Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

lundi 21 avril 2025

Rêve de mer

« Ça se couvre, non ? » lança Alain avec un ton laissant filtrer un brin d’inquiétude. Les autres membres de l’équipage ne pipèrent mot, concentrés sur la bonne tenue de leurs avirons. Au moment même du dégagé, Joseph constata avec satisfaction leur parfaite coordination, que la remarque émise par Alain n’avait apparemment pas perturbée. « Quatre femmes et six hommes, coordonnés façon horlogerie suisse ; des bons ! » songea-t-il, desserrant la pression qu’exerçait sa main sur la barre, pour mieux sentir la très légère vibration sur le gouvernail, provoquée par les filets d’eau dus à la vitesse de l’embarcation. 

Joseph sourit intérieurement et inspira d’un grand coup l’air marin, remplissant ses poumons avec une intense satisfaction. La belle vie ! Mis à part le pronostic météorologique pessimiste de Alain, tout allait pour le mieux : pas de vent, vraiment pas de vent du tout, une pétole de mois de Juin si ce n’est qu’on était en Mars et, par voie de conséquence, une mer plate comme un lac, particulièrement propice à un bon équilibre de leur Yole.

Heure de marée, courants, distance restante, absence de vent : si ça se maintient comme ça, on sera à quai vers 11 heures, calcula mentalement Joseph. Bien avant que le gros nuage noir dont avait parlé Alain n’ait l’idée de déverser son chargement de pluie froide sur les dix nageurs et leur chef de bord.

 

« Allez, les amis ! On devrait être à Arradon dans deux heures, grand max !!! »

 

Comme pour renforcer cette prédiction, et peut-être à cause de la menace que faisait tout de même planer sur eux le gros nuage noir, les rameurs accélérèrent le rythme et Joseph, bien calé, debout, les deux jambes légèrement fléchies, sentit dans son corps les impulsions produites au début de chaque phase d’appui. Rrrran, rrran... Une formidable force humaine, collective, palpable, jouissive même. Nouveau sourire de Joseph, fermant les yeux pendant un quart de seconde, pour mieux savourer son plaisir de l’instant.

 

Le bruit du réveil... le réveilla. Joseph avait choisi un son d’alarme qui ressemblait vaguement à celui des vagues venant se briser sur des rochers. Chprissh, fffouchh, chprissh, fffouchh !!!! Il ouvrit un œil, pour se convaincre qu’il n’était pas sur l’eau, mais dans sa chambre. Ben ouais ! Dans sa chambre, avec l’heure s’affichant en rouge au plafond ; 11 :04. Mince ! Il avait prolongé son sommeil plus que de raison. Le réveil devait pester depuis un bon moment déjà, mais la troublante réalité de ce songe océanique avait sans doute été la cause de la surdité de Joseph. Il referma les yeux pour tenter de reprendre sa navigation fantasmée. C’était la première fois qu’il était le héros d’un de ses rêves, et qu’il s’y voyait bien plus vieux qu’il n’était en réalité. Ce sentiment étrange l’incitait à poursuivre son aventure mentale, mais l’alarme, en s’obstinant à imiter l’océan, lui interdit un second épisode pourtant souhaité. Joseph soupira puis sortit définitivement du sommeil. Prenant appui sur ses deux coudes, il se redressa, s’assit dans son lit et appela sa mère pour qu’elle vienne l’aider à se lever...

 

Un crissement de pneu. La voiture qui semble d’abord décoller du sol. Son père qui hurle « Attention !!! » en tournant vainement le volant pour tenter d’éviter le fossé qui se précipite à leur rencontre. Un choc qui le projette vers l’appui tête du siège de devant...

Joseph s’était réveillé au bout de quatre jours de coma. Ses parents étaient là, au-dessus de lui, l’air triste. Pourquoi ? Tout allait bien, à présent ! Non ? 

C’est le docteur qui lui avait dit que... non ! Qu’il ne fallait plus compter courir, en tout cas pour un bon bout de temps. Ses jambes... 

Une rééducation peut-être, après une opération à n’envisager que plus tard, beaucoup plus tard, quand il serait plus grand. 

Espoir entretenu ou mensonge analgésique ? Joseph avait compris. Il regarda le docteur, puis ses parents, calmement, et... fondit en larmes. Entre deux sanglots, il hoqueta : « P’pa, les vacances en Rhuys, on ira quand même ? » 

Jacques, la mâchoire serrée pour ne pas craquer à son tour, promit à son petit Jo qu’ils iraient, tout en se disant que, parfois, il fallait savoir mentir à ses enfants. 

Les vacances, est-ce qu’il avait la tête à ça, maintenant que le rire l’avait quitté ?

