Joseph s’est installé confortablement devant sa télé, un écran plat immense de dernière génération, le top du top. Il a choisi, ce soir, de se repasser pour la vingtième fois, au moins, ce qu’il considère comme LE chef d’œuvre du cinéma :
Citizen Kane …
Joseph ressent toujours le même plaisir lorsqu’il revoit, en VO bien sûr, la scène célèbre entre Bernstein, l’homme de confiance de Charles Foster Kane et Thompson, le journaliste venu l’interroger sur le mystérieux dernier mot prononcé par Kane avant de mourir : « Rosebud »
- That Rosebud ?
- May be… some girl ? suppose Bernstein.
Et, pour convaincre Thompson que son hypothèse sur la signification de Rosebud est peut-être fondée, il enchaine en lui racontant cette anecdote ancienne et très personnelle :
- A fellow will remember a lot of things you wouldn’t think he’d remember. You take me. One day, back in 1896, I was crossing over to Jersey on the ferry, and as we pulled out, there was another ferry pulling in, and on it there was a girl waiting to get off. A white dress she had on. She was carrying a white parasol. I only saw her for one second. She didn’t see me at all, but I’ll bet a month hasn’t gone by since that I haven’t thought of that girl.
(Sous-titrages en français : Il y a des souvenirs plus tenaces qu’on ne pourrait croire…
Ainsi moi, en 1896, sur un ferry qui croisait le mien, j’aperçus une jeune fille en robe blanche, tenant une ombrelle blanche. Je l’entrevis à peine, une seconde, pas plus, et elle ne me vit pas. Mais depuis lors, il n’y a pas eu un seul mois sans que je pense à elle.)
Le lendemain, le soleil de 11h éclaire la terrasse du Balto et transfigure les petites tables rondes en zinc du bar-tabac en immenses pièces d’argent. Mais c’est la belle inconnue qui sirote un Perrier-grenadine à la table juste à côté de la sienne qui mobilise le regard de Joseph. Joseph pense alors au dialogue entre Bernstein et Thompson et sourit intérieurement. Il se demande combien de circonstances similaires à celle décrite par Bernstein il a déjà vécues.
Aucune d’entre-elles ne l’a suffisamment marqué pour éveiller en lui un sentiment comparable à la douce et ineffaçable mélancolie du vieil homme. Et ce n’est certainement pas cette fille, assise à quelques mètres de lui, qui va changer la donne. Joseph est sûr de son fait. Il se sent même presque fier de ses oublis systématiques, allez savoir pourquoi ?
Un soupçon de vanité probablement, un brin d’indifférence, la crainte aussi peut-être de se sentir envahi par une nostalgie poisseuse…
Passons ! Il s’oblige à tourner la tête dans une autre direction, pour faciliter son désir d’effacement mémoriel.
Lorsqu’il dirige à nouveau son regard vers la table voisine, la fille n’est plus là. Joseph ressent un trouble inattendu. Mince ! Elle a filé à l’anglaise, c’est à peine croyable ! Le verre de Perrier-grenadine pas même vidé trône au milieu du rond en zinc. Pourquoi cette hâte ? se demande Joseph, plus intrigué qu’il ne voudrait.
Il quitte à son tour le troquet et se persuade qu’il va maintenant tout oublier, comme à son habitude…
Le lendemain matin, comme chaque jour, Joseph s’installe au bar du Balto et s’apprête à commander son petit café. Bogdan, qui l’a vu arriver et qui connait bien les rites immuables de son fidèle client, le lui apporte avant même qu’il en ait formulé la demande avec, comme d’hab., le morceau de sucre roux coupé en deux posé dans la soucoupe (Joseph n’arrive toujours pas à boire le café sans le sucrer un chouia).
- Merci Bogdan ! C’est sympa…
- Dé rien, Mec ! (Les deux hommes se pratiquent maintenant depuis des années et s’apprécient. Ils se sont à l’occasion rendus mutuellement de petits services, de ceux qui forgent avec le temps de la sympathie, voire plus)
- Euh… Bogdan !
- Oui ?
- La fille, hier, tu vois, celle qui a pris un Perrier-grenadine, juste à ma gauche… tu vois ? insiste-t-il. Tu sais qui c’est ?
- Non. Yé l’avais jamais vue avant, mais elle travailler ou habiter dans le coin, parce que est venue à pieds et pas depuis la gare.
