mardi 1 novembre 2022

Perspective inversée

 Toute ressemblance... bla bla bla... n'est qu'hommage et admiration. Et oui; car moi, je ne sais hélas pas dessiner, encore moins peindre et je me demande ce que Screen Splash aurait bien pu tirer de moi?

Judith aime les fleurs. Et Judith aime peindre. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que, semant et entretenant dans son jardin des bouquets de capucines et jonquilles jaunes, azaléas japonica rouges et autres verónicas spicatas bleues, elle prenne un même plaisir à les reproduire sur la toile. 

Sa technique picturale s’améliorant sans cesse, Judith a bien été tentée de choisir parfois d’autres thèmes, visages de femmes ou d’enfants, paysages, envolées d’oiseaux exotiques, bref, tout ce qu’une artiste peut transposer lorsqu’elle fait la part belle à son imagination et qu’elle cherche à projeter son imaginaire. Mais elle est toujours revenue à ses premières amours, ravissant ses proches et plus largement tous ceux qui ont eu la chance d’admirer ses œuvres, avec des compositions florales unanimement qualifiées de « bluffantes ». Elle sait mettre en valeur la nature avec ses changements de textures et de couleurs et offrir ainsi dans ses tableaux un peu de ce qu’est la vie ; tout le contraire donc d’une « nature morte », serait-on tenté de penser avec un brin de malice…

Pour autant, elle n’a jamais, malgré les exhortations de son entourage, cherché à faire commerce de son art. Une modestie fermement chevillée au corps semble lui interdire toute tentative de rétribution de son talent, le bonheur de peindre et de montrer ses créations à quelques-uns suffisant à tempérer son introversion naturelle. Ceux qui la connaissent plus intimement pourraient vous dire que le visage doux et diaphane de Judith, assez comparable à celui de son homonyme célèbre tel que peint par Andrea Mantegna, reflète assez cette inclination. 

Depuis quelques années déjà, elle bénéficie chez elle d’un espace conséquent lui permettant de passer d’un sujet à un autre sans jamais rien abandonner. Ses réalisations s’accumulent donc, couvrant dans son atelier les deux murs libres situés de chaque côté de la grande baie vitrée orientée au nord. Celle-ci, en journée, inonde la pièce d’une lumière douce estompant le contour de toute ombre portée. Un espace de sérénité… 

Carton, bois, céramique, tissus et toiles, pastel, aquarelle, fusain, crayon et peinture à l’huile, aucun support ni aucune technique n’échappent à l’ardente volonté de découverte et d’exigeante remise en question qui anime Judith. Rien de comparable cependant à ce qui surviendrait avec ce cadeau d’anniversaire qui allait changer du tout au tout son approche de la peinture.

 

L’invention de Samantha Anisée tient du génie. La connaissance pluridisciplinaire de cette informaticienne de haut vol lui a permis d’associer différentes techniques et savoirs (principalement l’intelligence artificielle, la rhéologie et les nanotechnologies) avec les différents courants artistiques traversant les siècles jusqu’à notre vingt-et-unième bien entamé. Un surtout ! Parmi tous les grands maîtres, Samantha n’a jamais caché sa préférence pour celui qu’elle considère comme LE visionnaire : David Hockney, son chouchou, le célèbre peintre anglais aux approches « éclaboussantes ». Est-ce pour cette raison qu’elle a décidé de nommer sa trouvaille « Screen-Splash » ? Sans aucun doute, la référence en forme d’hommage étant plus qu’évidente…

 

-        Screen-Splash ? Allez, raconte-moi ! interroge Abel Alico. Un SMS sibyllin de sa vieille copine Samantha l’a alerté. Sam y tenait à l’informer, avec la légendaire modestie dont elle est capable, de « la découverte du siècle », Connaissant bien Samantha, Abel a rappliqué dare-dare chez son amie, subodorant l’exceptionnel…

-        Un vernis, Mec, un pur vernis ! Avec, dedans, un logiciel de derrière les fagots, qui va définitivement ringardiser Léonard de Vinci et Picasso.

-        Dedans ? C’est-à-dire ?

