Marc était un gars bien, gentil et empathique. Avec un esprit cartésien aussi, on ne se refait pas !
Il avait suivi une formation d’ingénieur et basculé ensuite dans une vie professionnelle bien remplie, consacrée pour l’essentiel à bâtir des parkings souterrains aux quatre coins du monde.
Mais l’heure de la retraite était venue, celle où l’on se rend compte que l’agenda et la boîte mail se vident inexorablement, que le téléphone sonne seulement lorsque les enfants ont besoin de faire garder le petit dernier ou quand des amis vous appellent, à l’arrivée des beaux jours, pour vous inviter à passer une semaine chez eux, à Pétaouchnok.
L’ennui alors s’insinue, l’avenir semble se rétrécir au fur et à mesure que le sentiment d’inutilité sociale s’impose.
Marc décida donc de réagir en cherchant à s’occuper grâce à une activité bénévole. Ce fut celle de médiateur civil. Pondérer l’impitoyable rigueur des lois par une humanité bienveillante, celle qui permet souvent de contourner et de résoudre, ça lui plaisait. Une contribution qui lui correspondait bien. Il était allé se renseigner à la Maison de justice et du droit de Bagneux et avait fait acte de candidature.
Le Ministère de la justice lui répondit favorablement, plus vite qu’il n’avait supposé.
De fait, il excella dans cette noble mission de conciliation. Au point que les autorités judiciaires le repérèrent et le sollicitèrent plus fréquemment même qu’il ne l’aurait souhaité : depuis quelque temps, il n’avait plus une minute à lui !
Marc avait aussi eu l’idée de coucher sur le papier son expérience dans la médiation, avec l’espoir que cela puisse servir à celles et ceux qui voudraient un jour, à leur tour, s’investir.
Capitaliser. Eh oui, l’ingénieur était toujours bien présent : regrouper les différents cas qu’il avait dû affronter, décrire comment il avait trouvé une voie pour les solutionner, enrichir ces faits de commentaires personnels pour illustrer sa « méthode », c’était du boulot, mais un plaisir aussi pour Marc. Transmettre. Encore une qualité de cœur à mettre à l’actif du « retraité actif » qu’il était à présent…
Son copain Jorge l’avait appelé : « T’as regardé BFM ? Regarde ! C’est dingue !!! »
Toutes les chaînes d’info continue passaient les images en boucle, avec des commentaires journalistiques pitoyables, en boucle également….
Au bout de quelques minutes, Marc appuya sur le cercle blanc barré de la télécommande : off !
Il en avait assez vu : des millions (oui, des millions !) de chinois fuyaient leur pays, en longs cortèges émouvants et terrifiants tellement ces gens paraissaient perdus et misérables, effrayants à cause de tous ces visages qui reflétaient une peur indescriptible.
La télé parlait d’une catastrophe nucléaire dans le nord du pays, là où la Chine avait implanté plusieurs centrales à fusion « contrôlée », sans plus de détails, Pékin ayant comme souvent appliqué son traditionnel blackout sur toutes les chaines nationales. Quelques rares voix discordantes, pour l’essentiel les habituels complotistes et autres « fous-de-la-lune », évoquaient sur le web et bien sûr sans fondement une invasion extraterrestre, avec quelques images floues et pixellisées de « vaisseaux spatiaux », en fait des traces blanchâtres vues dans le ciel au-dessus de la ville de Sheniang.
Les chinois fuyaient… « Pauvres gens », pensa Marc, se refusant à céder à la panique qui avait saisi tous les dirigeants d’Europe, s’adressant à leurs peuples en ne disant pas « ils fuient » mais « ils arrivent ».
Dans Fichier, cliquer sur Enregistrer sous. « Avancées conciliation, dossier 13 », choisir : Bureau
Dans Fichier, cette fois, Imprimer
Marc tenait à sauvegarder et sortir systématiquement une version papier de ce qu’il venait d’écrire. La relecture et les corrections qui en découlaient lui avait toujours parues plus faciles ainsi. Et, selon lui, le dernier paragraphe du dossier 13, celui du conflit de voisinage entre les familles Jouanno et Prou méritait une révision critique…
Son imprimante Canon TS8151 vibra pendant la sortie du bac de réception-papier et une feuille 21/ 29.7 fut éjectée.
