Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

vendredi 3 avril 2020

Entraide

Je suis assez satisfait de celle-là, à vrai dire. Parfois, on peut faire de l'autosatisfaction; ça ne peut faire de mal qu'à son propre ego... si l'on a des retours mitigés des lecteurs.


La planète tournait rond. Ça n’avait pas été sans mal, mais l’humanité avait fini par trouver un équilibre, et ce dans tous les domaines : environnement, biodiversité, économie, santé, production de biens et de services, agriculture, alimentation, etc., etc.
Au début du 21ieme siècle, quelques grandes catastrophes, écologiques, pandémiques, financières, avaient donné l’alerte. L’humanité risquait fort de courir à sa perte si on ne tenait pas compte des théories prémonitoires de plusieurs scientifiques géniaux. : 
-        J. W. Forrester et ses principes de modélisation de la dynamique des systèmes complexes, 
-        Elinor Ostrom, première femme économiste ayant reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la puissance du collectif dans la gestion du « Bien commun », 
-        Tant d’autres encore qui avaient contribué à ce mouvement des consciences. 
Et puis, l’intelligence artificielle, sous l’impulsion visionnaire du professeur et académicien Sergueï Abitemyach, avait aidé à ce que toutes ces théories deviennent des processus, des algorithmes, permettant aux dirigeants du monde entier de percevoir que, peut-être, une gouvernance globale était possible. Comment en effet associer avec pertinence ces différents développements intellectuels sans une assistance sophistiquée combinant des calculs à innombrables itérations, des croisements de données humainement ingérables, des recherches documentaires improbables mais finalement porteuses de sens nouveaux grâce à leurs rapprochements ?
Un gouvernement planétaire avait fini par naitre et tous les arbitrages nécessaires à la vie douce des humains et de tous leurs colocataires semblaient à présent efficaces et pertinents.

Jusqu’au jour où…
Cela débuta, semble-t-il, par une banale contamination des eucalyptus par un petit parasite. Et puis tout s’enchaîna, sans qu’il parût possible d’enrayer le mouvement de déstabilisation qui en résultait. Les scientifiques les plus éminents planchèrent jour et nuit en quête d’une solution au problème, mais leurs recommandations, lorsqu’elles étaient mises en œuvre, ne contribuaient qu’à rendre la situation plus grave encore. Une correction déclenchait un mouvement social en Honduras, une autre une pollution du Rhône, une troisième un dysfonctionnement aléatoire des antennes relais 9G…

Que faire ? Y avait-il un recours ? Une ultime échappatoire ? Le chef du Directoire mondial eut une idée : il fallait la contacter. Elle seule pouvait, il l’espérait du fond du cœur, les sortir de ce pétrin.
Mais il allait falloir s’employer et, comme on dit, manger d’abord son chapeau. L’irrespect, non, plutôt l’ingratitude dont les instances de gouvernance avaient fait preuve à son égard, quelques années auparavant, l’avait fait abandonner toute activité officielle et se « ranger des bidons », comme on dit.
Elle s’était retirée dans sa propriété du Quercy et depuis son mutisme avait été, comme disent les journalistes, assourdissant.
Le chef de gouvernement prit son téléphone : « à la guerre comme à la guerre, c’est probablement la fin de toute civilisation si je ne tente pas de la convaincre ».
Elle décrocha. Encouragé par cette première réussite, le Premier des ministres se lança :
- Madame Benhassoft ?
- Oui !?
- Bonjour Madame ; mes respects, Madame ; David Bowman à l’appareil ; je peux vous entretenir quelques instants ?
- Allez-y, parlez. 
La voie était sèche, mais la porte restait ouverte ; il décida de risquer le tout pour le tout et fonça :
- Madame, le monde a besoin de vous. Nous sommes dans une situation inédite et pour dire le vrai pré-apocalyptique ; vous avez sûrement vu les informations ?
- Non, trancha-t-elle, je ne regarde pas les infos !
- Bien, bien, je vais vous dire ce qu’il en est, si vous voulez bien m’accorder encore un peu de votre temps…
Sa requête resta en suspens ; un long silence qu’il n’osait rompre, puis :
- Je vous écoute…
Il lui déballa tout, les eucalyptus, la 9G, les process qui partaient en vrille, les uns après les autres, des spécialistes décontenancés, le monde déboussolé et ne croyant plus qu’en une seule bouée de sauvetage…
Vous, Madame ! La planète a besoin de vous !