-        Grâce aux miracles de la nanotechnologie, mon cher ! Un programme inséré DANS le vernis qui peut devenir opérant. Suffit de plaquer n’importe où sur la surface couverte par le vernis du 4,5 volts, genre trois piles AA en série, et hop, c’est parti mon kiki ! N’importe quelle cloison peut devenir un tableau intelligent, oui mon pote ! Mon vernis est applicable aisément sur toute surface à peu près lisse. Les imperfections du support ne gênent même pas son bon fonctionnement. Ton mur badigeonné devient LE support à la création.  Du pur génie, mon Abel, et encore je suis modeste ! 

« Support ultime pour créateurs du vingt et unième et au-delà !!!» Je vais coller ça dans la notice publicitaire de Screen-Splash. De la bombe, je te dis !

 

Samantha rentre dans le détail pour expliquer sa découverte à son ami : grâce aux plus récents développement de l’IA et de la reconnaissance des objets et des mouvements, une personne se saisissant d’un pinceau, rouleau, couteau à peindre, crayon ou tout autre outil de dessin et décidant d’appliquer telle ou telle couleur avec celui-ci (le choix de la couleur s’effectue grâce à une palette déportée), voit aussitôt le résultat de son geste restitué par l’écran qu’est devenu le mur vernissé après séchage. Qui plus est, « l’écran » possède la faculté de choisir le meilleur style de peinture en fonction de ce qu’il voit, sait et comprend de l’artiste en action. Ses réalisations antérieures, ses recherches sur le net, son humeur même, sa façon d’appliquer la peinture sur la toile, tout est analysé et intégré par Screen-Splash pour que l’œuvre soit optimisée et se rapproche au mieux des choix esthétiques du peintre. Enfin, le logiciel autorise une « mise en mouvement » des scènes représentées : la fonction Big Splash, comme Samantha Anisée a décidé de nommer cette option de son programme. Quand on l’active, un visage dessiné soudainement s’anime, souriant aux spectateurs du tableau, un oiseau peint s’envole de la branche sur laquelle l’artiste l’a posé, une fleur dessinée s’ouvre sous l’effet des rayons dorés du soleil qui se mettent à vibrer.

En l’écoutant, Abel se dit que Samantha a réussi ce tour de force d’offrir aux créateurs un prolongement de leur art qui ne leur échappe pour autant pas. Le résultat final leur « correspond », comme un morceau de musique samplée demeure la création unique du compositeur sampleur. En cette fin de siècle, Samantha a satisfait le souhait maintes fois exprimé par Hockney, celui de s’aider de la « reproductibilité technique » sans pour autant faire perdre à l’artiste son… aura. Balaise, la Sam !!!

 

Samantha a également réussi son coup en termes de promotion commerciale, et son produit Screen-Splash (un pot de 2,5 litres de vernis nano technologique préprogrammé, accompagné de sa tablette-palette pour les choix de couleurs et de trois piles AA) s’est vendu 6000€ l’unité dès les premiers jours de diffusion et à des milliers d’exemplaires de par le monde, les plus grands artistes plasticiens du temps s’étant tous enthousiasmés pour ce nouveau médium. Qui plus est, on peut acheter pour un prix frôlant l’indécence des supports autorisant la réalisation de reproductions de l’œuvre originale, si chère à Hockney. Ces copies papier transposent même, si on le souhaite, la fonctionnalité Big Splash. 

Un vrai carton marketing !

 

« Happy birthday, dear Judith » ont entonné tous les invités, et elle a soufflé les bougies de son gâteau d’anniversaire. C’est l’instant choisi par Didier, le compagnon de Judith, pour… la surprise ! Il propose donc à son épouse, après lui avoir bandé les yeux, de venir découvrir son cadeau en la conduisant par la main jusqu’à son atelier. 

 

-        Attention dans l’escalier, ma Juju ! Ça y est, on est arrivé ; tu peux retirer ton bandeau !

 

Là, au beau milieu de la pièce, entourée par ses tableaux finis ou encore en chantier, elle peut enfin recouvrer la vue et découvrir, découvrir… Rien ?! Où est-il donc, ce cadeau que Didier et ses amis semblent si heureux de lui offrir ? Un des murs de l’atelier a été dégagé, note-t-elle, mais pourquoi ?

