mercredi 4 octobre 2023

Médecine et technologie

Un peu de paresse peut-être, ou de perfectionnisme tardif, mais j'ai décidé de reprendre la fin d'une ancienne nouvelle pour en écrire une qui soit plus "cohérente", du moins selon mes goûts. Vous jugerez, fidèles lectrices et lecteurs, puisque c'est toujours à votre intention que j'écris...

Abel vient de recevoir son nouveau modèle de Tube-Vie de chez Nodiziz, le Who Generation, ou WG pour les initiés. 120 000 unités quand même, mais ça les vaut. Son achat, il l’a effectué la veille et voilà, le colis arrive dans la journée, pilepoil ! Les drones-livreurs ont déposé l’engin directement dans son sous-sol, comme indiqué grâce aux coordonnées GPS communiquées en même temps que sa commande depuis son portable (acceptez la géolocalisation…). Cette facilité, on ne s’y fait jamais vraiment, même après des années de pratique. Les progrès de la technologie au service du commerce en ligne, c’est pas croyable ! pense Abel. Comment ont-ils fait pour passer le Tube-vie dans l’escalier qui mène à sa petite salle de fitness, ces p. de drones ? Il en reste pantois. Comme en songeant aux nombreuses fonctionnalités de son acquisition, gisant à présent entre son rameur et son relaxeur-no gravity.

Les fulgurantes avancées de la science et de la médecine ont abouti à ça : une sorte de sarcophage ouvert aux deux bouts, dans lequel il suffit de se glisser pour bénéficier :

- d’un rapide scanner de tout le corps

- d’une identification claire des éventuels dysfonctionnements physiologiques et conséquemment des risques encourus

- d’une localisation précise des polypes et autres nodules à supprimer

- d’une éradication immédiate de ceux-ci

- d’un check complet des petits tracas (varices, hypermétropie, arthrose…) suivi d’un correctif bigrement efficace, en trois séances tout au plus, de 10 minutes chacune. 

La santé à la maison, sans effort ou presque, un vrai petit miracle de notre monde hyper-techno !!!

C’est rigolo de se dire que notre présent, c’est le futur avant l’heure, s’amuse Abel tout en consultant la notice vidéo de prise en main de l’appareil.

L’information initiale comme le résultat après intervention du tube sont lus grâce à une lentille de contact connectée. Il suffit de la placer sur l’œil non-directeur (les ophtalmos ont fait cette recommandation très tôt après la mise en service des Visi-Lenz, pour éviter toute gêne visuelle dans la vie courante) et on reçoit les données du Tube-Vie.

Pratique ! Et c’est lisible même les paupières fermées !

Abel décide de l’essayer tout de suite, trop impatient qu’il est de bénéficier des dernières innovations de chez Nodiziz, en tête desquelles la sur-tonification musculaire…

« Vas-y, Coco, la totale !» dit-il au tube, ce qui a pour effet de lancer la procédure de check complet, sans que l’engin s’émeuve une seule seconde du familier « Coco » ; il est programmé pour absorber, décoder et intégrer les fantaisies des humains ; Coco est l’une d’entre-elles, assurément… 

 

Abel porte beau ses 90 ans. Dans une large mesure, c’est grâce aux versions successives de Tube-Vie dont il est doté depuis son soixante-dixième anniversaire. Un cadeau de ses deux enfants, grâce leur soit rendue. Il a ainsi expérimenté pour son plus grand bonheur le One, puis l’Excel-Life, puis surtout le fameux et inoubliable Centenial. Il a toujours une pèche d’enfer et se sent prêt à attaquer hardiment les dix prochaines années et à viser les cent ans sans coup férir. 

A l’issue de sa première utilisation de WG, Abel s’attend donc à n’être informé que de modifs mineures, de minces écarts détectés grâce à un niveau de scrutation amélioré d’un facteur 100, dixit Nodiziz. Et, bien sûr, ces infimes anomalies seront vite prises en charge et éradiquées par la machine.

