samedi 5 décembre 2020

Le message providentiel de l'imprimante mystère

Marc était un gars bien, gentil et empathique. Avec un esprit cartésien aussi, on ne se refait pas !

Il avait suivi une formation d’ingénieur et basculé ensuite dans une vie professionnelle bien remplie, consacrée pour l’essentiel à bâtir des parkings souterrains aux quatre coins du monde. 

Mais l’heure de la retraite était venue, celle où l’on se rend compte que l’agenda et la boîte mail se vident inexorablement, que le téléphone sonne seulement lorsque les enfants ont besoin de faire garder le petit dernier ou quand des amis vous appellent, à l’arrivée des beaux jours, pour vous inviter à passer une semaine chez eux, à Pétaouchnok. 

L’ennui alors s’insinue, l’avenir semble se rétrécir au fur et à mesure que le sentiment d’inutilité sociale s’impose. 

Marc décida donc de réagir en cherchant à s’occuper grâce à une activité bénévole. Ce fut celle de médiateur civil. Pondérer l’impitoyable rigueur des lois par une humanité bienveillante, celle qui permet souvent de contourner et de résoudre, ça lui plaisait. Une contribution qui lui correspondait bien. Il était allé se renseigner à la Maison de justice et du droit de Bagneux et avait fait acte de candidature.

Le Ministère de la justice lui répondit favorablement, plus vite qu’il n’avait supposé.

De fait, il excella dans cette noble mission de conciliation. Au point que les autorités judiciaires le repérèrent et le sollicitèrent plus fréquemment même qu’il ne l’aurait souhaité : depuis quelque temps, il n’avait plus une minute à lui !

Marc avait aussi eu l’idée de coucher sur le papier son expérience dans la médiation, avec l’espoir que cela puisse servir à celles et ceux qui voudraient un jour, à leur tour, s’investir. 

Capitaliser. Eh oui, l’ingénieur était toujours bien présent : regrouper les différents cas qu’il avait dû affronter, décrire comment il avait trouvé une voie pour les solutionner, enrichir ces faits de commentaires personnels pour illustrer sa « méthode », c’était du boulot, mais un plaisir aussi pour Marc. Transmettre. Encore une qualité de cœur à mettre à l’actif du « retraité actif »  qu’il était à présent…

 

Son copain Jorge l’avait appelé : « T’as regardé BFM ? Regarde ! C’est dingue !!! »

Toutes les chaînes d’info continue passaient les images en boucle, avec des commentaires journalistiques pitoyables, en boucle également…. 

Au bout de quelques minutes, Marc appuya sur le cercle blanc barré de la télécommande : off ! 

Il en avait assez vu : des millions (oui, des millions !) de chinois fuyaient leur pays, en longs cortèges émouvants et terrifiants tellement ces gens paraissaient perdus et misérables, effrayants à cause de tous ces visages qui reflétaient une peur indescriptible. 

La télé parlait d’une catastrophe nucléaire dans le nord du pays, là où la Chine avait implanté plusieurs centrales à fusion « contrôlée », sans plus de détails, Pékin ayant comme souvent appliqué son traditionnel blackout sur toutes les chaines nationales. Quelques rares voix discordantes, pour l’essentiel les habituels complotistes et autres « fous-de-la-lune », évoquaient sur le web et bien sûr sans fondement une invasion extraterrestre, avec quelques images floues et pixellisées de « vaisseaux spatiaux », en fait des traces blanchâtres vues dans le ciel au-dessus de la ville de Sheniang.

Les chinois fuyaient… « Pauvres gens », pensa Marc, se refusant à céder à la panique qui avait saisi tous les dirigeants d’Europe, s’adressant à leurs peuples en ne disant pas « ils fuient » mais « ils arrivent ».

 

Dans Fichier, cliquer sur Enregistrer sous.  « Avancées conciliation, dossier 13 », choisir : Bureau

Dans Fichier, cette fois, Imprimer

Marc tenait à sauvegarder et sortir systématiquement une version papier de ce qu’il venait d’écrire. La relecture et les corrections qui en découlaient lui avait toujours parues plus faciles ainsi. Et, selon lui, le dernier paragraphe du dossier 13, celui du conflit de voisinage entre les familles Jouanno et Prou méritait une révision critique… 

Son imprimante Canon TS8151 vibra pendant la sortie du bac de réception-papier et une feuille 21/ 29.7 fut éjectée. 