Les sourires francs sur tous les visages indiquent bien à Judith qu’on ne lui fait pas une mauvaise blague. Alors, de quoi s’agit-il ? Charitable, Didier ne prolonge pas plus longtemps l’attente et l’étonnement de son artiste de femme :

 

-        Judith, prends un de tes pinceaux et fais comme si tu dessinais une rose, là, en l’air, juste devant toi, face au mur. Tu veux bien ? Te pose pas de question, vas-y !

 

Judith, ne comprenant pas trop à quoi pouvait rimer cette invite, mais s’exécutant néanmoins, souriante, saisit d’abord un pinceau Aveline, se ravise, prend finalement un Egbert, et trace dans l’espace ce qu’on lui demande de représenter. Pour donner de l’expression et de l’énergie à sa rose, l’Egbert, s’est-elle dit, ce sera bien, même si peindre sans support lui parait… curieux ! Et c’est alors que le « miracle » se produit ; du moins aux yeux ébahis de Judith. Là, sur le mur, apparaît la rose qu’elle vient d’imaginer et de figurer dans l’air lumineux de son atelier d’artiste. Les invités restent muets d’admiration, surpris, étonnés, scotchés, tant par la beauté du dessin que par son apparition soudaine, magique, inimaginable, sur le Placoplatre peint en blanc. Pourtant complices de Didier et ayant participé au choix du cadeau, tous n’en demeurent pas moins incrédules et éblouis. Screen-Splash vient de conquérir et faire chavirer la douzaine d’âmes présentes à l’anniversaire. Et pour Judith ? Elle semble ne pas saisir réellement ce qui est en train de se passer. Elle a lâché son pinceau qui, en tombant, a dessiné une bien étrange tige à sa rose, l’écran toujours connecté ayant saisi cette chute comme une instruction à suivre. Judith reste interdite. C’est un vertige qui s’impose à elle, parce qu’elle seule vient de prendre conscience que ce « murécran » (c’est le mot qui lui vient pour désigner son cadeau improbable) va radicalement changer sa façon d’aborder la peinture. 

Un nouveau monde à découvrir et une passion à exercer de mille autres manières ; en sera-t-elle capable ? Didier a sans doute compris ses doutes et son trouble car il lui tend la notice de Screen-Splash en lui collant un baiser affectueux sur les lèvres et en lui soufflant à l’oreille, rassurant :

 

-        Joyeux anniversaire, mon Amour ! Tu vas nous faire des trucs incroyables, magnifiques, j’en suis sûr et certain !

 

Les mois qui suivent sont faits de jours et de nuits d’apprentissage. Judith ne quitte pratiquement plus son atelier, au fond duquel d’ailleurs elle a installé un lit de camp, au grand dam de Didier qui n’en peut mais, commençant légèrement à regretter son choix de cadeau.  

Notre artiste peintre a le sentiment que son univers créatif est désormais sans autre limite que ses propres capacités à maitriser l’outil qu’on lui a mis entre les mains. Aussi compte-t-elle bien explorer tous les champs que Screen-Splash lui cache encore, et elle s’y emploie avec obstination, avec délectation même. 

Après quelques semaines d’un travail acharné, Judith sent qu’elle parvient à dominer l’outil et décide donc qu’elle pourrait peut-être présenter sans rougir ses dernières œuvres à ses proches, voire à un public plus large. La toute prochaine exposition d’artistes locaux, organisée par la mairie de la petite commune où vivent Judith et Didier, sera l’occasion rêvée de le faire. Allez ! Elle se lance !...

 

Elle a en définitive choisi de présenter un seul tableau. Il représente un immense champ de blé ondulant, constellé de coquelicots et illuminé par les rayons d’un soleil estival. Les vagues, constituées d’une myriade d’épis animés par Screen Splash, transforment les coquelicots en autant de petits vaisseaux écarlates ballotés sur un océan jaune doré. La lumière du soleil semble, elle-aussi, fluctuer et irradier les blés mûrs au point qu’on a presque l’impression de sentir une chaleur cuisante se réverbérer. 