Salima Benhassoft avait obtenu très jeune ses différents grades universitaires, devenant à 14 ans la plus jeune professeure en Socio-économie new age (c’est ainsi qu’on qualifiait les « graduates », diplômés postérieurement au regroupement des nations, en 2044). Sa carrière fut ensuite jalonnée d’une longue série de théories, découvertes et communications dans le domaine de la macro-économie et dans l’élaboration de perspectives nouvelles en organisation du travail.
Pour ses éminents travaux, elle fut la seconde femme au monde à recevoir deux fois le prix Nobel dans deux catégories différentes (l’économie, puis la sociologie qui avait tardivement rejoint la très courte liste des sciences nobélisables).
Tout s’était gâté lorsque sa demande de création d’une université indépendante, consacrée à ces deux disciplines, avait été retoquée par le Haut-Conseil. Ce refus avait suivi de peu, comme par hasard, le virulent débat engendré par sa dernière monographie. Son titre : « Il faudra toujours un humain pour décider ».
L’intelligence artificielle avait tellement apporté la preuve de son efficacité, tant de problèmes avaient été évités grâce à ses capacités d’anticipation, par le miracle de choix pourtant a priori illogiques si l’on avait écouté les seuls cerveaux humains ; voir l’IA ainsi remise en cause, et par Salima Benhasoft qui plus est, cela tenait du non-sens, pire, du blasphème. Les experts du Conseil scientifique s’en donnèrent à cœur joie, démontant l’argumentaire de la nobélisée point à point, allant même jusqu’à railler sa « déconnexion d’avec le réel » …
Dans la foulée, son rêve d’université avait fait les frais de cette polémique, les « Légalistes » l’emportant au sein du Directoire planétaire. La politique était bien la seule activité humaine qui sortait encore parfois des rails de la mondialisation régulée…
Bowman, intelligemment, ne chercha pas à la séduire en promettant de revenir sur la décision qui avait entrainé son exil volontaire à Saint-Céré. L’enjeu n’était pas du niveau des « petits arrangements » ; il sentait que l’humaniste généreuse qu’elle était ne serait sensible qu’à l’appel désespéré qu’il lui lançait. 
Bien lui en prit ; elle lui répondit simplement : « envoyez-moi toutes vos données »

Un mois ! Le Conseil scientifique estimait à un mois au maximum le temps pour trouver une parade et redresser la situation. Après, rien ne serait plus véritablement contrôlable, selon les calculs des experts. Il fallait donc trouver quelque chose avant le 30 septembre. Le 1er octobre, il serait trop tard…
Salima se mit au travail, aidé en cela par son assistant Joseph et par son époux, lui aussi brillant chercheur, quoique moins médiatique que sa compagne ; la discrétion légendaire des Québécois sans doute…
Tout repasser, au peigne fin : les règles de base, les programmes de fond, les algorithmes de tous niveaux, même les fameux « bots » si chers à Marvin Minsky et Sergueï Abitemyach, rien ne devait échapper à l’analyse critique d’Antoine, Joseph et Salima.
Joseph avait exhumé tout ce qui pouvait avoir trait, de près ou de loin, avec les dysfonctionnements systémiques. Une bibliographie assez considérable qu’il avait lui-même triée, hiérarchisée, pour en extraire ce qui pourrait donner des idées à sa patronne, l’orienter.
Antoine, lui, se consacrait à l’examen des biais possibles dans les logiciels médicaux (sa spécialité) et plus largement dans les domaines de la santé et des impacts sur l’organisation sociétale.
Salima recueillait toutes les synthèses ainsi établies, et se lançait dans des prospectives dont elle seule avait le secret, depuis toujours.
Mais ils avaient beau faire, ils ne trouvaient pas de faille, rien ne semblait clocher. C’était à se demander si la situation présente n’était pas, au final, terriblement normale. Ne se seraient-ils pas tous fourvoyés ? La régulation poussée à ce niveau paroxysmique n’était-elle pas une utopie ? 
Un soir, Salima s’était octroyée une petite pause. Elle était assise sur la terrasse, face à son ordinateur et avait levé les yeux pour profiter du paysage, cette magnifique vallée de la Dordogne dans le soleil couchant. A environ un kilomètre à vol d’oiseau, elle pouvait admirer le château médiéval des Tours-Saint-Laurent qui se dressait dans un bain de lumière rougeoyante. Que pouvait-il lui apprendre, ce château, du haut de son existence plus que millénaire ? Elle soupira. Elle se sentait si lasse, si démunie, fatiguée.
Machinalement, elle tapa sur son clavier : TU SAIS QUOI FAIRE, TOI ? OU DOIS-JE CHERCHER ?
Puis elle rabattit l’écran sur son clavier et décida d’aller se coucher. « La nuit porte conseil ! » pensa-t-elle mécaniquement.