Marc l’attrapa machinalement et… 

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Au lieu de la page 42 du recueil de ses expériences sociales, il n’y avait sur la feuille que trois lignes incompréhensibles :

 

bpytroù^toùz,yrdrimr)trvrbpotdoh,zm »ùodpibrezofrtytz,dùryyrefotohrz,ydfiùp,frdpùùrdovo^pitdzibrtjiùz,oy»^zdzhtrddop,dpmiyop,zi^tpnm !ùrdyp^^re^r,fz,y8drvp,frdypiyrzvyoboy»»mrvytosirmr36zbtomzmptdtzfopzvyboy»»yro,yr^zt,pid

 

Marc, on l’a dit, était un scientifique, obstiné de surcroît. Il voulut comprendre cette étrangeté technique.

Après avoir redemandé à trois reprises l’impression de son document avec, chaque fois, le même résultat, il échafauda plusieurs explications plausibles, par ordre décroissant de crédibilité :

 

1)     Mon ordi envoie une info erronée à l’imprimante

2)     Mon imprimante corrompt l’info reçue de mon ordi

3)     Mon imprimante reçoit une autre info que celle envoyée par mon ordi, parce qu’elle « choppe » le signal d’une autre source

 

Comment vérifier ? Il appela son copain Jorge qui, en plus d’être scotché à sa télé depuis qu’il avait pris sa retraite d’EDF, était un balaise en informatique domestique.

« Salut Jorge ! Dis donc, tu peux venir me voir ? J’ai un problème d’impression dont je n’arrive pas à me sortir.

- Ok, camarade ! Cet aprèm ? Au fait, t’as vu sur LCI les dernières images de Chine ? C’est un truc de malade ! »

Jorge sonna à 14 heures trente-deux. 

« 14 heures trente-deux tout rond, insista-t-il en brandissant l’index droit, pour bien faire apprécier sa blague. Qu’est ce qui t’arrive, mon camarade ? »

Marc le fit rentrer et d’un geste ample et lent de la main, lui indiqua la direction de son sanctuaire. Marc avait transformé une penderie inexploitée et un bout du couloir la desservant en un petit réduit qui faisait depuis office de bureau. Juste la place d’une table supportant son Macpro et la fameuse imprimante déboussolée. Jorge s’assit sur la chaise en bois, bien raide car Marc ressentait de plus en plus fréquemment le mal de dos du sexagénaire ayant toujours considéré le sport comme une perte de temps. De part et d’autre de la table se dressaient deux piles de dossiers, les finalisés à droite et les autres, en souffrance, à gauche.

Jorge se mit au travail : ouvertures de fichiers de plus en plus incompréhensibles à Marc au fur et à mesure des analyses effectuées par son ami, essais d’édition, rechargement de logiciels divers, arrêt et redémarrage du Wifi, réinitialisation du système… 

Après une bonne heure et demie d’effort, Jorge tourna la tête en direction de Marc, resté debout à ses côtés, et déclara : « Bon !!! Tes deux premières hypothèses sont écartées. Donc, c’est quelqu’un qui t’a envoyé ce… machin-truc. Mais qui ? Alors là, mystère et carambars !!! On dirait un môme tapant au hasard sur les touches du clavier mais qui ensuite aurait été capable de pirater ton Wifi, reconnaitre l’adresse IP de ton imprimante, et t’envoyer le… Gloubi-Boulga tout en neutralisant ton propre PC !!! Extraño, si ? »

Après un bon petit whisky de l’amitié, Jorge repartit regarder la télé chez lui. Suite à son départ, Marc se posa dans le canapé, rejeta sa tête en arrière en fermant les yeux (une façon à lui de lancer son processus de réflexion) et se dit :

« Bien. Est-il envisageable qu’un môme, non, « quelqu’un » se soit amusé à m’adresser un message sans signification en se donnant autant de mal techniquement pour y parvenir ? Pas une seconde ; Non ! Ces trois lignes ont un sens ! Reste à découvrir lequel… »

Convaincu qu’il fallait laisser tout ça se décanter gentiment, Marc remit au lendemain le début de sa nouvelle activité de décodeur.

 

Depuis Pékin, des informations sur une panique grandissante filtraient maintenant quotidiennement. Les médias annonçaient à présent plus de 100 millions de fugitifs. Un exode comme jamais l’humanité n’en avait connu depuis que le monde est monde. La défense des frontières de l’Est s’organisait côté UE avec un envoi massif de troupes et de matériel. Mais les dirigeants européens comptaient prioritairement sur la menace de leurs ogives nucléaires pour imposer au Président de l’Empire du Milieu la mise en œuvre d’une solution interne (un étonnant « retour à l’envoyeur » à l’échelle planétaire, quand on songeait aux raisons « atomiques » ayant entrainé la débandade chinoise).