Jacques et Mathilde avaient caressé de longue date le projet de quitter la région parisienne et leur « little box », cet appartement trop petit, trop bruyant, trop tout, sans jamais être assez... quelque chose (commode, sympa, mignon, bien ?). Larguer les amarres !!! La Bretagne, celle des grands parents de Mathilde, voilà ce qu’il fallait viser, voilà ce que serait l’aboutissement de leur rêve commun et le port d’attache idéal pour que Joseph et son petit frère Jean apprennent le grand air, l’iode, la pêche à pied et le bruit des vagues, le « Chprissh, fffouchh, chprissh, fffouchh !!! » qui accompagnerait tout ça. Mais, à présent ? Rhuys, le Golfe, l’Océan, ce n’étaient plus que des ballons de gosse trop gonflés et qui éclatent sous la pression !

À peine refermée la porte de la chambre d’hôpital (« Doucement, Jacques, doucement » avait murmuré Mathilde, qui lisait la colère sur la mâchoire de son époux), Jacques se fit une promesse : ne jamais, jamais, jamais mentir à son fils, à son Joseph, jamais !!! Il avait même honte d’y avoir songé, l’espace d’un instant, sous le coup de la douleur, quand on en veut à tout le monde, qu’on en veut à ce p. de chat qui traverse, qu’on s’en veut à soi. 

Son petit bonhomme, son Jo, bien qu’ayant grandi en ville, n’avait que le mot bateau à la bouche, que des photos de bateaux sur les murs de sa chambre, que des héros voileux comme références (Qui ? Tabarly d’abord, bien sûr, même si Joseph était né des « siècles » après la disparition du « Patron »). 

Alors ? Alors, non seulement ils iraient tous ensemble à Arzon, l’été prochain, mais ils n’en repartiraient pas. Jacques avait deux mois, avec le concours de Mathilde, pour ne pas mentir à son fils et tout organiser : 

-  la maison ? Celle héritée des parents de sa femme, qui avaient, eux, fait autrefois ce choix tellement évident entre banlieue et océan...

- le boulot ? Jacques comme Mathilde pratiquaient le télétravail depuis la pandémie, ce qui n’incitait déjà pas à rester au plus près des bureaux désertés de leurs employeurs respectifs. Avec un coup de TGV de temps en temps pour Montparnasse, ça le ferait...

- la santé de Joseph ? une chambre au rez-de-chaussée, quelques travaux d’aménagement dans la maison pour faciliter les déplacements en fauteuil, l’hôpital de Vannes pas trop loin, pas loin du tout même, parce que ça n’a « rien à voir » quand on a pratiqué les embouteillages dans Paris...

- les bateaux ? Faute de monter dessus (Jacques se dit que « monter » était un terme à retirer désormais de son vocabulaire quand il s’adresserait à son gamin) ils iraient ensemble au Crouesty pour en voir, des bateaux, des petits, des grands, des à voile. « Y a-t-il des bateaux, des vrais, qui ne soient pas à voile ? » lui avait un jour demandé son fils...  

Des bateaux jusqu’à l’indigestion ; mais le petit Jo, Jacques en était certain et ça le faisait sourire rien que d’y penser, ne ressentirait jamais un tel trop-plein.

 

Sa mère avait entendu Joseph se redresser dans son lit avant même qu’il ne l’appelle. Depuis leur installation à Arzon, le rituel était parfaitement rodé : ôter le pyjama, assoir son « grand petit bout » dans son fauteuil pour un premier tour jusqu’à la salle de bain, la toilette au gant, le choix des vêtements du jour (ce jeudi, ils seraient chauds, avec pour sortir le ciré de rigueur (jaune, avec la silhouette d’un marin genre Playmobil sur la poche de devant), parce que la météo annonçait une température quasi hivernale et un risque de précipitations de 90% en fin de journée avec une fiabilité de 75%).

Mais pas question de renoncer à mettre le nez dehors, c’était aujourd’hui l’ouverture du salon nautique du Mille Sabords !!!

Joseph avala son petit déjeuner avec toute l’impatience née de la perspective d’une journée mille fois espérée, c’était le cas de le dire, et donc déjà mille fois vécue ! Son père prit le relais de Mathilde pour installer leur fils ainé dans la voiture avant de ranger le fauteuil pliant dans le coffre. Pour la première fois depuis des mois, Jacques ressentit une excitation bien proche de la joie. 

Mais il pria pour que ce qu’il avait prévu pour son gamin transforme ce sentiment en certitude. Patience ! Encore un peu de patience et beaucoup d’espoir !

Allez hop !!! C’était parti pour vivre enfin des heures de subtiles comparaisons entre quillards et dériveurs, de questions pointues aux propriétaires vendeurs et aux visiteurs semblant s’y connaitre et qui seraient surpris du savoir nautique déjà emmagasiné par ce garçon d’à peine 11 ans. Joseph était aux anges, par avance. Son rêve allait enfin prendre vie, et là, pas de « Chprissh, fffouchh, chprissh, fffouchh !!! » du réveil pour l’interrompre. Il ne rentrerait qu’à la nuit tombée, il se l’était promis, juré craché !!!

