dimanche 10 janvier 2021

Les comptes de Noël

Une histoire qui raconte que la vie est belle, en cette période, je me suis dit que ça pourrait sûrement nous faire du bien. Enfin, j'espère de tout coeur qu'elle vous plaira et je vous souhaite, à toutes et tous, une très bonne année 2021.

Jules est persuadé que son application est vendable. Il se pourrait même qu’il en tire un joli pactole, pour peu qu’Apple joue le jeu. Ça fait maintenant quatre mois qu’il bosse dessus, et c’est sans compter tout le boulot qu’il a abattu préalablement dans le domaine de l’intelligence artificielle et de ses incroyables potentialités. Aujourd’hui, il touche au but. Il n’en veut pour preuve que le test qu’il a engagé avec la complicité involontaire de son père. Sans lui dire, évidemment ! Le paternel aurait refusé, ça va sans dire ; il est réticent, et le mot est faible, à toute manipulation sur son ordinateur perso. Toujours la crainte que quoique ce soit vienne perturber le fonctionnement de sa « machine ». Au premier signe de dysfonctionnement, il commence toujours par accuser quelqu’un d’avoir tripoté son ordi sans son autorisation. Jules a donc chargé en loucedé la version bêta de son programme sur l’ordi de Joseph. 

 

Le projet d’un « économiseur empathique » lui est venu par hasard, comme beaucoup de bonnes idées (Jules a failli penser « comme beaucoup d’idées géniales », mais il s’est retenu, par superstition plus que par modestie). En regardant une vidéo envoyée par Salima, une amie, pour souhaiter la bonne année, il a découvert un festival de fleurs multicolores qui s’ouvraient, se déployaient comme autant de corolles pyrotechniques, simulant un splendide feu d’artifice et il s’était dit : « Ce feu d’artifice, c’est pour moi, c’est moi ! ». Eh oui, il se sentait heureux et amoureux. Mathilde faisait depuis moins d’un mois partie de sa vie, alors vive la belle bleue, magnifique la fontaine d’or et d’argent, bravo le bouquet final multicolore !!! 

Correspondances ? Évidemment ! D’où sa trouvaille, disons… géniale : programmer un économiseur d’écran qui réagisse à l’humeur de l’utilisateur du PC et qui lui propose ce qui lui correspond le mieux, dans l’instant. Par exemple, des feux d’artifice quand on est amoureux, des formes géométriques qui s’enroulent et se déroulent lorsqu’on a un furieux besoin de concentration, des mots qui apparaissent et disparaissent quand on a besoin de stimuler sa créativité, etc. etc.  

L’IA rendait cela possible, avec l’aide des nouvelles technologies de reconnaissance faciale (une caméra vous surveille continument quand vous êtes devant votre écran, vous le saviez ?), grâce à l’analyse textuelle des mails envoyés et reçus, en interprétant vos historiques de recherches internet. Bref, on devait pouvoir habiller nos écrans noirs d’images mobiles en adéquation avec l’environnement psychologique du client ayant acheté et téléchargé l’appli « ECONOPSY ». 

Et, cerise sur le Retina Display, Jules avait trouvé un moyen que les formes proposées ne viennent plus d’une base de données finie, mais se créent au fil du temps, par une connaissance intime de l’utilisateur et de son moral du moment. Alors, ça valait bien un petit mensonge à son père, aggravé certes par le logiciel « espion » qui lui permettait de savoir quels choix avait faits l’appli en fonction des états d’âme de son géniteur.

 

Joseph est fatigué. Il passe le pouce et l’index sous le pont à plaquettes de ses lunettes pour se frotter les yeux, puis sa main droite redescend vers la souris. Un déplacement de la flèche vers le coin supérieur gauche de l’écran pour le mettre en veille et s’en est fini d’une difficile journée au cours de laquelle la comptabilité n’a laissé place à aucune fantaisie.