Bien qu’un peu honteux de ne pas réussir à placer ce drame mondial au premier rang de ses préoccupations, Marc finit d’avaler son café allongé, s’installa dans sa penderie-bureau et se focalisa sur sa préoccupation du moment, ce texte abscons pondu par sa Canon :

« Voyons… commençons simplement ; souvent la lettre la plus utilisée est le E ; allez, je compte ! »

26 R, 20 O, 18 Y, 17 D, 16 Z, 15 T, 14 P, 12 , ,10 I, 9ù, 8 M, 7 B, 7^, 6 F, 6 », 6 V et ainsi de suite, jusqu’à plusieurs caractères n’apparaissant qu’une fois. Marc émit donc l’hypothèse selon laquelle le R serait en fait un E… et admit presqu’aussitôt que cette supposition, si tant est qu’elle soit exacte, ne faisait pas plus que ça avancer le schmilblick. Et le O ? Un A ou un I ? Peut-être qu’après tout, c’était le O qui était un E ?

Marc renonça à poursuivre dans cette direction. Alors ? En se reconcentrant, ou plus exactement en laissant son esprit rêvasser un peu, il se souvint de 2001 l’odyssée de l’espace et de HAL. 

On disait qu’Arthur C. Clarke avait trouvé le nom de son super ordinateur en prenant les lettres précédant I, B et M dans l’alphabet. 

« Essayons !... BPYT deviendraient AOUS, à moins qu’à l’inverse, ça ne soit CQWU ? … Encore perdu !!! » Marc se sentit un peu découragé. Machinalement, il pencha sa tête en arrière en fermant les yeux et se rappela tout à coup ce que lui avait dit Jorge la veille :

« On dirait un môme qui a tapé au hasard sur les touches du clavier » 

Et si c’était vrai, cette histoire de clavier, au hasard près... 

Marc baissa les yeux vers le keyboard du MacBook, repensa à HAL 9000, et là, après un bref tâtonnement mental, se transfigura en Champollion. À la place de BPYTR, il vit apparaitre VOTRE. 

« Eurêka ! » Il avait trouvé !!!

Le messager inconnu avait simplement frappé son texte en décalant chaque touche d’un cran vers la droite : A devenait Z, E devenait R, etc. etc. 

Après que Marc eut réintroduit des espaces entre les mots et quelques ponctuations séparatrices, les trois lignes devenaient intelligibles : 

 

« Votre imprimante seule à recevoir signal émis. Pouvez aider. Transmettez dirigeants du monde sommes ici pour sauver humanité. Pas agression. Solution au problème : stoppez pendant 7 secondes toute activité électrique le 25 avril. Alors radioactivité éteinte par nous »

 

« Un canular !!! Tout ça pour un canular !!! », grogna Marc.

Et puis… 

« Si c’était vrai ? » Marc se remémora les infos bizarres du web sur la présence d’extraterrestres.

« Et si c’était vrai » répéta-t-il intérieurement. Ça coûtait quoi d’essayer de faire passer le mot ?

Au pire, il passerait pour un con, et ça, Marc s’en fichait royalement. Il saisit son iPhone et composa le numéro du Ministère de la Justice.

Marc n’était pas un bon, un très bon médiateur pour rien. Il réussit à convaincre une standardiste, puis un stagiaire, puis un Chef de Service, remonta jusqu’à un adjoint au Directeur de Cabinet et finalement pu parler au Ministre. À la suite de longs palabres, il obtint un entretien sur Facetime avec le Ministre de l’Intérieur, puis une conférence à quatre sur Zoom cette fois-ci, les deux Ministres ayant appelé le Ministre de la Défense à la rescousse.

Bien sûr, des spécialistes du renseignement étaient venus chez lui examiner son imprimante et avaient dû conclure, après avoir entièrement désossé l’appareil, qu’il n’y avait pas mystification de sa part.

