Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

vendredi 17 janvier 2025

La galette des rois

La saison m'a donné l'idée de placer ce moment festif de dégustation d'une galette des rois entre amis dans un contexte un peu... différent.

  

Le lieutenant a déployé son bras gauche, en équerre, c’est à dire avec son bras à l’horizontale, bien dégagé du corps, et son avant-bras raide vertical, pour qu’on voit tous, sans hésitation aucune, son poing fermé haut dans les airs de cette fin de journée frisquette et brumeuse.

Ça veut dire : STOP !!!

Alors, on s’est arrêté, tous les cinq, comme un seul homme. Le lieutenant, on fait toujours ce qu’il dit, pas parce que c’est le chef, enfin, pas seulement, mais parce qu’on a confiance en lui. Pourquoi ? Parce que c’est en ayant obéi à ses ordres qu’on est encore en vie, tout simplement.

Figés, silencieux, on a fixé le poing du lieutenant. Et lentement, comme si ce poing avait sa conscience propre et réfléchissait sur la meilleure décision à prendre, il s’est desserré, pour devenir une main ouverte, une main qui nous confie : on va bivouaquer ici ce soir.

Aussitôt, les tâches s’enchainent : vérifier d’abord la sécurité de notre campement de fortune. Pas trace de vie aux alentours, pas de mines oubliées là à dessein, bon ! Aux jumelles, on tchèque pour s’assurer qu’il n’y a pas un snipper embusqué dans un immeuble plus éloigné (disons 1km5 maxi), ou du moins dans ce qui reste des immeubles ; la ville a tellement été bombardée, disséminée, qu’on n’est jamais très sûrs d’être dans les ruines d’un bâtiment ou dans la rue, encombrée de parpaings et de tuiles.

Verbalisant le sentiment général, Gégé a déclaré : « Y’a plus rien qui ressemble à rien, ici », en filant un grand coup de rangers Armée française dans ce qui était peut-être un petit porte-savon.

Ensuite, dans un périmètre déblayé et garanti sans risque de 30 mètres carrés grand maximum, on a déplié nos duvets (il allait faire un froid de loup cette nuit, c’était sûr !) autour de notre unique cantine métallique qui servirait de table pour nos quarts et nos gamelles (modèles 1952, parce qu’on a le goût des traditions, de la nostalgie et de la praticité, faut bien le dire, dans l’armée française). Quatre duvets seulement ; y’en aurait deux d’entre nous, à tour de rôle, qui veilleraient sur les autres. Un tiers de notre petite nuit debout donc, avec la caillante pour aider à garder un œil ouvert.

« On va choisir, comme d’hab. » a ordonné le lieutenant. Le lieutenant, il n’est pas du genre à causer plus qu’il n’est nécessaire et on aime bien ça. Les qui parlent trop pour dire des trucs qu’on sait déjà, on les aime pas trop, et d’ailleurs, ils sont souvent morts, parce qu’à la guerre, parler trop, trop longtemps surtout, c’est vachement dangereux, létal même. Tant pis pour leurs gueules, aux bavards...

Au fur et à mesure qu’on a appris à se connaitre, tous les cinq plus le lieutenant, c’est-à-dire tous les six, on a établi une règle de vie. Et quand je dis règle de vie, c’est pas au figuré, si vous voyez ce que je veux dire. C’est une méthode, un principe à nous qui nous fera revenir un jour, pour qu’on embrasse nos mères et qu’on fasse l’amour avec nos copines, pas de doute là-dessus !

Quand on bivouaque, quatre ou cinq heures maxi, il faut qu’avant de reprendre la route, un des gars fasse l’éclaireur. En quoi ça consiste ? Je vous explique : pendant la nuit, on ne sait jamais ce qui peut se passer, même s’il y en a deux qui veillent ; on peut pas avoir les yeux partout, hein ? Si ceux d’en face ont la mauvaise idée de se rapprocher, furtivement, ça peut craindre et ferrailler sévère, au réveil. On en a vu, des commandos comme le nôtre se faire étriper à l’aube, alors qu’ils avaient passé une putain de bonne nuit pourtant, sans se douter que ce serait la dernière ! Ou peut-être à cause de ça, qui sait ?

Manque d’attention, je dirais. Avec le lieutenant, pas ce genre de connerie ! Une heure avant de plier les gaules, un des gars parmi les quatre qui ont pioncé en dernier doit inspecter le chemin qu’on va ensuite emprunter tous ensemble ; c’est l’éclaireur, un mec dans le genre sioux, ou comanche, je sais pas ce qui est le mieux ; un gars à qui on confie nos vies, en tout cas ! Un type qui se fait silencieux, avec des bons yeux mais surtout des bonnes oreilles ; ce sont les bruits bizarres qui renseignent, dans l’immense majorité des cas...