Il repousse sa chaise et se dirige vers le salon. Il se retourne presque machinalement pour jeter un dernier coup d’œil vers son Mac et vérifier que l’économiseur d’écran remplit convenablement son office. Le fond bleu nuit sur lequel se déplacent horizontalement et verticalement des chiffres de toutes dimensions le rassure, même s’il ne comprend pas pourquoi l’économiseur est passé dans ce mode. 

Depuis quelque temps déjà, il a besoin de ces petits riens qui lui donnent le sentiment de contrôler encore un peu son environnement. Le fait que le système, pour une obscure raison informatique, ait choisi ce graphisme le fait presque sourire. Drôle de coïncidence, alors qu’il patauge depuis plus d’une semaine pour trouver de quoi boucler les comptes de sa société. Éviter le dépôt de bilan… Il reprendra sa quête d’une solution viable demain. Ce soir, il est fatigué.

 

Après des années à toucher un salaire de cadre supérieur dans une « grande entreprise », il arrive qu’on puisse avoir envie de changer d’air, de goûter à des risques jamais affrontés jusque-là : des clients à trouver et fidéliser, un bilan à assurer, des salariés à rémunérer, des projets à mettre en œuvre et donc des investissements à faire et des échéances à tenir, bref, une « boutique » à faire tourner. 

Joseph avait ressenti cet appel du large tout juste passé la cinquantaine. 

Alors il avait tapé, comme il aimait à le dire, dans son petit pécule pour acquérir lors d’une adjudication sa TPE ( très petite entreprise). La définition du Larousse pour pécule est : « Ensemble de biens économisés par l'esclave romain, avec l'autorisation de son maître, pour racheter sa liberté. Petit capital acquis peu à peu » et Joseph pensait que c’était vraiment le mot juste. 

Une boîte de fabrication et assemblage de jouets : une demi-douzaine de fournisseurs, cinq employés dont une commerciale et un secrétaire (c’était la première fois de sa vie que Joseph allait avoir UN secrétaire), trois gros clients (des chaînes de la « grande distribution ») et pleins de petits, ceux que Joseph préférait, des marchands de jouets à l’ancienne, avec leurs magasins donnant sur les places Gambetta ou Adolphe Thiers de petites sous-préfectures et autres villages de province, puisqu’il n’y avait plus que là qu’ils pouvaient encore exister et survivre.

Enfin, pour bien compléter cette définition de la TPE de Joseph, elle faisait un chiffre d’affaires un peu inférieur à 600 Keuros, résultat des ventes de jouets en bois, aluminium, verre, tôle, céramique, tissu. Que des matériaux nobles pour des objets d’exception ; Joseph était particulièrement fier du « vaisseau amiral » de son catalogue : une voiture à pédale bleu nuit, une Buick années 50, avec deux boutons au tableau de bord, un pour actionner un klaxon strident et l’autre pour allumer les phares. Une merveille à 529,99 euros ; on n’a rien sans rien… 

En fait, Joseph avait mis ses sous et son énergie dans une sorte d’atelier fabriquant de la nostalgie et ça lui convenait.

Dans le fond, la fameuse « prise de risques » était un faux-semblant, une justification donnée aux amis et collègues pour susciter le respect (« oui, oui, être libre et diriger ma propre entreprise, ça m’a toujours taquiné l’esprit !) et cacher sa vraie raison à lui : le rêve secret d’un môme qui découvre à cinquante-quatre ans qu’enfant, il n’a plus grande chance de l’être mais qu’il a encore le droit d’avoir envie de le redevenir. Une furieuse envie !!!  Vouloir devenir un collaborateur du Père Noël, à 54 berges, c’est inavouable… mais bougrement tentant. 

 

La première année avait été difficile mais encourageante. Joseph s’y attendait. Les clients suivaient, accompagnant avec fidélité et parfois même enthousiasme l’aventure de JOUJOUJO.

Le diminutif « Jo » à la fin, c’était une petite coquetterie à laquelle Joseph n’avait pu résister et puis « il faut bien se faire un peu plaisir aussi, pas vrai ? ».

Le second exercice avait été plus largement bénéficiaire que le premier. Une bonne ambiance régnait dans l’équipe, soutenue par de prudentes mais bien réelles primes de fin d’année. 