 

Le succès de Judith sera retentissant. Les premiers visiteurs de l’expo, conquis dès le seuil de la salle municipale franchi, s’empressent de passer le mot : il y a quelque chose d’inimaginable à voir, venez, venez vite ! Les habitants du village accourent ; la rumeur enfle et se propage. Le pigiste du Télégramme, qui en ce dernier dimanche d’août a pour objectif initial de rendre compte d’une animation locale comme il y en a tant, est lui aussi bouleversé et jure au rédac-chef des pages intérieures qu’il faut couvrir l’évènement tout autrement que par une simple brève. En découle un article titré en toute simplicité « une étoile est née », en page Loisirs, et pour une raison inexpliquée mais pertinente, dans la rubrique Jardins. Judith y apparaît en photo à côté de son tableau (elle a finalement cédé à l’insistance persuasive du journaliste).

La photo du « champ de blé ensoleillé avec ses coquelicots » est mauvaise, mais suffisamment parlante pour qu’un critique d’art, breton et lecteur occasionnel du Télégramme, veuille voir tout cela de plus près. Il se déplace et, après s’être renseigné à la mairie pour obtenir l’adresse de Judith, sonne chez elle, la convainc de lui laisser voir son « champ de blé », et repart certain d’avoir admiré un chef d’œuvre.

Il en parle ; des marchands d’art s’interrogent, puis s’intéressent, s’entichent et finalement se déchirent pour acquérir le tableau. C’est le tout début d’une période frénétique pendant laquelle, presqu’à son corps défendant, Judith vend ses œuvres à coup de centaines de milliers de dollars. Les ondulations de ses fleurs sous le vent fascinent le public comme les professionnels ; cette peinture en mouvement, technologique et post moderne, Judith, selon les critiques d’art, l’incarne comme personne. C’est la gloire !

 

Un matin, dans son atelier, Judith fait face au Placoplatre blanc vernissé. Elle a un pinceau à la main (un pinceau traceur parce qu’aujourd’hui, elle a une envie de complexité) et s’interroge sur ce qu’elle va transmettre à son murécran. Et soudain, elle se dit qu’il lui suffirait de dessiner n’importe quelle fleur, dans n’importe quel contexte pour que Screen-Splash se charge du reste. 

Le reste ? Elle prend soudainement conscience que non, le vernis intelligent ne se contenterait pas de compléter, d’affiner… le reste. En fait, il prendrait en main… tout le processus ou presque. Le logiciel la connaît trop bien, depuis tout ce temps. Il fera sans anicroche, sans faute de goût, du Judith à la place de Judith.

Judith pose son pinceau traceur. Elle ferme un instant les yeux, s’imaginant saisir sa vieille palette de peinture, depuis longtemps remisée dans un coin, en glissant dans le trou son pouce gauche, et choisir après quelques longues secondes de réflexion deux pinceaux. Il ne lui resterait alors qu’à se lancer dans la réalisation d’un tableau, le plus extraordinaire des tableaux, tous les mouvements qu’il suggèrerait ne tenant qu’à sa propre maîtrise, à son art, à elle seule. 

Judith aime les fleurs ; elle décide donc, maintenant, de peindre les plus belles qu’on ait jamais vues sur une toile, pas plus vraies que nature, non, simplement… vraies.

Alors, Judith cherche et trouve un rouleau à peinture en polyester à poils longs, le trempe dans un grand pot de laque blanche satinée et s’attache à recouvrir, irrémédiablement, le vernis Screen-Splash. 

 

samedi 10 septembre 2022

Belle inconnue

Joseph s’est installé confortablement devant sa télé, un écran plat immense de dernière génération, le top du top. Il a choisi, ce soir, de se repasser pour la vingtième fois, au moins, ce qu’il considère comme LE chef d’œuvre du cinéma :

Citizen Kane … 

Joseph ressent toujours le même plaisir lorsqu’il revoit, en VO bien sûr, la scène célèbre entre Bernstein, l’homme de confiance de Charles Foster Kane et Thompson, le journaliste venu l’interroger sur le mystérieux dernier mot prononcé par Kane avant de mourir : « Rosebud »

 

-        That Rosebud ?

