Jean est en panne ; en panne d’inspiration. Plusieurs semaines déjà qu’il est en quête. Il aime inventer des histoires, et leur lecture est appréciée, à en croire les critiques flatteuses parce qu’amicales de ses lecteurs. Des proches, bien sûr…
Jean aime à répondre à qui le questionne sur l’exercice d’écriture : « écrire, c’est facile, mais ce n’est pas simple ! »
Facile, parce qu’une fois trouvée l’idée, les mots viennent sans effort, presque naturellement.
Pas simple, pour autant, car il faut trouver… l’idée.
Jean dit encore, à propos de sa façon de construire ses nouvelles : « pour une nouvelle, il ne faut pas un thème de départ, il en faut deux ! » Un pour le fil conducteur et un autre, proche du premier sans en avoir l’air, permettant une mise en abyme, pour dérouter, surprendre le lecteur.
C’est sa façon à lui d’écrire. Un procédé, certes. Son style ? Un bien grand mot, mais sans doute.
Depuis maintenant trop longtemps, il n’a pas l’ombre du début d’une idée. Alors deux, vous pensez !
En panne, sèche !!!
Profitant d’un échange Whatsapp avec son vieil ami, il a lancé en désespoir de cause : « Je cherche une histoire… t’as pas une idée ? »
Et Joseph a répondu. Il a suggéré : « une histoire de trahison, peut-être »
Jean sait bien pourquoi Joseph lui propose ce sujet ; que trop bien !
Mais après tout, se dit-il, pourquoi pas ? Du coup, il creuse. Dans la journée, souvent, parfois aussi pendant ces petits bouts de nuit où le sommeil vous quitte, il cherche comment tourner l’histoire de Joseph, enfin… comment transformer sa bouteille à la mer avec du réel dedans en une version « romancée ».
Un matin, au réveil, il avait trouvé ! Et il commença son « histoire de trahison » (Jean eut alors une pensée compatissante pour son ami) en sachant comment respecter sa norme à lui, la « mise en abîme » …
« Dis donc, Joseph, tu aimes bien les gosses, pas vrai ? Et tu sais leur raconter des histoires, pas vrai ? Je t’ai vu cent fois à l’œuvre, pas vrai ? Ça ne te dirait pas d’écrire des petites pièces pour le Guignol municipal ? »
Joël, ami de Joseph et maire de sa commune, a indéniablement un tic verbal, mais surtout un incommensurable don de persuasion.
Joseph avait dit oui ; c’était exact, il adorait voir rire les mômes. Observer depuis la coulisse les mines radieuses de petits bouts de chou, entendre leurs cris de joie, ça l’avait décidé.
Il s’était donc plongé à corps perdu dans sa nouvelle et roborative activité créatrice. Et ça marchait !
Depuis que Monsieur le Maire avait eu l’idée de cette animation « vintage », la salle des fêtes de Plaiville était remplie chaque samedi après-midi des rires aigus de gamins conquis.
Joseph en était déjà à sa cinquième pièce : Le voleur mystifié, Le retour de la Mère Michel, Guignol astronome, Le matelas hanté et son chef d’œuvre à ce jour : Le talisman du pôle Nord, une comédie-féerie en trois actes et cinq tableaux…
Qui plus est, il était heureux de ce dérivatif à une vie personnelle qui, sans qu’il sache bien pourquoi, lui semblait parfois s’enliser. Moins de partage qu’auparavant, sans doute. Normal, avec l’âge, non ?
Il se sentait bien un peu coupable de cette brume laiteuse environnant son existence, mais pas assez pour évoquer avec son épouse un problème qui n’existait probablement que dans sa tête…
Guignol s’adressant à la salle : « Ah là là, les enfants ! Me voilà bien malheureux ! »
Gnafron entrant côté cour : « Que t’arrive-t-il, mon bon ami ? »
Guignol : « Je suis triste, Gnafron, et je ne sais pas pourquoi »
Gnafron : « Je sais ce qu’il te faut ; un bon litre de « pinard », et il n’y paraitra plus ! »
Guignol : « Ah ? Ouiii ! Je sens que le moral me revient déjà ; je me sens pousser des ailes, merci mon ami ! »
Joseph était perdu. Depuis qu’il s’était lancé dans l’écriture de comédies pour le théâtre de Guignol, c’était la première fois qu’il pataugeait. « Le pinard ! ». N’importe quoi !