 

Jacques avait pris contact avec eux quelque temps après leur installation en Bretagne. Un peu par hasard. Mathilde lui avait dit : « Va faire un tour, mon chéri, faut que tu décompresses, sinon on ne va pas tenir ». Il trainait donc sa tristesse sur le port presque désert en cette heure très matinale et s’était approché d’un barnum dressé juste devant la Capitainerie. Une assoce y présentait les différentes étapes par lesquelles passer quand on restaure un vieux gréement, l’objectif étant de séduire d’éventuels bénévoles et aussi peut-être quelques rares et généreux donateurs. 

« C’est que ça coûte des sous, de retaper un bateau comme celui-là ! » lui avait lancé un vieux en vareuse Cotten, avec un bonnet orné d’un triskell sur son crâne dégarni, avant même de passer aux explications d’usage sur la technicité d’une rénovation en règle.

Jacques avait trouvé le bonhomme sympathique et comme c’était réciproque, ils avaient pris un café ensemble (Fait pas chaud, hein ? avait déclaré le vieux en guise d’invitation) et puis l’amitié était née, lente et solide comme doit l’être aussi la restauration d’une yole de Bantry. Le vieux s’appelait Jacques, comme Jacques... et ça les avait fait bien rire. À quoi ça tient, des fois, les histoires de potes !!!

C’est à force de discuter avec Jacques de sa passion pour ses « épaves » (c’est comme ça que Jacques le Jeune appelait les « joujoux » que Jacques le Vieux participait à faire renaître, histoire de le faire râler un peu) que l’idée lui vînt. Il s’en ouvrit à Jacques, qui en parla à ses copains de l’assoce, qui trouvèrent que « sur ce coup, y’a rien à dire, faut le faire et pis c’est tout !!! ». Des nanas et des mecs super sympas, les poteaux de Jacques le Vieux...

 

Tout à sa joie à venir et à son excitation, Joseph ne s’aperçut pas tout de suite que son père prenait un drôle de chemin pour l’amener à l’entrée du salon nautique en plein air. En fait, il s’en éloignait de plus en plus. Une entrée pour les handicapés, un peu plus loin ? se demanda Joseph au bout d’un moment. Il finit quand même par s’inquiéter et demanda : « P’pa, on arrive, ou quoi ? »

« Juste un petit détour, Jo! Ce ne sera pas long, mais j’ai promis à un ami de passer le prendre avant, au Logeo,  pour faire le Mille Sabords avec lui... »

« Mais, P’pa ! On va manquer l’ouverture ! »

Jacques se mordit la lèvre en voyant dans le rétroviseur le visage de Joseph se fermer, déjà au bord des larmes. « Encore quelques minutes, mon bonhomme, on y est presque... »

Jacques gara la Kangoo carrément sur la descente de mise à l’eau, se précipita pour sortir et déplier le fauteuil de Jo, y installer son fils et le pousser jusqu’à la ligne constituée de dix adultes en cirés rouges, au bord de l’eau. C’est lorsque le rideau ainsi constitué s’entrouvrit que Joseph vit la yole, animée très légèrement le long du quai par une légère houle courte. « Patron ! dit l’homme le plus vieux, celui qui avait un bonnet avec un triskell, on n’attendait plus que vous pour prendre la mer »

Et d’un large mouvement du bras, un peu théâtral, il indiqua à Joseph la place du barreur. Elle avait été de toute évidence aménagée pour qu’un fauteuil puisse y être arrimé solidement, la barre pouvant être actionnée par deux tire-veilles. 

 

Mer plate, vent nul, un nuage noir au Nord Nord-Est, mais sans menace immédiate sauf erreur, air iodé pour remplir avec bonheur les poumons ; Joseph, vingt ans bien sonnés, eut un vague sentiment de déjà vu, vite chassé par le calcul mental qu’il engageait. Il sentait le bateau avancer sur cette mer d’huile, à la seule force des dix avirons en action. Depuis deux ans déjà, grâce à une opération tentée et réussie au-delà de toute espérance, il avait retrouvé l’usage de ses jambes. Vingt bons mois de rééducation, de la souffrance, de l’effort, de la persévérance, des encouragements alimentés par l’amitié des nageurs qui avaient succédé à Jacques le Vieux et ses frangins-frangines de l’assoce, et il était là, fier barreur, guidant son embarcation vers Arradon. Calcul mental terminé ! Joseph n’avait plus qu’à en informer l’équipage, histoire de motiver tout son petit monde :

 

« Allez, les amis ! On devrait être à Arradon dans deux heures, grand max !!! »

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