-        May be… some girl ? suppose Bernstein.

 

Et, pour convaincre Thompson que son hypothèse sur la signification de Rosebud est peut-être fondée, il enchaine en lui racontant cette anecdote ancienne et très personnelle : 

 

-        A fellow will remember a lot of things you wouldn’t think he’d remember. You take me. One day, back in 1896, I was crossing over to Jersey on the ferry, and as we pulled out, there was another ferry pulling in, and on it there was a girl waiting to get off. A white dress she had on. She was carrying a white parasol. I only saw her for one second. She didn’t see me at all, but I’ll bet a month hasn’t gone by since that I haven’t thought of that girl

 

(Sous-titrages en français :  Il y a des souvenirs plus tenaces qu’on ne pourrait croire…

Ainsi moi, en 1896, sur un ferry qui croisait le mien, j’aperçus une jeune fille en robe blanche, tenant une ombrelle blanche. Je l’entrevis à peine, une seconde, pas plus, et elle ne me vit pas. Mais depuis lors, il n’y a pas eu un seul mois sans que je pense à elle.)

 

Le lendemain, le soleil de 11h éclaire la terrasse du Balto et transfigure les petites tables rondes en zinc du bar-tabac en immenses pièces d’argent. Mais c’est la belle inconnue qui sirote un Perrier-grenadine à la table juste à côté de la sienne qui mobilise le regard de Joseph. Joseph pense alors au dialogue entre Bernstein et Thompson et sourit intérieurement. Il se demande combien de circonstances similaires à celle décrite par Bernstein il a déjà vécues. 

Aucune d’entre-elles ne l’a suffisamment marqué pour éveiller en lui un sentiment comparable à la douce et ineffaçable mélancolie du vieil homme. Et ce n’est certainement pas cette fille, assise à quelques mètres de lui, qui va changer la donne. Joseph est sûr de son fait. Il se sent même presque fier de ses oublis systématiques, allez savoir pourquoi ?

Un soupçon de vanité probablement, un brin d’indifférence, la crainte aussi peut-être de se sentir envahi par une nostalgie poisseuse…

Passons ! Il s’oblige à tourner la tête dans une autre direction, pour faciliter son désir d’effacement mémoriel.

Lorsqu’il dirige à nouveau son regard vers la table voisine, la fille n’est plus là. Joseph ressent un trouble inattendu. Mince ! Elle a filé à l’anglaise, c’est à peine croyable ! Le verre de Perrier-grenadine pas même vidé trône au milieu du rond en zinc. Pourquoi cette hâte ? se demande Joseph, plus intrigué qu’il ne voudrait.

Il quitte à son tour le troquet et se persuade qu’il va maintenant tout oublier, comme à son habitude…

 

Le lendemain matin, comme chaque jour, Joseph s’installe au bar du Balto et s’apprête à commander son petit café. Bogdan, qui l’a vu arriver et qui connait bien les rites immuables de son fidèle client, le lui apporte avant même qu’il en ait formulé la demande avec, comme d’hab., le morceau de sucre roux coupé en deux posé dans la soucoupe (Joseph n’arrive toujours pas à boire le café sans le sucrer un chouia). 

 

-        Merci Bogdan ! C’est sympa…

-        Dé rien, Mec ! (Les deux hommes se pratiquent maintenant depuis des années et s’apprécient. Ils se sont à l’occasion rendus mutuellement de petits services, de ceux qui forgent avec le temps de la sympathie, voire plus)

-        Euh… Bogdan !

-        Oui ?

-        La fille, hier, tu vois, celle qui a pris un Perrier-grenadine, juste à ma gauche… tu vois ? insiste-t-il. Tu sais qui c’est ?

-        Non. Yé l’avais jamais vue avant, mais elle travailler ou habiter dans le coin, parce que est venue à pieds et pas depuis la gare.

-        Ok ; merci mon pote !

 

Cette situation commence à irriter Joseph. Qu’il ne parvienne pas à virer de son esprit l’image de cette femme l’agace même au plus haut point. Avoir re-visionné Citizen Kane, c’est ça qui l’a déstabilisé. Bernstein avec ses réponses à la noix en forme d’énorme point d’interrogation, ça lui a pris la tête, voilà ce qui s’est passé ! Fait ch … !