 

« Rien à signaler ! Tout va bien. ». Par réflexe, Abel cligne des yeux pour réinitialiser l’affichage. De nouveau, le tube affiche : « Rien à signaler ! Tout va bien. ». OK ! Ça fonctionne ! conclut Abel. C’est bien ce qu’il pensait, il est en pleine forme. Super ! Mais bon, à la réflexion… rien ? Un facteur 100, tout ça pour ne pas détecter la moindre petite dérive de son état général, la plus minime détérioration de son organisme ? Cela lui parait un peu étrange, tout de même. Cette légère douleur dans le pied gauche au lever, par exemple, le Who-Generation ne devrait-il pas en faire mention, proposer un traitement ? Rien ? Pas grand-chose, il voudrait bien, mais RIEN ? …

 

Il s’est extrait du tube et prend le temps de respirer, pour ralentir son pouls, puis se demande ce qu’il convient de faire. Relancer une analyse dans le Tube-Vie lui semble voué à l’échec ; il est certain que tout fonctionne normalement côté interface et il a vérifié que les données de son ancien Centenial ont bien toutes été reversées dans la mémoire du WG. Alors ?

Eh bien, appeler le service après-vente de Nodiziz, évidemment ! 

Il les a en ligne presque aussitôt (bon point pour la marque, mais il n’en doutait pas trop, vu le prix de son tube) : « Bonjour Monsieur. Nous effectuons tout de suite une vérification en ligne. Si vous voulez bien attendre quelques secondes, s’il vous plait…

Ça y est, j’ai le résultat : Monsieur, je suis heureuse de pouvoir vous confirmer que votre Tube-Vie Who-Generation est parfaitement opérationnel ! Avez-vous une autre question, Monsieur ? Sinon, bon usage de notre produit, Monsieur, et… portez-vous bien !!! »

La Visi-Lenz s’étant automatiquement désactivée, il tente une relance mais sait déjà ce qu’il y lira, et ça ne manque pas : « Rien à signaler ! Tout va bien. »

La peur le prend. Ce n’est pas normal, pas normal. Il a forcément quelque chose et c’est cette satanée machine qui débloque !

Une fois installée, cette angoisse ne s’évanouit pas, et pendant tous les jours qui suivent, il prie pour que cela cesse. Car le doute s’est insinué. Doute sur la réalité de son état, doute sur les capacités d’analyse de WG, doute même sur les interventions que les versions précédentes de Tube-Vie ont réalisées et dont il se dit qu’elles ont peut-être abouti à des erreurs thérapeutiques que la version Who-Generation cherche à présent à dissimuler…Il devrait bien y avoir un moyen de trouver des preuves de la supercherie, de dénoncer cette escroquerie, ce scandale médico-technologique, non ?...

Abel décide de consulter… un vrai médecin, en chair et en os. Il en existe encore, bien sûr. Les machines (outils de télé-diagnostique et d’automédication d’abord, fusionnés en Tubes-Vie ensuite) les ont largement remplacés, mais il subsiste une frange de population y ayant toujours recours, car n’ayant pas les moyens d’acheter ni même louer des Tube-Vie. Les politiques n’ont d’ailleurs pas su se positionner clairement sur le sujet : fallait-il favoriser l’accès à de tels dispositifs et risquer d’accélérer encore l’inexorable disparition de praticiens humains, ou en limiter voire interdire l’usage, au nom d’un risque de prise de contrôle de la santé de la population par des machines ? Le dilemme Terminator, comme les journalistes ont cru pertinent de baptiser ce débat agitant la sphère publique. 

 

-        Entrez, je vous en prie. Qu’est-ce qui vous amène ?

Le docteur Francoeur a une bouille sympathique. Bon point, se dit Abel, qui n’a plus depuis un bon nombre d’années consulté pour sa santé un humain, en chair et en os, et que la mine du toubib rassure un peu.

-        Voilà, Docteur. Je crains d’avoir quelque chose qu’on me cache. Je n’en dors plus. Il faut que vous soyez cash avec moi. Dites-moi ! Je vais mourir ?

-        Bon. On va voir ça. Je vais vous prendre la tension, pour commencer, si vous voulez bien. 

S’ensuivent une batterie de tests et des observations en tout genre, menées rondement et avec professionnalisme, semble-t-il à Abel, par Francoeur. Celui-ci, après avoir reposé son marteau à réflexes sur son bureau avec une solennité censée marquer la fin de ses examens, se tourne vers Abel et lui demande, l’air un peu inquiet (il fronce les sourcils, remarque Abel) : 

-        Il y a longtemps que vous vous… interrogez ? 

-        Deux jours, Docteur ! Deux jours !

-        Un peu tôt pour conclure à une mort prochaine, ne croyez-vous pas ?