« Pour les employés mais pas pour le patron ! » proclamait fièrement Joseph, qui aimait l’exemplarité et la frugalité, sachant combien l’équilibre financier est fragile dans une activité saisonnière comme celle de JOUJOUJO.

Il termina sa journée du 23 décembre en saisissant les dernières factures de l’année et soudainement, au moment d’éteindre son ordi sur lequel il ne tapait plus depuis environ une minute, un petit lutin, puis un sucre d’orge blanc et rouge, puis un bonhomme de neige traversèrent son écran de bas en haut, de droite à gauche et dans les deux diagonales, tout ça sur fond vert ! Joseph éclata de rire et, bondissant de son fauteuil, se mit à danser frénétiquement, les bras en l’air et chantant à tue-tête :

Jingle bells, jingle bells, jingle all the way!
Oh, what fun it is to ride in a one-horse open sleigh.”

Plus de PDG qui vaille ! Joseph était sur le traineau, tout là-haut, heureux comme un gosse !!!

 

Et voilà que cette p. de pandémie était venue tout foutre en l’air. D’abord le confinement, la fermeture des magasins « non essentiels », le chômage technique, puis une relance timide pour faire un stock que le second confinement ne permit pas d’écouler ou parfois tout simplement de livrer.

Moins 50% de chiffre d’affaires ! Qu’est-ce que vous voulez faire contre ça ?

Alors, Joseph se replonge dans les comptes, pour gratter sur tout ce qui peut l’être, les amorts, les impôts, les subventions ou prêts sans intérêt consentis aux entreprises de sa branche… « en grande difficulté » comme dit le Ministre.

Mais quoi ? Le tableau Excel lui renvoie inexorablement à la gueule un déficit que ce qui reste de son petit pécule ne parviendra pas à éponger, quand bien même le redémarrage quinze jours avant Noël permettrait de ne pas déclarer la faillite tout de suite et placer cinq familles dans la mouise. 

Non ! Quatre… Christine la commerciale et Guy le mécano se sont mariés en Novembre de l’année dernière, leurs primes respectives ayant contribué à les décider à faire un môme… 

« Dans la mouise… on peut aussi dire chômage, mais c’est moins parlant » se dit Joseph, neurasthénique comme jamais il n’aurait cru pouvoir l’être.

Joseph commence à désespérer, lui qui était un indécrottable optimiste. Et lorsqu’il pousse la flèche de la souris dans le coin gauche en haut, le soir, épuisé par une journée de travail que rien n’est venu égayer, il ne voit qu’un écran noir, sans rien dedans qui bouge encore. 

 

La pandémie n’est pas une calamité pour tout le monde. Pas pour Jules en tout cas. Et pourquoi ?

Parce que le télétravail est devenu d’abord une contrainte nécessaire, une obligation quasi légale pour les boîtes, puis une habitude et enfin un nouveau mode de vie, professionnellement mais, dans le fond, aussi socialement dans ses avatars que sont les « zoom-apéros » et autres réunions familiales en « distanciel ». De ce fait, chacun s’est habitué à vivre face à son écran à longueur de journée, tout en se permettant bien sûr, c’est l’intérêt quand on travaille chez soi, des pauses café, des breaks pour prendre l’air ou faire des mouvements d’assouplissement, des récréations avec le petit dernier, qui veut jouer avec son Papa. Et quoi de plus surprenant, intrigant, et même parfois roboratif que de voir alors s’agiter sur l’écran un instant délaissé de drôles de formes, dessins, photos, vidéos, mots et figures qui vous rappellent un peu ce que vous êtes, ce que vous ressentez, ce que vous avez envie qu’on vous suggère ?

Jules avait eu tout bon et son appli s’est vendue aussi vite que le virus du Covid s’était répandu.

ECONOPSY afficha, quelques semaines seulement après sa mise en ligne sur App Store et Galaxy Store, un « R zéro » (taux de reproduction) à faire pâlir d’envie un coronavirus au mieux de sa forme. Comme son père, Jules avait monté un business et il aurait pu appeler sa société JOUJOUJU tant il s’était marré en inventant son économiseur d’écran auto adaptatif. 