Bref, le message fit son chemin pour aboutir in fine au conseil de sécurité de l’ONU. Marc, avec son talent de diplomate et de négociateur, avait réussi son coup (sauf, pensa-t-il en ronchonnant, pour son imprimante que les pros de la DGSE n’avaient pas pris soin de remonter …) 

 

DAVE3468, Optimal de rang 5 grimaça ; il avait les jambes ankylosées depuis que leur navette s’était posée, près de Sheniang ; la pesanteur terrestre, indubitablement. Il décida de faire quelques pas et se leva de son piloseat, pour se dégourdir et être plus détendu pour mener l’entretien. 

« Appelez-moi FRANK8201 », dit-il de la voix monocorde qu’il employait pour faire savoir que « ça ne va pas rigoler », précaution totalement inutile au demeurant, tout l’équipage lui vouant un respect proche de la dévotion. Ses réussites comme Apaiseur aux vingt-six coins de la galaxie durant les cinquante dernières périodes justifiaient très largement à elles seules qu’on lui obéisse aux filaments et à l’œil.

FRANK8201 se présenta, bien plié comme il convient en de telles circonstances, mais avec une petite couleur faciale trahissant un esprit mutin assez rare dans sa profession.

FRANK8201 était Coordinateur depuis trois périodes, sous les ordres d’Opti D (un diminutif qu’il avait osé créer pour désigner son supérieur) et à la tête d’une équipe de 6 effaceurs. Son rôle et celui de ses camarades : éliminer les catastrophes susceptibles de faire disparaitre les formes de vie intelligentes, partout dans l’univers surveillé par les Grands Régulateurs.

« Dites donc, qu’est-ce qui vous a pris, encore ? », rugit froidement DAVE3468.

Votre message codé à deux balles, et aller embêter ce pauvre type, vous trouvez vraiment ça drôle ? Pas mieux à faire, Coordinateur ? 

- Pardonnez-moi, Opti… mal (FRANK8201 avait failli, sous le coup de l’émotion, l’appeler par son surnom), j’ai pensé que ça distrairait l’équipe. Voyez-vous, ces tâches de nettoyage de radioactivité sont les plus fastidieuses de toutes. Une bonne éruption, une pandémie ou une montée des eaux, ça, c’est sympa, mais leur saloperie nucléaire. Alors, pour rire un peu…

- Rire un peu ? Une touche de clavier à droite !!! Ces terriens vont nous prendre pour des demeurés, FRANK8201, s’ils réfléchissent cinq battements. Ne refaites jamais ça, compris ? Allez, dégagez ! Du balai !

- A vos ordres, Optimal », bredouilla FRANK8201, tout penaud.

- Ah, au fait, dites-moi ! », relança DAVE3468 au moment où son Coordinateur, toujours impeccablement plié, allait quitter le poste de commande. 

- Je passe sur ces 7 secondes d’arrêt de l’électricité totalement inutiles et que vous avez réussi à leur faire programmer, avec le concours de ce malheureux « Médiateur-Civil », mais j’aimerais savoir : pourquoi le 25 Avril de leur calendrier ?

- Ah, le 25 ? » 

FRANK8201 avait viré d’un coup au Magenta. Opti’D pensa : « Et en plus, il se fout de ma gueule !!! »

« Euh… Ben ! », reprit FRANK8201, désormais d’un violet pourpre sans la moindre ambiguïté.

- On s’est dit que tant qu'à faire, comme le 25 était dans notre fenêtre de tir, ce serait plus marrant si en plus notre bonhomme pensait avoir sauvé le Monde le jour de sa fête… »

mardi 24 novembre 2020

La compète

Alain avait un rituel bien établi avant de se poser devant son Mac. Son petit déjeuner commençait par une cuillère à soupe d’huile de chanvre. Et ce depuis qu’une amie, Ghislaine, lui en avait offert une bouteille. Il lui avait raconté qu’il prenait de l’huile d’olive tous les jours. C’est son médecin de père qui le lui avait conseillé autrefois, comme une discipline favorable à la baisse du cholestérol. « Dans le Sud de la France, ils consomment beaucoup d’huile d’olive et, résultat, ils ont moins de crises cardiaques ! » Imparable !

D’aucun avait tenté de persuader Alain que cette allégation n’était en rien prouvée scientifiquement. Mais il avait en retour argué, d’une part, que c’était bon au goût, l’huile d’olive, pour peu qu’elle soit de qualité, que d’autre part rien n’indiquait que cette pratique puisse être mauvaise pour la santé, et qu’enfin il s’agissait d’un avis médical hautement respectable puisque paternel. 