-        Je ne sais plus, Docteur. Je croyais que tout allait bien jusqu’à ce que…

-        Oui ?

-        Jusqu’à ce que mon Tube-Vie me mente !

-        Impossible, voyons ! Comment une machine pourrait-elle vous mentir ?

-        Elle m’a dit que tout allait bien ! Vous vous rendez compte ?

-        Mais, Monsieur, VOUS allez bien. D’après le tour d’horizon que je viens d’effectuer, vous vous portez comme un charme. Si la formule n’était pas un brin éculée, je vous dirais bien que « vous nous enterrerez tous ! » Tout au plus, je vous invite à vous ménager pour que l’inquiétude que vous nourrissez ne fasse pas trop monter votre tension. Passez une bonne nuit et demain, il n’y paraîtra plus !

Abel est effondré. J’aurai dû m’en douter. Je vais crever et rien ni personne pour me l’avouer. Les salauds !!! Abel rentre chez lui totalement désespéré. Toute la nuit qui suit, il rumine, ne parvenant pas à s’endormir. Et une idée lui vient, dictée par la colère. Se débarrasser de cette saloperie de bécane ! Ça ne résoudra rien sur le fond, mais ça va le soulager…

 

Le docteur Francoeur ouvre son courrier. Ayant parcouru rapidement ses mails entrants, il avise un message de l’entreprise Nodiziz. Tiens, ils ont fait vite, se dit-il en songeant à la visite de ce drôle de patient hier matin, apparemment furieux des affirmations délivrées par son Tube-Vie.

-        Cher confrère, nous tenons à vous remercier pour votre alerte d’hier au sujet de Monsieur Abel C. Nous avons grâce à vous pu remédier urgemment au dysfonctionnement de notre très récent logiciel. La faiblesse cardio-vasculaire de notre patient commun est bien avérée et notre Tube-Vie ne va pas manquer de l’alerter et le soigner très rapidement. Pour votre participation confraternelle, et comptant sur votre discrétion relativement au défaut de notre produit, nous nous permettons de vous gratifier d’une somme nous semblant pouvoir légitimement compenser le temps précieux que vous avez pris soin de consacrer à cette affaire (voir pj Virement « Francoeur »).

Décidément, se dit le médecin, sa collaboration avec ce grand groupe du secteur industriel de la santé est une véritable manne. Une bonne douzaine de fois déjà, il a pu aider à corriger des erreurs manifestes sans qu’aucun patient, à sa connaissance, ne vienne ensuite se plaindre de ces défaillances. 

 

L’article de Ouest-France narre sommairement le tragique fait divers : « c’est ce vendredi matin qu’a été découvert le corps d’un homme au pied de son espace de vie, situé au 4ièmeniveau, 60 rue John Sturges. D’après les premiers éléments de l’enquête menée par le Préfet des Risques, cet homme de 90 ans aurait ouvert sa porte d’extraction en cas d’incendie, semble-t-il avec l’intention d’y faire passer son Tube-Vie, et ce sans avoir enfilé son harnais anti-grav,. Ses motivations ne sont pas connues à l’heure où nous vous écrivons, mais une enquête est en cours. Notre Préfet a saisi cette opportunité, ô combien dramatique, pour rappeler à toutes et tous de bien respecter le strict protocole affiché sur les portes d’évacuation lorsque l’on cherche à franchir lesdites portes. »

 

L’inspecteur Treulay, chargé des premières investigations sur ce qui semble être un simple et bête accident, interroge le médecin légiste dépêché sur les lieux.

-        Quelque chose pour moi, Louis ?

-        C’est un peu curieux, mais mon scanner portable m’indique que le gars n’est pas mort de sa chute du 4ième, mais d’une crise cardiaque, juste avant. Faut dire que faire passer un Tube-Vie par le sas anti-feu, ça doit sacrément faire monter le palpitant dans les tours. Et puis, j’ai eu l’idée de récupérer sur l’œil du gars sa lentille de commande du Tube, et regarde ce qu’elle indique ; tu vas être sur le cul…

Treulay saisit délicatement la lentille et en chausse son œil gauche. Il ferme la paupière pour ne pas être gêné par la lumière du soleil qui se lève, et lit :

 

Reset – mise à jour de l’OS – relance diag – attention ! risque rupture anévrisme – veuillez utiliser WG urgemment pour soins vitaux