Une mise en bourse qui flambe, le rachat par Google pour une douzaine de millions de dollars, et Jules pouvait à présent se retirer avec Mathilde dans l’île qu’il songeait à acquérir, à l’abri de Covid19 et des fâcheux de tout poil. Le pied !!! Mais avant ça, il avait un truc à faire.

 

Joseph a bien du mal à se sortir du lit. Il n’a pas mal dormi… il n’a pas dormi. Il se dit qu’il faut bien qu’il essaye encore, alors il se lève. Un petit café serré parce qu’un vrai petit déj., en ce moment, il ne pourrait pas l’avaler.

Revoir ses comptes, encore et encore, des fois qu’il aurait loupé un truc, une ligne à l’actif qui lui sauverait la mise, un impayé client qui aurait été oublié et qui finirait par rentrer, providentiellement.

Il tape son code sur le site pro de la Société générale ; refus ; merde ! C’est quoi mon code déjà ?

Joseph s’énerve, va chercher son portable dans lequel il range tous ses codes. Il parait que c’est très con de faire ça, mais là, tout de suite, Joseph n’en a vraiment rien à foutre.

Il retrouve son code et ricane : il s’aperçoit qu’il avait d’abord composé celui de l’année dernière, celui des lendemains qui chantaient. Celui de cette année, ça devrait être 000000, pense-t-il plus déprimé que jamais.

« Allez ! Ressaisis-toi, mon Jojo ! T’as une boîte à sauver ! »

1 2 3 4 5 6… Oui, c’est con aussi, mais la SocGen l’a accepté, alors, rien à battre…

Tiens ? Une notification !? Joseph clique sur l’onglet Notifications en haut à droite, orné d’un petit rond rouge avec un 1 dedans. La page s’ouvre avec en haut et en gras « Fil de notifications » et en dessous :

 

24/12/2020

Comptes et moyens de paiement                                                                           Compte Société JOUJOUJO

Vous avez reçu un virement instantané de…

 

Joseph, comme chaque fois qu’il veut chasser sa fatigue visuelle, passe le pouce et l’index entre l’arête de son nez et les lunettes, se frotte les yeux et revient vers l’écran pour lire :

 


Vous avez reçu un virement instantané de 2 000 000, 00 EUR.                          

 

Incrédule, il clique sur la flèche, sûr de faire apparaitre ainsi une explication à ce qui ne peut être qu’une erreur.

 

Vous avez reçu un virement instantané de 2 000 000, 00 EUR.                          

Vous avez reçu un virement instantané de Monsieur Jules Pierpont d’un montant de 2 000 000, 00 EUR sur votre compte Société JOUJOUJO                         

 

L’assistant du Père Noël et ses cinq farfadets étaient sauvés !!! Joseph resta figé devant son MacBook Pro, les yeux embués. 

« Mon fils… »

Au bout de la minute qu’il avait lui-même programmée dans les Préférences Système (Démarrer après 1 minute), le « screen saver » d’ECONOPSY concocté par Jules se lança automatiquement.

Des tas de petits cœurs rouges vinrent consteller l’écran puis se mirent à grossir, exploser en des dizaines d’autres petits cœurs qui, à leur tour, se mirent à grossir, exploser… 

2 commentaires:

  1. Belle histoire... Mais j, ai fouillé sur Amazon....impossible de trouver Econospy...??

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  2. Cher S.
    J’étais en train de lire Bel-Ami; avec quel plaisir ! La phrase incidente «je prendrai bientôt de vos nouvelles » est venue me rappeler que j’avais laissé les tiennes [antanaclase] de côté, bien à tort.
    Voilà, je viens de terminer JOUJOUJO … avec quel plaisir ! Un plaisir visible : sourcils étonnés, sourire aux lèvres… durant toute la lecture.
    Je ne vais plus laisser Bel-Ami me distraire de tes nouvelles; et après chaque lecture je t’en donnerai [encore une].
    Andante (du Cercle de Penrose)

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