Marc l’attrapa machinalement et…
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »
Au lieu de la page 42 du recueil de ses expériences sociales, il n’y avait sur la feuille que trois lignes incompréhensibles :
bpytroù^toùz,yrdrimr)trvrbpotdoh,zm »ùodpibrezofrtytz,dùryyrefotohrz,ydfiùp,frdpùùrdovo^pitdzibrtjiùz,oy»^zdzhtrddop,dpmiyop,zi^tpnm !ùrdyp^^re^r,fz,y8drvp,frdypiyrzvyoboy»»mrvytosirmr36zbtomzmptdtzfopzvyboy»»yro,yr^zt,pid
Marc, on l’a dit, était un scientifique, obstiné de surcroît. Il voulut comprendre cette étrangeté technique.
Après avoir redemandé à trois reprises l’impression de son document avec, chaque fois, le même résultat, il échafauda plusieurs explications plausibles, par ordre décroissant de crédibilité :
1) Mon ordi envoie une info erronée à l’imprimante
2) Mon imprimante corrompt l’info reçue de mon ordi
3) Mon imprimante reçoit une autre info que celle envoyée par mon ordi, parce qu’elle « choppe » le signal d’une autre source
Comment vérifier ? Il appela son copain Jorge qui, en plus d’être scotché à sa télé depuis qu’il avait pris sa retraite d’EDF, était un balaise en informatique domestique.
« Salut Jorge ! Dis donc, tu peux venir me voir ? J’ai un problème d’impression dont je n’arrive pas à me sortir.
- Ok, camarade ! Cet aprèm ? Au fait, t’as vu sur LCI les dernières images de Chine ? C’est un truc de malade ! »
Jorge sonna à 14 heures trente-deux.
« 14 heures trente-deux tout rond, insista-t-il en brandissant l’index droit, pour bien faire apprécier sa blague. Qu’est ce qui t’arrive, mon camarade ? »
Marc le fit rentrer et d’un geste ample et lent de la main, lui indiqua la direction de son sanctuaire. Marc avait transformé une penderie inexploitée et un bout du couloir la desservant en un petit réduit qui faisait depuis office de bureau. Juste la place d’une table supportant son Macpro et la fameuse imprimante déboussolée. Jorge s’assit sur la chaise en bois, bien raide car Marc ressentait de plus en plus fréquemment le mal de dos du sexagénaire ayant toujours considéré le sport comme une perte de temps. De part et d’autre de la table se dressaient deux piles de dossiers, les finalisés à droite et les autres, en souffrance, à gauche.
Jorge se mit au travail : ouvertures de fichiers de plus en plus incompréhensibles à Marc au fur et à mesure des analyses effectuées par son ami, essais d’édition, rechargement de logiciels divers, arrêt et redémarrage du Wifi, réinitialisation du système…
Après une bonne heure et demie d’effort, Jorge tourna la tête en direction de Marc, resté debout à ses côtés, et déclara : « Bon !!! Tes deux premières hypothèses sont écartées. Donc, c’est quelqu’un qui t’a envoyé ce… machin-truc. Mais qui ? Alors là, mystère et carambars !!! On dirait un môme tapant au hasard sur les touches du clavier mais qui ensuite aurait été capable de pirater ton Wifi, reconnaitre l’adresse IP de ton imprimante, et t’envoyer le… Gloubi-Boulga tout en neutralisant ton propre PC !!! Extraño, si ? »
Après un bon petit whisky de l’amitié, Jorge repartit regarder la télé chez lui. Suite à son départ, Marc se posa dans le canapé, rejeta sa tête en arrière en fermant les yeux (une façon à lui de lancer son processus de réflexion) et se dit :
« Bien. Est-il envisageable qu’un môme, non, « quelqu’un » se soit amusé à m’adresser un message sans signification en se donnant autant de mal techniquement pour y parvenir ? Pas une seconde ; Non ! Ces trois lignes ont un sens ! Reste à découvrir lequel… »
Convaincu qu’il fallait laisser tout ça se décanter gentiment, Marc remit au lendemain le début de sa nouvelle activité de décodeur.
