cœur se déchire,

Il faut bien laisser voir tout ce qu’on y cachait …

  

« Maria ? Qu’est-ce qui t’arrive ? » répète-t-il donc, sur un tout autre ton, le ton du mec amoureux, piteux et coupable d’avoir laissé paraitre un injuste agacement. 

Il la regarde dans les yeux, baissent les siens et s’administre un auto-jugement sévère et mérité :

 

« Mais quel con je suis !!! » 

Elle le fait entrer ; ils s’installent au salon et Maria, après l’avoir fixé, droit dans les yeux, se décide à tout lui dire : elle a cru pouvoir vivre dans cette régularité confortable que lui a offert Joseph, dans cette relation tendre et feutrée qui évite l’engagement et ce « bonheur de la vie à deux » qu’elle a vaillamment rejeté depuis qu’elle est toute petite.

Et puis, elle a vu Maria revenir, et rendre heureux « son » Joseph en se posant en confiance sur son épaule droite (« oui, j’étais là, de l’autre côté de la clôture, à guetter en cachette ce recommencement ») et elle a tout à coup été envahie par ce terrible sentiment de honte qu’elle ne pensait jamais pouvoir découvrir en elle. Quel embarras ! Et, en même temps, quelle révélation ! 

Cette Maria, cette petite bête, cette virevoltante rouge gorge, est devenue en l’espace d’un instant un exemple, ou plutôt une leçon, oui c’est ça, une leçon de vie ! 

Cette innocence de l’oiseau, ce don de soi, sans calcul… Maria a envie que Joseph lui donne plus, qu’à son tour et comme l’oiseau il vienne vers elle sans retenue. Voilà ! Quand le cœur se déchire…

Joseph tend la paume de sa main vers le visage défait de Maria et y essuie une larme qui coulait sur sa joue.

 

10 h 54. Le soleil de Juin est déjà haut quand Joseph installe son transat. 

Il plisse les yeux pour combattre les rayons lumineux qui réverbèrent sur le carrelage blanc de la véranda aux baies vitrées grandes ouvertes sur le jardin et pour bien visualiser les rainures marquant la séparation entre chacun des grands carreaux, afin que le positionnement du fauteuil soit parfait. Une fois qu’il s’en est assuré, il s’y cale avec un contentement frisant la béatitude. Le jardin est splendide, se dit-il. Comme pour chercher une approbation tacite à ce constat, il saisit de sa main gauche la main droite de Maria, qui s’est assise à ses côtés après avoir installé son fauteuil sans la moindre minutie, ce qui, il se surprend à l’admettre, le ravit. Là où il avait aperçu Maria pour la première fois dans la trouée due à un laurier sauce mort au sein de la haie de clôture, il n’y a plus de séparation ; les deux jardins n’en font plus qu’un. Joseph ferme les yeux, pour mieux profiter des babillements joyeux de Maria la rouge gorge, délicatement posée sur l’épaule droite de Maria, celle chez qui il vit désormais et qui n’est donc plus Maria-la-voisine …