Il sentait bien que c’était glauque. Mais c’était au-dessus de ses forces, tout le ramenait à ses noires déambulations mentales, à ses ectoplasmes de problèmes perso. C’était comme si son cerveau se mettait à fonctionner en boucle, envahi de fumées polluantes ; toutes les bribes d’idée qui lui venaient se transformaient invariablement en ressentiment ou tristesse.
Même la nuit ! Le sommeil l’avait quitté. Il ruminait son spleen, entre deux cachets sans effet notable. Et le jour, c’était pire encore, surtout quand il s’asseyait devant l’ordi pour tenter de pondre quelques lignes rigolotes à destination de son public juvénile.
Pour sortir du labyrinthe, il avait cru trouver la solution. « Puisque tu ne parviens pas à être drôle, soit triste ! »
Et il se lançait dans la création d’une tragédie en marionnettes, il en écrivait le premier acte, et puis, en se relisant, des larmes lui venant, il effaçait tout. Il avait alors la conviction qu’il tentait d’évacuer sa dépression en la faisant vivre aux gosses.
Gnafron : « Bonjour Guignol ! je te trouve bien mauvaise mine, et avec l’air de vouloir être ailleurs ! »
Guignol : « Gnafron, mon ami, me voilà bien malheureux ! »
Gnafron : « Que t’arrive-t-il, mon bon ami ? »
Guignol : « Je suis triste, Gnafron, et je sais pourquoi »
Gnafron : « Dis-moi tout, Camarade ! »
Guignol : « C’est Madelon ; elle m’a lancé au visage qu’elle aime ce sacripant de Laficelle et qu’elle ne veut plus me voir »
Gnafron : « Aïe aïe aïe ; ouïe ouïe ouïe ; Laficelle !!! C’est terrible. Terriblement trop…terrible ! Attends, j’ai une idée ! »
Gnafron sort côté jardin et revient avec un bâton qu’il fait tournoyer en l’air
Gnafron : « Mets une rouste à ce gredin de Laficelle, et puis c’est tout !!! »
Guignol : « Euh ! Peut-être, peut-être que ça me ferait du bien… »
Gnafron : « En tout cas, ce qui est sûr, c’est que ça fera du mal à la vilaine carcasse de Laficelle, et ce sera bien mérité ! »
Guignol : « Mais, Gnafron, et Madelon, dans tout ça ? Je ne sais pas quoi faire ! »
Joseph ne savait pas quoi faire ; il avait appris que son mariage allait à vau-l’eau et ça l’avait pris de court. Bien sûr, il comprenait à présent ce qui le rongeait insidieusement depuis des lustres.
« Pitoyable !!! C’est pitoyable… Qu’est-ce que c’est que ce dialogue ? Je perds la tête, ou quoi ? » se dit Joseph en pensant à ses spectateurs de moins de 10 ans. Joseph était si désorienté, si triste.
« Pitoyable !!! C’est pitoyable… ». Jean se rendait bien compte que ça ne collait pas. La mise en abîme, tu parles ! Il cherchait quoi, avec son histoire dans l’histoire ?
A dédramatiser ? Une catharsis ? C’était nul, vraiment. Il pensa à Joseph, son ami qui avait juste eu envie de lui parler, point barre, et dont la suggestion n’était à l’évidence qu’une forme d’appel au secours.
De quoi je me mêle, de quel droit je m’approprie son malheur pour en faire autre chose que ce que c’est, pour l’affadir en convoquant… Guignol ?
Jean prit conscience de la difficulté à raconter la vie d’un autre, de l’impossibilité à appliquer sa méthode lorsqu’une réalité si proche, si présente était en cause et, tout bonnement, lorsqu’il s’agissait de son meilleur ami. Écrire sur ce drame intime ne faisait décidément pas sens. Peut-être suffisait-il simplement, puisque Joseph l’en avait prié, de lui parler.
Jean décida donc d’appeler son pote pour lui confier tout ça, pour lui avouer sa tentative d’écriture et pour lui raconter comment cette autre histoire de trahison, littéraire celle-là, avait été évitée… de peu.
Pas besoin de pinard, le confinement à du bon...bravo Alain
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