samedi 10 septembre 2022

La piscine verte

Une amie, Bertille, m'a bien aidé pour peaufiner la fin de cette histoire; et ce n'est pas simplement pour une histoire de couleur...



Jean-Philippe allait fêter ses 90 ans et, malgré quelques petits soucis inhérents à son « pourcentage de siècle » devenu conséquent, portait encore beau et n’en était pas peu fier. Il savait en faire état chaque fois que l’occasion se présentait, avec l’esprit caustique mais jamais « vache » qui caractérisait bien son humeur générale. Une de ses blagues préférées ? J’aime les anniversaires car il est démontré que plus on en fête, plus on est sûr de vivre vieux !...

Ses amis l’avaient surnommé Andante (certains d’entre eux affirmaient pourtant qu’il avait lui-même suggéré ce pseudonyme) tant il savait manier l’humour à froid avec une placide, lente et malicieuse délectation.

Lorsqu’il s’était installé pour vivre sa retraite d’éminent linguiste à quelques encablures du littoral méditerranéen, il paraissait inenvisageable que sa propriété fût un jour… en bord de mer. Le réchauffement climatique et la montée résultante des eaux avaient fait leur œuvre et rongé à grande vitesse les rivages de la Côte d’Azur. Et Jean-Philippe avait eu le bonheur de voir s’arrêter cet inexorable grignotage à 50 mètres seulement de sa coquette demeure, initialement édifiée au beau-milieu d’un lotissement de douze maisons dont cinq subsistaient aujourd’hui, les sept autres ayant dû être évacuées d’abord, puis démolies car déclarées en zone inondable deux ans à peine avant d’être submergées.

C’est suite à ce coup du sort qui avait épargné sa villa « Les pieds dans l’eau » (Imaginait-il en l’appelant ainsi quelques années auparavant qu’il serait un jour à ce point dans le vrai ? Allez savoir ; il était bien capable d’avoir poussé ainsi l’ironie par anticipation, le bougre !) qu’il décida de faire installer devant sa terrasse orientée plein sud une belle piscine à débordement. Quel plaisir que de prendre un verre (de préférence un T-punch pour Jean-Phi) avec l’impression de barboter au milieu de cette mer aigue-marine jouxtant à présent sa propriété.

Michelle, la compagne de JP avait, mollement avouons-le, lutté contre ce projet, arguant que ce serait un danger pour les enfants. Il est vrai que les statistiques plaidaient en sa faveur, le plus grand nombre annuel de noyades résultant d’une brève inattention, d’un manque de surveillance des propriétaires de ces haricots bleus, fascinants et magiques pour les petits diables. Mais, sans même parler du désir de Michelle de profiter elle-aussi de baignades rafraichissantes au bas mot six mois de ces années de plus en plus régulièrement caniculaires, la bataille de tranchées menée par ses petits-enfants et savamment orchestrée par le général-en-chef Papi Jean-Phi eût les conséquences attendues par les jeunes protagonistes ; la piscine fut creusée et la victoire célébrée à grands renforts de plongeons et de cris joyeux !!!

Les années qui suivirent son édification n’infléchirent heureusement pas les chiffres de la mortalité due aux ludiques bassins et tout le monde finit par se féliciter d’avoir cédé au projet de « pataugeoire », comme Andante s’était plu à dénommer l’ouvrage.

La famille prit même l’habitude de célébrer chaque nouvelle année de vie de Jean-Philippe au bord de la fameuse piscine, voire dedans, quelqu’un ayant eu l’idée d’acheter des fauteuils et plateaux gonflables pour trinquer à la santé du patriarche tout en pataugeant avec délectation dans une eau turquoise.

C’est à la veille de son 84ième anniversaire que se produisit un évènement perturbateur et pour le moins troublant.

« Troublant » : Jean-Philippe avait immédiatement utilisé ce qualificatif ambigu, dans tous les sens du terme, fort de sa légendaire précision lexicale et avec un humour toujours aussi affûté. La piscine avait en effet viré et était passé dans la nuit du bleu au vert sans qu’on puisse en expliquer la raison. Le Ph, le taux de cuivre, le titre hydrotimétrique, l’alcalinité et j’en passe, tout était censé être mesuré, contrôlé, ajusté par le dispositif sophistiqué (et onéreux ; il en avait coûté au moins 7000€ à JP…) installé dans un petit local semi-enterré, à quelques mètres de l’ouvrage principal.

Que faire ? Le regroupement familial devait se tenir, comme chaque année, le lendemain 11 août et tous s’interrogeaient donc sur ce qu’il convenait de mettre en œuvre pour que disparaisse cette couleur inappropriée et susceptible de gâcher la fête.  Le vert s’était imposé comme le ferait un parent avec lequel tous les ponts ont été rompus suite à un sombre et impardonnable différend et qui s’inviterait à un repas de famille sans que personne ne l’y ait convié. 