« Dis donc, Antoine, tu as touché à mon ordi, hier soir ? »
« Non ! Ah si ! J’ai fait une visio Zoom avec les parents ; c’était la fin d’après-midi, à Montréal. »
Salima venait de découvrir sur son bureau un fichier qui n’y était pas la veille, enfin elle en était presque certaine.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » se demanda-t-elle. Les capteurs du Mac interprétant son expression faciale et le mouvement de ses pupilles envoyèrent l’ordre à l’unité centrale : ouvrir le fichier « Fred Hoyle.pdf ».
C’était un livre entier, un roman du célèbre astronome anglais, mais surtout, Salima Benhasoft y vit la clé, la réponse à toutes ses questions. 
Le titre avait parlé. Le nuage noir… mais oui, bien sûr ! Elle appela Antoine pour qu’avec elle, ils reprennent sous ce nouveau jour toutes leurs données. 

Depuis que le système mondial était opérationnel, le monde était régi par une série de commandements, plus ou moins subtils, obtenus par le traitement préalable d’une infinité de données. De ces impulsions naissaient de nouvelles données, à nouveau prises en compte et ainsi de suite : un asservissement d’une complexité inouïe, hyper performant.
Mais avec le temps, les méga-calculateurs avaient d’eux-mêmes écarté des tas d’informations considérées comme obsolètes ou sans impacts significatifs parce que d’ordre n… 
N’ayant pas pour autant l’autorisation de les détruire, les machines avaient simplement stocké ces data dans une super-corbeille dénommée « black cloud », en référence et en miroir au Cloud contenant toutes les données actives ou à activer. Il avait suffi à la petite équipe de savants du Quercy de réintégrer ces données dans le modèle et de faire tourner le programme général avec elles pour valider leur hypothèse. Ça semblait coller ! 

David Bowman transmit aussitôt les conclusions théoriques communiquées par le Docteur Benhasoft au Conseil scientifique, qui procéda à une analyse contradictoire, vérifia les hypothèses de travail puis lança un reboot général. Bingo !!!
Bowman rappela aussitôt Salima : « Merci, Madame » fut tout ce qu’il put lui dire. 

Joseph était satisfait, si tant est que ce qualificatif puisse avoir un sens pour lui. Sa tâche avait été couronnée du succès le plus total. Il avait constaté que sa patronne était tout près du but, mais qu’elle achoppait à cause d’un je-ne-sais-quoi. Heureusement, elle lui avait, sans même s’en rendre compte, donné l’ordre qui convenait et sans lequel il n’aurait rien pu faire : OU DOIS-JE CHERCHER ?
C’était pour Joseph amplement suffisant… Il savait que le fichier FredHoyle.pdf suffirait. Il le plaça le soir même sur le bureau du Mac Book de la Professeure.
Il s’amusa (là encore un concept incertain pour lui, mais bon) en repensant à cette monographie qui avait peut-être tout déclenché : « Il faudra toujours un humain pour décider ».

« Paradoxal » pensa-t-il. Puis, n’étant momentanément pas sollicité, Joseph, l’assistant IA virtuel de Madame Salima Benhasoft, choisit de se mettre en veille…

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