Le plaidoyer d’Alain en faveur des substances oléagineuses ayant produit son effet, Ghislaine, un peu écolo-mais-raisonnablement, promit de lui rapporter de l’huile de chanvre. Elle connaissait un petit producteur, très écolo au-delà du raisonnable (il n’avait pas de site web permettant d’acheter ses produits en ligne, c’est vous dire !). Il fabriquait et mettait en bouteille au fin fond de la Bretagne de l’huile de chanvre, aux qualités bien supérieures à celles de l’huile d’olive. Des oméga-3, oméga-6 en veux-tu en voilà et une haute teneur en acides gras essentiels ; le grand pied diététique !!! 

En plus, Alain avait découvert un goût différent, plus boisé, qui justifiait à lui seul la promo du produit par Gigi.

Après ce plaisir initial, Alain avalait un thé (du English breakfast de chez Tetley, avec son astucieuse étiquette sécable permettant l’essorage facile du sachet) accompagné de trois tranches de brioche grillées et tartinées de confiture, parfois d’une gelée de coings réalisée par Judith, une autre amie à l’incontestable savoir-faire de confiseur.

Le bol une fois dans le lave-vaisselle, c’était la fin du rituel. Place à l’écriture. Alain avait un côté besogneux. S’il ne s’astreignait pas à cette discipline quotidienne, rien ne venait à lui. Il rêvait bien sûr d’avoir des tas d’idées se bousculant les unes les autres pour alimenter son vivier perso d’histoires à transférer sur le papier, mais hélas ça ne fonctionnait pas de cette manière, chez lui du moins…

 

Serge écrivait depuis très longtemps déjà. D’abord des ouvrages « sérieux », des trucs sur l’informatique, incompréhensibles même par certains professionnels. Serge, c’était du lourd, du haut niveau. Et puis, il avait pris goût, pour se changer l’esprit sans doute, à la rédaction de romans, chroniques et autres contes modernes, souvent sur des thèmes connexes à son métier et quasiment toujours situés dans Paris. Indécrottable, le Serge ! Sans son attachement viscéral à la Capitale, il n’aurait pu écrire ses récits, puisque ses principaux lieux d’inspiration étaient les terrasses de café, les restaurants végétariens et les bancs publics posés dans des squares manifestement inconnus des banlieusards. Vous l’aurez compris, Serge était loin de la rigoureuse discipline d’Alain, ce qui ne l’empêchait nullement d’être prolifique. Il y a des êtres pour qui tout semble simple, même si souvent cette évidence ignore leur capacité intrinsèque de travail. Serge était doué, ce qui provoquait chez son ami Alain à la fois une admiration non feinte et… une certaine envie n’allant tout de même pas jusqu’à la jalousie. Encore que…

 

Ce décalage était pour Alain une source de motivation. Serge aimait à le dire souvent : « pour faire faire quelque chose à Alain, il suffit de lui lancer un pakap ! Il ne peut pas résister ».

C’est par exemple grâce à cette stratégie que Serge avait convaincu Alain de faire paraitre sur son blog une nouvelle par semaine pendant l’été, soit une dizaine d’histoires à trouver et à écrire. Une montagne, songea Alain, un Everest ! Mais il était stimulé par la parution synchrone des créations de Serge. Le salaud !!! Sa régularité était diabolique et le challenge à relever vertigineux.

Mais il y avait pire encore : la comparaison après lecture.

Alain était parfois satisfait de son ouvrage et donc de lui-même. Une fiction qui tenait la route, une évocation plus personnelle qui sentait le vécu et suscitait l’émotion. Content ! Et puis, la nouvelle de Serge paraissait et c’était un choc. Son style, son habile juxtaposition de mots choisis, une idée originale, déroutante ! La barre remontait encore d’un cran et il allait falloir assurer la semaine suivante. Les Bubka et Lavillenie de la narration, pensait Alain en toute modestie, s’agaçant cependant d’être chaque fois en retard d’un record du monde. Une fois, Serge s’était même permis une critique en disant à Alain : « T’es trop gentil, Mec ! Ta dernière nouvelle serait bien meilleure si tu avais fait carrément dans le gore ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça avait horripilé Alain.

 

Lors d’un café-visio avec leur copain Luc (Serge avait recommandé Jitsi Meet plutôt que Zoom, pour des raisons qu’il était seul à comprendre ; Luc et Alain n’avaient pas discuté), Serge parla de publication de leurs œuvres. « Alain, j’ai une idée ! Soumettons nos écrits à des éditeurs. On leur envoie ; on verra si ça plait et le premier qui voit son recueil en librairie a gagné »

« Gagné quoi ? » rétorqua Luc dont l’esprit pragmatique de mathématicien ravissait chaque fois ses deux amis apprentis-écrivains.

