Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

mardi 24 novembre 2020

La compète

Alain avait un rituel bien établi avant de se poser devant son Mac. Son petit déjeuner commençait par une cuillère à soupe d’huile de chanvre. Et ce depuis qu’une amie, Ghislaine, lui en avait offert une bouteille. Il lui avait raconté qu’il prenait de l’huile d’olive tous les jours. C’est son médecin de père qui le lui avait conseillé autrefois, comme une discipline favorable à la baisse du cholestérol. « Dans le Sud de la France, ils consomment beaucoup d’huile d’olive et, résultat, ils ont moins de crises cardiaques ! » Imparable !

D’aucun avait tenté de persuader Alain que cette allégation n’était en rien prouvée scientifiquement. Mais il avait en retour argué, d’une part, que c’était bon au goût, l’huile d’olive, pour peu qu’elle soit de qualité, que d’autre part rien n’indiquait que cette pratique puisse être mauvaise pour la santé, et qu’enfin il s’agissait d’un avis médical hautement respectable puisque paternel. 

Le plaidoyer d’Alain en faveur des substances oléagineuses ayant produit son effet, Ghislaine, un peu écolo-mais-raisonnablement, promit de lui rapporter de l’huile de chanvre. Elle connaissait un petit producteur, très écolo au-delà du raisonnable (il n’avait pas de site web permettant d’acheter ses produits en ligne, c’est vous dire !). Il fabriquait et mettait en bouteille au fin fond de la Bretagne de l’huile de chanvre, aux qualités bien supérieures à celles de l’huile d’olive. Des oméga-3, oméga-6 en veux-tu en voilà et une haute teneur en acides gras essentiels ; le grand pied diététique !!! 

En plus, Alain avait découvert un goût différent, plus boisé, qui justifiait à lui seul la promo du produit par Gigi.

Après ce plaisir initial, Alain avalait un thé (du English breakfast de chez Tetley, avec son astucieuse étiquette sécable permettant l’essorage facile du sachet) accompagné de trois tranches de brioche grillées et tartinées de confiture, parfois d’une gelée de coings réalisée par Judith, une autre amie à l’incontestable savoir-faire de confiseur.

Le bol une fois dans le lave-vaisselle, c’était la fin du rituel. Place à l’écriture. Alain avait un côté besogneux. S’il ne s’astreignait pas à cette discipline quotidienne, rien ne venait à lui. Il rêvait bien sûr d’avoir des tas d’idées se bousculant les unes les autres pour alimenter son vivier perso d’histoires à transférer sur le papier, mais hélas ça ne fonctionnait pas de cette manière, chez lui du moins…

 

Serge écrivait depuis très longtemps déjà. D’abord des ouvrages « sérieux », des trucs sur l’informatique, incompréhensibles même par certains professionnels. Serge, c’était du lourd, du haut niveau. Et puis, il avait pris goût, pour se changer l’esprit sans doute, à la rédaction de romans, chroniques et autres contes modernes, souvent sur des thèmes connexes à son métier et quasiment toujours situés dans Paris. Indécrottable, le Serge ! Sans son attachement viscéral à la Capitale, il n’aurait pu écrire ses récits, puisque ses principaux lieux d’inspiration étaient les terrasses de café, les restaurants végétariens et les bancs publics posés dans des squares manifestement inconnus des banlieusards. Vous l’aurez compris, Serge était loin de la rigoureuse discipline d’Alain, ce qui ne l’empêchait nullement d’être prolifique. Il y a des êtres pour qui tout semble simple, même si souvent cette évidence ignore leur capacité intrinsèque de travail. Serge était doué, ce qui provoquait chez son ami Alain à la fois une admiration non feinte et… une certaine envie n’allant tout de même pas jusqu’à la jalousie. Encore que…

 

Ce décalage était pour Alain une source de motivation. Serge aimait à le dire souvent : « pour faire faire quelque chose à Alain, il suffit de lui lancer un pakap ! Il ne peut pas résister ».

C’est par exemple grâce à cette stratégie que Serge avait convaincu Alain de faire paraitre sur son blog une nouvelle par semaine pendant l’été, soit une dizaine d’histoires à trouver et à écrire. Une montagne, songea Alain, un Everest ! Mais il était stimulé par la parution synchrone des créations de Serge. Le salaud !!! Sa régularité était diabolique et le challenge à relever vertigineux.

Mais il y avait pire encore : la comparaison après lecture.

Alain était parfois satisfait de son ouvrage et donc de lui-même. Une fiction qui tenait la route, une évocation plus personnelle qui sentait le vécu et suscitait l’émotion. Content ! Et puis, la nouvelle de Serge paraissait et c’était un choc. Son style, son habile juxtaposition de mots choisis, une idée originale, déroutante ! La barre remontait encore d’un cran et il allait falloir assurer la semaine suivante. Les Bubka et Lavillenie de la narration, pensait Alain en toute modestie, s’agaçant cependant d’être chaque fois en retard d’un record du monde. Une fois, Serge s’était même permis une critique en disant à Alain : « T’es trop gentil, Mec ! Ta dernière nouvelle serait bien meilleure si tu avais fait carrément dans le gore ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça avait horripilé Alain.