- Ok ; merci mon pote !
Cette situation commence à irriter Joseph. Qu’il ne parvienne pas à virer de son esprit l’image de cette femme l’agace même au plus haut point. Avoir re-visionné Citizen Kane, c’est ça qui l’a déstabilisé. Bernstein avec ses réponses à la noix en forme d’énorme point d’interrogation, ça lui a pris la tête, voilà ce qui s’est passé ! Fait ch … !
Joseph décide d’appeler sa vieille copine Sarah. Il se rend bien compte que ce n’est pas très joli-joli de se servir d’une ex, qu’il n’a d’ailleurs pas recontactée depuis des lustres, juste histoire de créer un dérivatif à sa nouvelle et incompréhensible obsession. Il ravale sa honte avec une rapidité dont, parait-il, la plupart des hommes sont capables, et compose le 06 de Sarah.
- Sarah ? Salut, c’est Joseph ! Tu vas bien ?
- Joseph ! Je te croyais mort… Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Ok, ok…Excuse-moi, j’aurais dû t’appeler y’a un bon moment déjà, mais tu sais ce que c’est…
- Non, je ne sais pas ! Dis-moi !?
- D’accord, Sarah, t’as raison, j’ai été nul… Est-ce que je peux t’inviter à dîner, pour me faire pardonner ? Un blanc, à l’autre bout du fil…
- Tu es libre ce soir ? ose Joseph pour rompre le silence.
- Ce soir ? Rien que ça ? T’es gonflé, quand même ! Bon, t’es en veine, je suis dispo ce soir ; mais tu devras inviter aussi mon amie Sylvia, qui arrive de Londres et qui loge chez moi pour quelques jours. Et tu n’as pas le choix. Pigé ?
- Pigé ! Elle est sympa ? Joseph a failli demander « elle est jolie ? » en fait, mais s’est ravisé à la dernière seconde.
- Tu n’es vraiment qu’un gros nul, Jo !!! A ce soir ! balance Sarah qui a parfaitement deviné ce qu’était la vraie question brûlant les lèvres de son ancien petit ami et qui raccroche donc un peu sèchement.
Joseph comprend dans l’instant sa muflerie. Pour la seconde fois en quelques minutes, il ne se sent pas fier de lui ; il n’a pas été au top, et c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Il se promet de rattraper le coup en réservant trois couverts dans un super bon resto. Content en tout cas d’avoir appelé Sarah. Évanouie, la fille Perrier-grenadine ! Et la rencontre avec cette Sylvia le fait passer mentalement dans un futur proche qui lui convient mieux.
Un étoilé Michelin, faut bien ça pour que Sarah ne fasse pas trop la gueule et qu’ils passent tous les trois une bonne soirée. Il se pointe au restaurant avec vingt minutes d’avance, histoire de ne pas risquer une remarque des filles. Vaguement rêveur, il parcourt des yeux la salle sans accrocher son regard à quoi que ce soit. Dans l’après-midi, la plaie s’est un peu rouverte et sa voisine de bistro a repris une place que Joseph croyait avoir rendue vacante définitivement.
Qu’est ce qui ne va pas dans ma tête ? Joseph se voit en Charles Foster, agitant une boule de verre dans laquelle de la grenadine dégouline sur deux petites figurines se tenant la main sur le pont d’un bateau, Sarah et Sylvia très certainement, songe-t-il. Il sort de sa rêverie juste un instant avant que les deux amies, guidées par une hôtesse, arrivent à la table qu’il a réservée.
Depuis son coup de fil à Sarah, il caresse l’espoir que Sylvia puisse être, par un hasard dont les romans et les films sont gourmands, la jeune cliente du bar. Maintenant que Sylvia est là, devant lui, souriante, il se dit : C’est elle ! Ou peut-être pas ! Il se rend soudainement compte qu’il lui est impossible de remettre un visage un tant soit peu précis sur sa voisine du Balto, la fille au Perrier-grenadine.
En une seconde, Joseph se détermine : il choisit, tout comme l’avait fait Bernstein, de vivre avec le souvenir lancinant de l’apparition fantasmatique de la veille. Mais il décide également de ne se rappeler clairement que d’une seule chose, c’est que la belle inconnue d’hier portait, tout comme la très belle Sylvia d’aujourd’hui, une estivale robe blanche…
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