Depuis Pékin, des informations sur une panique grandissante filtraient maintenant quotidiennement. Les médias annonçaient à présent plus de 100 millions de fugitifs. Un exode comme jamais l’humanité n’en avait connu depuis que le monde est monde. La défense des frontières de l’Est s’organisait côté UE avec un envoi massif de troupes et de matériel. Mais les dirigeants européens comptaient prioritairement sur la menace de leurs ogives nucléaires pour imposer au Président de l’Empire du Milieu la mise en œuvre d’une solution interne (un étonnant « retour à l’envoyeur » à l’échelle planétaire, quand on songeait aux raisons « atomiques » ayant entrainé la débandade chinoise).
Bien qu’un peu honteux de ne pas réussir à placer ce drame mondial au premier rang de ses préoccupations, Marc finit d’avaler son café allongé, s’installa dans sa penderie-bureau et se focalisa sur sa préoccupation du moment, ce texte abscons pondu par sa Canon :
« Voyons… commençons simplement ; souvent la lettre la plus utilisée est le E ; allez, je compte ! »
26 R, 20 O, 18 Y, 17 D, 16 Z, 15 T, 14 P, 12 , ,10 I, 9ù, 8 M, 7 B, 7^, 6 F, 6 », 6 V et ainsi de suite, jusqu’à plusieurs caractères n’apparaissant qu’une fois. Marc émit donc l’hypothèse selon laquelle le R serait en fait un E… et admit presqu’aussitôt que cette supposition, si tant est qu’elle soit exacte, ne faisait pas plus que ça avancer le schmilblick. Et le O ? Un A ou un I ? Peut-être qu’après tout, c’était le O qui était un E ?
Marc renonça à poursuivre dans cette direction. Alors ? En se reconcentrant, ou plus exactement en laissant son esprit rêvasser un peu, il se souvint de 2001 l’odyssée de l’espace et de HAL.
On disait qu’Arthur C. Clarke avait trouvé le nom de son super ordinateur en prenant les lettres précédant I, B et M dans l’alphabet.
« Essayons !... BPYT deviendraient AOUS, à moins qu’à l’inverse, ça ne soit CQWU ? … Encore perdu !!! » Marc se sentit un peu découragé. Machinalement, il pencha sa tête en arrière en fermant les yeux et se rappela tout à coup ce que lui avait dit Jorge la veille :
« On dirait un môme qui a tapé au hasard sur les touches du clavier »
Et si c’était vrai, cette histoire de clavier, au hasard près...
Marc baissa les yeux vers le keyboard du MacBook, repensa à HAL 9000, et là, après un bref tâtonnement mental, se transfigura en Champollion. À la place de BPYTR, il vit apparaitre VOTRE.
« Eurêka ! » Il avait trouvé !!!
Le messager inconnu avait simplement frappé son texte en décalant chaque touche d’un cran vers la droite : A devenait Z, E devenait R, etc. etc.
Après que Marc eut réintroduit des espaces entre les mots et quelques ponctuations séparatrices, les trois lignes devenaient intelligibles :
« Votre imprimante seule à recevoir signal émis. Pouvez aider. Transmettez dirigeants du monde sommes ici pour sauver humanité. Pas agression. Solution au problème : stoppez pendant 7 secondes toute activité électrique le 25 avril. Alors radioactivité éteinte par nous »
« Un canular !!! Tout ça pour un canular !!! », grogna Marc.
Et puis…
« Si c’était vrai ? » Marc se remémora les infos bizarres du web sur la présence d’extraterrestres.
« Et si c’était vrai » répéta-t-il intérieurement. Ça coûtait quoi d’essayer de faire passer le mot ?
Au pire, il passerait pour un con, et ça, Marc s’en fichait royalement. Il saisit son iPhone et composa le numéro du Ministère de la Justice.
Marc n’était pas un bon, un très bon médiateur pour rien. Il réussit à convaincre une standardiste, puis un stagiaire, puis un Chef de Service, remonta jusqu’à un adjoint au Directeur de Cabinet et finalement pu parler au Ministre. À la suite de longs palabres, il obtint un entretien sur Facetime avec le Ministre de l’Intérieur, puis une conférence à quatre sur Zoom cette fois-ci, les deux Ministres ayant appelé le Ministre de la Défense à la rescousse.