« La gloire ! » répondit Serge, emphatique comme lui seul savait faire semblant de l’être. Énervant !!!

Le 10 novembre, date convenue entre eux, ils adressèrent leurs tapuscrits (cinq chacun) à Gallimard, Grasset, Plon, Actes Sud et Julliard, et attendirent…

Un mois passe, puis deux. Et une réponse, enfin, dans la boîte aux lettres, des éditions Julliard ! Alain exulta : il était retenu. Il ne put s’empêcher d’appeler Serge ; trop fier !

« Salut Sergio ! Tu sais quoi ? Julliard va me publier !!! J’ai rendez-vous Place d’Italie la semaine prochaine. »

« Bravo, Mec ! J’allais justement t’appeler pour t’annoncer la bonne nouvelle, car moi aussi, ça a marché… chez Plon et chez Actes Sud !!! »

Alain sentit comme une rancœur qui lui montait au cerveau. Ce Serge, toujours à vouloir être le meilleur, merde !!! Et là, il péta un plomb. Ça suffisait ; il allait voir ; il ne lui volerait pas SA gloire cette fois. 

Serge vivait dans une péniche, sur le Canal Saint Martin. Alain y fonça, sur son Brompton électrique pliant. Il faisait nuit et monter à bord discrètement fut facile. Serge dormait. « Du sommeil de l’injuste » ricana mentalement Alain. D’un coup d’œil circulaire, il chercha ce qu’il pourrait attraper ; quelque chose de lourd. Dans l’immense bibliothèque située dans la cabine avant de la péniche (comment avait-il pu faire rentrer ce rayonnage imposant dans sa chambre, mystère !) Alain se saisit d’un gros, d’un énorme bouquin ; c’était une version illustrée des Aventures d’Alice au pays des merveilles suivi de De l’autre côté du miroir, avec une couverture terra cotta en carton épais. Alain soupesait l’ouvrage : « Parfait ». Serge dormait sur le dos. Frapper fort, très fort, fut facile. Alain entendit nettement le bruit que fit l’os nasal quand il céda au premier coup de Lewis Carroll. Et pan, encore et encore… Ah tu veux du gore, tu vas en avoir, crois-moi ! Le sang commençait à gicler partout sur le vaigrage, Serge ne bougeait plus. Alain eut un mal de chien à retrouver sur quelle étagère de la bibliothèque il avait pris le livre. Il fallait le remettre bien à sa place et c’était difficile, l’étagère n’étant accessible qu’en se mettant sur la pointe des pieds. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois. Puis il traversa la grande salle à manger à candélabres jusqu’à l’escalier en marbre rose. Il y croisa Luc. « Tiens ? Qu’est-ce que tu fais là ? » Il n’écouta pas trop la réponse en polonais de son copain ni ce qu’il cherchait à lui dire en lui serrant l’épaule très fort, se saisit distraitement du dessin qu’il lui tendait - l’escalier sans fin de Penrose - bondit dans l’ascenseur et appuya sur le seul bouton allumé, celui du 7ième .

Le chien de Serge tirait sur sa laisse pour lécher le sang qui maculait le plancher et Alain ressentit une douleur au bras gauche en cherchant à le retenir. Il avait dû se froisser un muscle en frappant de biais avec le bouquin… 

 

Alain se réveilla avec une drôle de sensation, la bouche pâteuse et les paupières encore douloureuses au sortir d’un mauvais sommeil. Son avant-bras gauche était tout ankylosé ; ça lui faisait ça quand il s’endormait avec le traversin coincé entre son bras replié et la tête. Pour couronner le tout, il avait dû se mordre la langue ; sa taie d’oreiller était tachée de brun.

Une sale nuit, la vache ! 

Ce qui l’avait réveillé ? Un bruit de sonnerie ! Son portable ? Oui, c’était ça. 

Bon sang, 11 heures, déjà ? Alain se souvenait maintenant qu’il avait un rendez-vous Jitsi pour l’apéro avec ses potes. Il allait avoir l’air frais, pas rasé et à moitié dans les vapes.

Il cliqua sur Rejoindre. La tronche de Serge apparut sur l’écran du MacBook.

« Salut Mec !!! » balança Serge avec un sourire en coin. 