Joseph décide d’appeler sa vieille copine Sarah. Il se rend bien compte que ce n’est pas très joli-joli de se servir d’une ex, qu’il n’a d’ailleurs pas recontactée depuis des lustres, juste histoire de créer un dérivatif à sa nouvelle et incompréhensible obsession. Il ravale sa honte avec une rapidité dont, parait-il, la plupart des hommes sont capables, et compose le 06 de Sarah.

 

-        Sarah ? Salut, c’est Joseph ! Tu vas bien ?

-        Joseph ! Je te croyais mort… Qu’est-ce qui t’arrive ?

-        Ok, ok…Excuse-moi, j’aurais dû t’appeler y’a un bon moment déjà, mais tu sais ce que c’est…

-        Non, je ne sais pas ! Dis-moi !?

-        D’accord, Sarah, t’as raison, j’ai été nul… Est-ce que je peux t’inviter à dîner, pour me faire pardonner ? Un blanc, à l’autre bout du fil…

-        Tu es libre ce soir ? ose Joseph pour rompre le silence.

-        Ce soir ? Rien que ça ? T’es gonflé, quand même ! Bon, t’es en veine, je suis dispo ce soir ; mais tu devras inviter aussi mon amie Sylvia, qui arrive de Londres et qui loge chez moi pour quelques jours. Et tu n’as pas le choix. Pigé ?

-        Pigé ! Elle est sympa ? Joseph a failli demander « elle est jolie ? » en fait, mais s’est ravisé à la dernière seconde.

-        Tu n’es vraiment qu’un gros nul, Jo !!! A ce soir ! balance Sarah qui a parfaitement deviné ce qu’était la vraie question brûlant les lèvres de son ancien petit ami et qui raccroche donc un peu sèchement. 

 

Joseph comprend dans l’instant sa muflerie. Pour la seconde fois en quelques minutes, il ne se sent pas fier de lui ; il n’a pas été au top, et c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Il se promet de rattraper le coup en réservant trois couverts dans un super bon resto. Content en tout cas d’avoir appelé Sarah. Évanouie, la fille Perrier-grenadine ! Et la rencontre avec cette Sylvia le fait passer mentalement dans un futur proche qui lui convient mieux.

 

Un étoilé Michelin, faut bien ça pour que Sarah ne fasse pas trop la gueule et qu’ils passent tous les trois une bonne soirée. Il se pointe au restaurant avec vingt minutes d’avance, histoire de ne pas risquer une remarque des filles. Vaguement rêveur, il parcourt des yeux la salle sans accrocher son regard à quoi que ce soit. Dans l’après-midi, la plaie s’est un peu rouverte et sa voisine de bistro a repris une place que Joseph croyait avoir rendue vacante définitivement. 

Qu’est ce qui ne va pas dans ma tête ? Joseph se voit en Charles Foster, agitant une boule de verre dans laquelle de la grenadine dégouline sur deux petites figurines se tenant la main sur le pont d’un bateau, Sarah et Sylvia très certainement, songe-t-il. Il sort de sa rêverie juste un instant avant que les deux amies, guidées par une hôtesse, arrivent à la table qu’il a réservée.  

Depuis son coup de fil à Sarah, il caresse l’espoir que Sylvia puisse être, par un hasard dont les romans et les films sont gourmands, la jeune cliente du bar. Maintenant que Sylvia est là, devant lui, souriante, il se dit : C’est elle ! Ou peut-être pas ! Il se rend soudainement compte qu’il lui est impossible de remettre un visage un tant soit peu précis sur sa voisine du Balto, la fille au Perrier-grenadine.

En une seconde, Joseph se détermine : il choisit, tout comme l’avait fait Bernstein, de vivre avec le souvenir lancinant de l’apparition fantasmatique de la veille. Mais il décide également de ne se rappeler clairement que d’une seule chose, c’est que la belle inconnue d’hier portait, tout comme la très belle Sylvia d’aujourd’hui, une estivale robe blanche…