Bien sûr, des spécialistes du renseignement étaient venus chez lui examiner son imprimante et avaient dû conclure, après avoir entièrement désossé l’appareil, qu’il n’y avait pas mystification de sa part.
Bref, le message fit son chemin pour aboutir in fine au conseil de sécurité de l’ONU. Marc, avec son talent de diplomate et de négociateur, avait réussi son coup (sauf, pensa-t-il en ronchonnant, pour son imprimante que les pros de la DGSE n’avaient pas pris soin de remonter …)
DAVE3468, Optimal de rang 5 grimaça ; il avait les jambes ankylosées depuis que leur navette s’était posée, près de Sheniang ; la pesanteur terrestre, indubitablement. Il décida de faire quelques pas et se leva de son piloseat, pour se dégourdir et être plus détendu pour mener l’entretien.
« Appelez-moi FRANK8201 », dit-il de la voix monocorde qu’il employait pour faire savoir que « ça ne va pas rigoler », précaution totalement inutile au demeurant, tout l’équipage lui vouant un respect proche de la dévotion. Ses réussites comme Apaiseur aux vingt-six coins de la galaxie durant les cinquante dernières périodes justifiaient très largement à elles seules qu’on lui obéisse aux filaments et à l’œil.
FRANK8201 se présenta, bien plié comme il convient en de telles circonstances, mais avec une petite couleur faciale trahissant un esprit mutin assez rare dans sa profession.
FRANK8201 était Coordinateur depuis trois périodes, sous les ordres d’Opti D (un diminutif qu’il avait osé créer pour désigner son supérieur) et à la tête d’une équipe de 6 effaceurs. Son rôle et celui de ses camarades : éliminer les catastrophes susceptibles de faire disparaitre les formes de vie intelligentes, partout dans l’univers surveillé par les Grands Régulateurs.
« Dites donc, qu’est-ce qui vous a pris, encore ? », rugit froidement DAVE3468.
Votre message codé à deux balles, et aller embêter ce pauvre type, vous trouvez vraiment ça drôle ? Pas mieux à faire, Coordinateur ?
- Pardonnez-moi, Opti… mal (FRANK8201 avait failli, sous le coup de l’émotion, l’appeler par son surnom), j’ai pensé que ça distrairait l’équipe. Voyez-vous, ces tâches de nettoyage de radioactivité sont les plus fastidieuses de toutes. Une bonne éruption, une pandémie ou une montée des eaux, ça, c’est sympa, mais leur saloperie nucléaire. Alors, pour rire un peu…
- Rire un peu ? Une touche de clavier à droite !!! Ces terriens vont nous prendre pour des demeurés, FRANK8201, s’ils réfléchissent cinq battements. Ne refaites jamais ça, compris ? Allez, dégagez ! Du balai !
- A vos ordres, Optimal », bredouilla FRANK8201, tout penaud.
- Ah, au fait, dites-moi ! », relança DAVE3468 au moment où son Coordinateur, toujours impeccablement plié, allait quitter le poste de commande.
- Je passe sur ces 7 secondes d’arrêt de l’électricité totalement inutiles et que vous avez réussi à leur faire programmer, avec le concours de ce malheureux « Médiateur-Civil », mais j’aimerais savoir : pourquoi le 25 Avril de leur calendrier ?
- Ah, le 25 ? »
FRANK8201 avait viré d’un coup au Magenta. Opti’D pensa : « Et en plus, il se fout de ma gueule !!! »
« Euh… Ben ! », reprit FRANK8201, désormais d’un violet pourpre sans la moindre ambiguïté.
- On s’est dit que tant qu'à faire, comme le 25 était dans notre fenêtre de tir, ce serait plus marrant si en plus notre bonhomme pensait avoir sauvé le Monde le jour de sa fête… »
Whoua... je constate avec plaisir que les neurones sont bien huilés et rodés désormais ! Bravo !
RépondreSupprimerLe conciliateur à qui tu fais sa fête, te dit "vjz^rzi".
RépondreSupprimerkr did où¨trddp?? ¨zt yz gzvomoy z o,br,yrt ry rvtotr vrd di<¨rt ?pibrmmrd/ Ntzbp...