« Moumff »

« T’as l’air d’avoir la forme… Dis donc, j’ai une idée à te soumettre. Une sorte de compète. De quoi te faire bander, mon camarade. Mais je crois que tu seras pakap de gagner… »

« Gagner quoi ? » fit Luc, qui venait tout juste de se logger.

mardi 17 novembre 2020

Histoire de trahison, peut-être

Jean est en panne ; en panne d’inspiration. Plusieurs semaines déjà qu’il est en quête. Il aime inventer des histoires, et leur lecture est appréciée, à en croire les critiques flatteuses parce qu’amicales de ses lecteurs. Des proches, bien sûr…

Jean aime à répondre à qui le questionne sur l’exercice d’écriture : « écrire, c’est facile, mais ce n’est pas simple ! »

Facile, parce qu’une fois trouvée l’idée, les mots viennent sans effort, presque naturellement.

Pas simple, pour autant, car il faut trouver… l’idée.

Jean dit encore, à propos de sa façon de construire ses nouvelles : « pour une nouvelle, il ne faut pas un thème de départ, il en faut deux ! » Un pour le fil conducteur et un autre, proche du premier sans en avoir l’air, permettant une mise en abyme, pour dérouter, surprendre le lecteur.

C’est sa façon à lui d’écrire. Un procédé, certes. Son style ? Un bien grand mot, mais sans doute.

Depuis maintenant trop longtemps, il n’a pas l’ombre du début d’une idée. Alors deux, vous pensez !

En panne, sèche !!!

Profitant d’un échange Whatsapp avec son vieil ami, il a lancé en désespoir de cause : « Je cherche une histoire… t’as pas une idée ? »

Et Joseph a répondu. Il a suggéré : « une histoire de trahison, peut-être »

Jean sait bien pourquoi Joseph lui propose ce sujet ; que trop bien !

Mais après tout, se dit-il, pourquoi pas ? Du coup, il creuse. Dans la journée, souvent, parfois aussi pendant ces petits bouts de nuit où le sommeil vous quitte, il cherche comment tourner l’histoire de Joseph, enfin… comment transformer sa bouteille à la mer avec du réel dedans en une version « romancée ».

Un matin, au réveil, il avait trouvé ! Et il commença son « histoire de trahison » (Jean eut alors une pensée compatissante pour son ami) en sachant comment respecter sa norme à lui, la « mise en abîme » …

 

« Dis donc, Joseph, tu aimes bien les gosses, pas vrai ? Et tu sais leur raconter des histoires, pas vrai ? Je t’ai vu cent fois à l’œuvre, pas vrai ? Ça ne te dirait pas d’écrire des petites pièces pour le Guignol municipal ? »

Joël, ami de Joseph et maire de sa commune, a indéniablement un tic verbal, mais surtout un incommensurable don de persuasion.  

Joseph avait dit oui ; c’était exact, il adorait voir rire les mômes. Observer depuis la coulisse les mines radieuses de petits bouts de chou, entendre leurs cris de joie, ça l’avait décidé.

Il s’était donc plongé à corps perdu dans sa nouvelle et roborative activité créatrice. Et ça marchait !

Depuis que Monsieur le Maire avait eu l’idée de cette animation « vintage », la salle des fêtes de Plaiville était remplie chaque samedi après-midi des rires aigus de gamins conquis.

Joseph en était déjà à sa cinquième pièce : Le voleur mystifié, Le retour de la Mère Michel, Guignol astronome, Le matelas hanté et son chef d’œuvre à ce jour : Le talisman du pôle Nord, une comédie-féerie en trois actes et cinq tableaux…

Qui plus est, il était heureux de ce dérivatif à une vie personnelle qui, sans qu’il sache bien pourquoi, lui semblait parfois s’enliser. Moins de partage qu’auparavant, sans doute. Normal, avec l’âge, non ? 

Il se sentait bien un peu coupable de cette brume laiteuse environnant son existence, mais pas assez pour évoquer avec son épouse un problème qui n’existait probablement que dans sa tête… 

 

Guignol s’adressant à la salle : « Ah là là, les enfants ! Me voilà bien malheureux ! »

Gnafron entrant côté cour : « Que t’arrive-t-il, mon bon ami ? »

Guignol : « Je suis triste, Gnafron, et je ne sais pas pourquoi »

Gnafron : « Je sais ce qu’il te faut ; un bon litre de « pinard », et il n’y paraitra plus ! »

Guignol : « Ah ? Ouiii ! Je sens que le moral me revient déjà ; je me sens pousser des ailes, merci mon ami ! »

 

Joseph était perdu. Depuis qu’il s’était lancé dans l’écriture de comédies pour le théâtre de Guignol, c’était la première fois qu’il pataugeait. « Le pinard ! ». N’importe quoi !