C’est là que réside notre force, notre « petit plus » comme dit le lieutenant quand il est en mal de confidences sur son « management » : on en choisit un la veille, d’éclaireur, un qui va être notre avant-garde si vous préférez. Mais pas n’importe comment ; c’est là que se niche le petit plus, l’astuce qui fait la différence : on tire le nom de l’heureux élu au sort ! Voilà ! Pas d’organisation dans le style tour de rôle programmé, pas de prise de tête à la con : à chaque fois, c’est le hasard qui décide ; y’a pas plus juste ; même le lieutenant peut « gagner », et c’est lui qui devient l’éclaireur ; et il s’y colle sans rechigner, je vous le garantis ! La démocratie de la tombola... Y’a pas mieux, je vous dis !

Comment on fait ? Facile ! Un coup, c’est à la courte paille ; une autre fois, c’est le plus proche de six au dé, et ce soir, on a vécu un truc vraiment pas croyable, tout ça grâce à Théo (Théophile dans le civil...). Théo, c’est celui de notre bande qui nous trouve toujours quelque chose pour tirer au sort, des bouts de ficelles, une pièce de monnaie, ou un dé. Un créatif, le Théo ; il était dans l’informatique avant la baston, ce mec ! Un vrai démerdard !!!

Mais ce coup-ci, il a vraiment dépassé tout ce qu’on avait vu auparavant. Il a ramené avec lui et sorti de son barda une galette des rois et il a dit : « celui qu’a la fève, ce s’ra le sioux ! ». On lui a demandé où il avait dégotté une galette de rois et il a répondu : « dans une boutique, par là-bas, tout à l’heure ». Et quand on lui a fait remarquer qu’il n’y avait plus une seule maison, un seul immeuble encore debout et que ça devait être vachement dur de piquer une galette dans une boutique en ruine, il a simplement rétorqué : « je l’ai pas piquée, je l’ai payée ! » Point barre !

Qu’est-ce que vous voulez qu’on réponde à ça ? On a coupé la galette en six parts et on l’a mangée. Putain, elle était super bonne, avec de la pâte d’amande, comme avant la guerre !

La fève ? Ben, c’est moi qui l’ai eue ; une vraie, en céramique. Pas une de ces cochonneries qu’on vous refile parfois, en plastoque. Et belle en plus ; un petit Jésus qui vient tout juste de naître, dans son panier. Les gars m’ont dit : « Même si t’as pas de pot demain matin, ben, t’es quand même sûr d’aller tout droit au paradis, et ça c’est pas rien ! » Et on a rigolé.

À l’aurore, j’ai serré la main à tous les mecs, une tradition à laquelle on ne manque jamais, et j’ai tracé la route. Lentement bien sûr, faut pas risquer de manquer un truc par excès de précipitation, mais suffisamment vite quand même pour qu’on puisse rapidement reprendre notre avancée en commun, dès que j’aurai pu faire signe que tout est clair devant. Ça s’est passé comme ça. Pas de blême, pas d’ennemi, pas de vicieux planqué qui nous veut pas que du bien, nada ! Je me suis retourné vers les gars ; je leur ai fait signe comme fait le lieutenant, bras à l’équerre et main ouverte, pour dire : « R.A.S. ! Nickel ! » Et on a repris notre marche de commandos, en pros ! 

 

Ça s’est tellement bien passé qu’à partir du jour de la galette, on n’a plus utilisé rien d’autre que le p’tit Jésus en fève pour notre tirage au sort ; des fois Théo le cachait dans son dos et on choisissait une main, des fois on le mettait dans un sac avec des petits cailloux et on piochait, des fois il était sous un de nos quarts posés à plat sur la cantine. Croyez-moi si vous voulez, on a fini la guerre au grand complet. Alors, le lieutenant a décidé qu’on se retrouverait tous les ans, début janvier, pour manger ensemble tous les six une galette à la frangipane. 

« À rien d’autre ! » a dit le lieutenant, pas parce qu’il est superstitieux, mais parce que les règles de vie qui fonctionnent, faut pas en changer, c’est tout ! 

D’ailleurs, on demande chaque fois à Théophile de placer le p’tit Jésus en fève (Ouais ! On l’a conservé, évidemment ; qu’est-ce que vous croyez ?!) dans la galette, par-dessous, avant qu’on la coupe. Mais alors, vous me direz, ça fait deux fèves dans votre galette des rois, en tout ? C’est vrai, mais l’autre fève, voyez-vous , eh bien, on s’en fout !

 

 

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