 

Lors d’un café-visio avec leur copain Luc (Serge avait recommandé Jitsi Meet plutôt que Zoom, pour des raisons qu’il était seul à comprendre ; Luc et Alain n’avaient pas discuté), Serge parla de publication de leurs œuvres. « Alain, j’ai une idée ! Soumettons nos écrits à des éditeurs. On leur envoie ; on verra si ça plait et le premier qui voit son recueil en librairie a gagné »

« Gagné quoi ? » rétorqua Luc dont l’esprit pragmatique de mathématicien ravissait chaque fois ses deux amis apprentis-écrivains.

« La gloire ! » répondit Serge, emphatique comme lui seul savait faire semblant de l’être. Énervant !!!

Le 10 novembre, date convenue entre eux, ils adressèrent leurs tapuscrits (cinq chacun) à Gallimard, Grasset, Plon, Actes Sud et Julliard, et attendirent…

Un mois passe, puis deux. Et une réponse, enfin, dans la boîte aux lettres, des éditions Julliard ! Alain exulta : il était retenu. Il ne put s’empêcher d’appeler Serge ; trop fier !

« Salut Sergio ! Tu sais quoi ? Julliard va me publier !!! J’ai rendez-vous Place d’Italie la semaine prochaine. »

« Bravo, Mec ! J’allais justement t’appeler pour t’annoncer la bonne nouvelle, car moi aussi, ça a marché… chez Plon et chez Actes Sud !!! »

Alain sentit comme une rancœur qui lui montait au cerveau. Ce Serge, toujours à vouloir être le meilleur, merde !!! Et là, il péta un plomb. Ça suffisait ; il allait voir ; il ne lui volerait pas SA gloire cette fois. 

Serge vivait dans une péniche, sur le Canal Saint Martin. Alain y fonça, sur son Brompton électrique pliant. Il faisait nuit et monter à bord discrètement fut facile. Serge dormait. « Du sommeil de l’injuste » ricana mentalement Alain. D’un coup d’œil circulaire, il chercha ce qu’il pourrait attraper ; quelque chose de lourd. Dans l’immense bibliothèque située dans la cabine avant de la péniche (comment avait-il pu faire rentrer ce rayonnage imposant dans sa chambre, mystère !) Alain se saisit d’un gros, d’un énorme bouquin ; c’était une version illustrée des Aventures d’Alice au pays des merveilles suivi de De l’autre côté du miroir, avec une couverture terra cotta en carton épais. Alain soupesait l’ouvrage : « Parfait ». Serge dormait sur le dos. Frapper fort, très fort, fut facile. Alain entendit nettement le bruit que fit l’os nasal quand il céda au premier coup de Lewis Carroll. Et pan, encore et encore… Ah tu veux du gore, tu vas en avoir, crois-moi ! Le sang commençait à gicler partout sur le vaigrage, Serge ne bougeait plus. Alain eut un mal de chien à retrouver sur quelle étagère de la bibliothèque il avait pris le livre. Il fallait le remettre bien à sa place et c’était difficile, l’étagère n’étant accessible qu’en se mettant sur la pointe des pieds. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois. Puis il traversa la grande salle à manger à candélabres jusqu’à l’escalier en marbre rose. Il y croisa Luc. « Tiens ? Qu’est-ce que tu fais là ? » Il n’écouta pas trop la réponse en polonais de son copain ni ce qu’il cherchait à lui dire en lui serrant l’épaule très fort, se saisit distraitement du dessin qu’il lui tendait - l’escalier sans fin de Penrose - bondit dans l’ascenseur et appuya sur le seul bouton allumé, celui du 7ième .

Le chien de Serge tirait sur sa laisse pour lécher le sang qui maculait le plancher et Alain ressentit une douleur au bras gauche en cherchant à le retenir. Il avait dû se froisser un muscle en frappant de biais avec le bouquin… 

 

Alain se réveilla avec une drôle de sensation, la bouche pâteuse et les paupières encore douloureuses au sortir d’un mauvais sommeil. Son avant-bras gauche était tout ankylosé ; ça lui faisait ça quand il s’endormait avec le traversin coincé entre son bras replié et la tête. Pour couronner le tout, il avait dû se mordre la langue ; sa taie d’oreiller était tachée de brun.

Une sale nuit, la vache ! 

Ce qui l’avait réveillé ? Un bruit de sonnerie ! Son portable ? Oui, c’était ça. 

Bon sang, 11 heures, déjà ? Alain se souvenait maintenant qu’il avait un rendez-vous Jitsi pour l’apéro avec ses potes. Il allait avoir l’air frais, pas rasé et à moitié dans les vapes.

Il cliqua sur Rejoindre. La tronche de Serge apparut sur l’écran du MacBook.

« Salut Mec !!! » balança Serge avec un sourire en coin. 

« Moumff »

« T’as l’air d’avoir la forme… Dis donc, j’ai une idée à te soumettre. Une sorte de compète. De quoi te faire bander, mon camarade. Mais je crois que tu seras pakap de gagner… »

« Gagner quoi ? » fit Luc, qui venait tout juste de se logger.

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