Il sentait bien que c’était glauque. Mais c’était au-dessus de ses forces, tout le ramenait à ses noires déambulations mentales, à ses ectoplasmes de problèmes perso. C’était comme si son cerveau se mettait à fonctionner en boucle, envahi de fumées polluantes ; toutes les bribes d’idée qui lui venaient se transformaient invariablement en ressentiment ou tristesse. 

Même la nuit ! Le sommeil l’avait quitté. Il ruminait son spleen, entre deux cachets sans effet notable. Et le jour, c’était pire encore, surtout quand il s’asseyait devant l’ordi pour tenter de pondre quelques lignes rigolotes à destination de son public juvénile. 

Pour sortir du labyrinthe, il avait cru trouver la solution. « Puisque tu ne parviens pas à être drôle, soit triste ! »

Et il se lançait dans la création d’une tragédie en marionnettes, il en écrivait le premier acte, et puis, en se relisant, des larmes lui venant, il effaçait tout. Il avait alors la conviction qu’il tentait d’évacuer sa dépression en la faisant vivre aux gosses. 

 

Gnafron : « Bonjour Guignol ! je te trouve bien mauvaise mine, et avec l’air de vouloir être ailleurs ! »

Guignol : « Gnafron, mon ami, me voilà bien malheureux ! »

Gnafron : « Que t’arrive-t-il, mon bon ami ? »

Guignol : « Je suis triste, Gnafron, et je sais pourquoi »

Gnafron : « Dis-moi tout, Camarade ! »

Guignol : « C’est Madelon ; elle m’a lancé au visage qu’elle aime ce sacripant de Laficelle et qu’elle ne veut plus me voir »

Gnafron : « Aïe aïe aïe ; ouïe ouïe ouïe ; Laficelle !!! C’est terrible. Terriblement trop…terrible ! Attends, j’ai une idée ! »

Gnafron sort côté jardin et revient avec un bâton qu’il fait tournoyer en l’air

Gnafron : « Mets une rouste à ce gredin de Laficelle, et puis c’est tout !!! »

Guignol : « Euh ! Peut-être, peut-être que ça me ferait du bien… »

Gnafron : « En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ça fera du mal à la vilaine carcasse de Laficelle, et ce sera bien mérité ! »

Guignol : « Mais, Gnafron, et Madelon, dans tout ça ?  Je ne sais pas quoi faire ! »

 

Joseph ne savait pas quoi faire ; il avait appris que son mariage allait à vau-l’eau et ça l’avait pris de court. Bien sûr, il comprenait à présent ce qui le rongeait insidieusement depuis des lustres. 

« Pitoyable !!! C’est pitoyable… Qu’est-ce que c’est que ce dialogue ? Je perds la tête, ou quoi ? » se dit Joseph en pensant à ses spectateurs de moins de 10 ans. Joseph était si désorienté, si triste.

 

« Pitoyable !!! C’est pitoyable… ».  Jean se rendait bien compte que ça ne collait pas. La mise en abîme, tu parles !  Il cherchait quoi, avec son histoire dans l’histoire ? 

A dédramatiser ? Une catharsis ? C’était nul, vraiment. Il pensa à Joseph, son ami qui avait juste eu envie de lui parler, point barre, et dont la suggestion n’était à l’évidence qu’une forme d’appel au secours. 

De quoi je me mêle, de quel droit je m’approprie son malheur pour en faire autre chose que ce que c’est, pour l’affadir en convoquant… Guignol ?

Jean prit conscience de la difficulté à raconter la vie d’un autre, de l’impossibilité à appliquer sa méthode lorsqu’une réalité si proche, si présente était en cause et, tout bonnement, lorsqu’il s’agissait de son meilleur ami. Écrire sur ce drame intime ne faisait décidément pas sens. Peut-être suffisait-il simplement, puisque Joseph l’en avait prié, de lui parler.

Jean décida donc d’appeler son pote pour lui confier tout ça, pour lui avouer sa tentative d’écriture et pour lui raconter comment cette autre histoire de trahison, littéraire celle-là, avait été évitée… de peu.