-        Le sulfite de cuivre !!!  proposa le cousin Georges. Ayant occupé un emploi (Jean-Philippe corrigeait chaque fois ironiquement cette expression en remplaçant « emploi » par « bureau ») chez Pechiney dans les années 90, il se prétendait un peu chimiste. 

-        Sulfate ! rectifia JP avec un soupir navré, pensant que Georges devrait être une fois pour toute rangé dans la catégorie « parents avec lequel tous les ponts… etc. etc. » et plongé sans hésitation dans le marécage saumâtre qu’était devenu la piscine des « Pieds dans l’eau ». 

Le test du sulfate de cuivre fut néanmoins tenté, sans succès.

Le lendemain pourtant, jour de l’anniversaire, l’eau de baignade était redevenue aussi limpide qu’aux premiers jours de remplissage du bassin. Mystère… 

La fête put donc avoir lieu sans être perturbée par ce vert disgracieux.

Les années suivantes, le même phénomène se reproduisit (bleu puis vert puis bleu), sans que l’énigme ne soit jamais résolue. Tout au plus Jean-Philippe avait-il droit, la veille de sa montée officielle en âge, de la part des invités du lendemain, à la sempiternelle question : « alors, JP, encore vert, cette année ? » La famille de Jean-Philippe et l’intéressé lui-même finirent par s’habituer à la chose, la résignation ayant succédé à l’agacement des premières occurrences. Après tout, puisque les 84, 85, 86, 87, 88 et 89 ans n’étaient en rien affectés par ces fluctuations chromatiques annuelles…

Le drame se produisit le 10 août précédant le 90ième anniversaire. Enfin, le drame… disons plutôt l’anomalie.

Vous l’avez compris, le passage de l’eau de la piscine du bleu au vert n’était plus depuis belle lurette considéré comme une surprise. Ce fut l’absence de toute modification au sein de la « pataugeoire », perturbant ainsi l’ordre établi depuis bientôt six ans, qui plongea (terme assez approprié, songea Jean-Philippe) tout le monde dans la perplexité.

Au point que, le 11 août, Andante ressentit chez ses proches comme un malaise, une gêne que même ses meilleurs traits d’esprit ne parvenaient pas à dissiper.

Il fallait faire quelque chose ! Quoi ? Jean-Philippe choisit de leur offrir un aveu :

-        La couleur, c’est moi ! J’avais déniché un colorant vert qui ne tient que quelques heures, et ça m’a fait marrer, la première fois, de vous voir tous consternés par le changement inattendu de couleur de l’eau de la pataugeoire. Et puis, les années suivantes, à cause de votre question rituelle : « encore vert, cette année ? », j’ai continué… ça me ravissait, de provoquer chez vous cet idiotisme chromatique. Jean-Philippe, lecteur et relecteur assidu du Gradus, venait de balancer une de ses références au dictionnaire des procédés littéraires. Il fut cru sans que le moindre doute subsistât. 

-        Mais alors, pourquoi pas cette année ?

-        Je n’avais plus de colorant. 

La réponse satisfit l’assistance qui gronda gentiment et dans un éclat de rire libérateur ce vieil imbécile de Jean-Philippe. Et l’anniversaire se déroula donc dans l’allégresse générale enfin retrouvée.

Andante mourût quelques jours plus tard, subitement. Était-ce pour autant une mort subie ? Cette disparition brutale ne correspondait pas vraiment au personnage. De manière générale, il aimait tant être « à la manœuvre », toujours avec sa lenteur calculée de lettré épicurien …

Ne s’agissait-il pas plutôt d’un dernier pied de nez du vieux farceur ? Ce qui pouvait le laisser supposer, c’était cette enveloppe bleue que Michelle découvrit sur sa table de chevet.

Sur le bristol carré qu’elle contenait était écrit, de la main de Jean-Philippe :

 

Le vert, ce n’était pas moi !

Selon le Gradus, certainement une parataxe.

De ma part, possiblement un revirement.

D’après vous ? 

                        JP

 

Tous virent d’abord dans ces lignes une ultime plaisanterie de celui qui était tant épris de bons mots et de pirouettes intellectuelles. C’était bien dans sa manière de revenir sur un mystère résolu pour glisser dans son texte un « procédé littéraire ». Mais, à la réflexion, certains commencèrent à douter que ce message post mortem soit seulement un de ces tours dont Jean-Philippe était coutumier. En effet, que pouvait donc signifier ce « d’après vous ? » qui semblait s’adresser à ses proches et sonnait comme une vraie question de sa part. Comme s’il laissait entendre qu’un d’entre eux pourrait en définitive être responsable des colorations annuelles de son bassin…

Personne ne sut s’il avait vu juste ou s’il s’agissait simplement de l’hommage posthume de telle ou tel à son espièglerie, mais l’année suivante, le 10 août plus précisément, la piscine vira de nouveau au vert…

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