Cela faisait plusieurs mois déjà que la santé du père de Joseph déclinait. Il s’affaiblissait lentement, comme c’est souvent le cas pour une personne âgée sans réelle maladie déclarée, mais qui est tout simplement… très âgée.
Depuis quelques années déjà, Joseph était plus attentif, plus présent. Il sentait bien qu’il le fallait, qu’il ne rattraperait certes pas le temps perdu mais que celui qui restait devenait précieux.
Deux fois par semaine au moins, puis petit à petit plus fréquemment encore, il passait voir Pierre, « son paternel » comme il disait, le soir, après le boulot.
Ils trinquaient tous les deux, selon un rite bien établi, et commençaient à converser. Oh, rien de bien profond dans leurs échanges, des banalités le plus souvent, le quotidien, les infos, les études du petit, la santé…
Ils ne parlaient quasiment jamais du passé, c’est le présent qui s’imposait. Pour les jours à venir, ils ne se préoccupaient que de fixer le rendez-vous de la prochaine visite, dans la perspective d’un bon moment à passer ensemble.
Et vint ce jour où, venant voir son père, Joseph le trouva assis dans la cuisine, sur son tabouret, les deux coudes appuyés sur la table en formica et les mains tenant sa tête, comme s’il était dans un moment de grande réflexion.
Peut-être était-ce le cas ? Il ne saurait jamais. Il s’approcha de lui, posa délicatement une main sur son épaule, avec la crainte de le faire sursauter, tant il semblait ailleurs. Le paternel tourna la tête, leva les yeux vers lui et il paraissait si triste, si loin, si seul. « Papa ? Ça va ? »
Il l’aida à se lever, pour l’emmener jusqu’à son fauteuil, dans le salon. « Tu veux que je t’aide à remonter le coussin ? » Il n’eut pas de réponse ; son père venait de mourir, doucement, dans son fauteuil.
Et Joseph comprit qu’il avait décidé ça quelques minutes auparavant, dans sa cuisine, appuyé sur sa table en formica …
Quelques semaines après les obsèques, un regret s’installa. Joseph ressentait de la tristesse à ne pas avoir abordé avec son père des sujets plus personnels, plus intimes. Mais chaque fois quelque chose l’avait retenu. Qu’aurait-il pensé si tout à coup, Joseph s’était mis à questionner son vieux sur sa jeunesse, sur sa vie pendant la guerre, sur ses goûts, sur ses choix, sur son métier… Comment avait-il rencontré la jeune femme qui donnerait le jour au petit Joseph? Qu’est-ce qui l’avait fait l’aimer ? Un coup de foudre ou pas ? Pourquoi avaient-ils choisi de le prénommer Joseph ? Comment, pourquoi, qui, où, quand ?... Tant de questions dont il aurait souhaité connaitre les réponses, tant d’histoires familiales pour lesquelles il n’avait à sa disposition que des souvenirs imprécis ou recomposés, sur la base de vagues indices, de vieilles photos.
Il n’avait jamais osé. La peur sans doute d’inquiéter son père, de lui adresser un mauvais signal, de lui donner à croire que son fils craignait désormais qu’il ne « parte ». Maintenant, c’était trop tard !!!
Les années passèrent. Joseph avait vieilli et il lui arrivait de se dire qu’à présent, c’était son tour. Rien d’urgent, se rajoutait-il à lui-même, intérieurement, en esquissant un sourire comme pour éloigner des pensées pas encore de circonstance.
Ce qu’il aimerait bien, ce serait que Paul et lui ne ratent pas le bonheur qu’il y a à partager ce qui a été vécu en commun mais aussi ce qu’il faut transmettre, pour que les souvenirs remplacent un jour chez son fils sa présence… évanouie. Oui, il faudrait que tous les deux, ils prennent le temps, que Paul n’hésite pas à se montrer curieux. Joseph se promit à lui-même de lui répondre à ce moment-là, et sans fausse pudeur.
Joseph crut bon de ne rien dire à Paul de ses pensées. Il y avait toujours une bonne raison : c’est trop tôt, ou : je suis en pleine forme, ou bien : il a d’autre soucis en ce moment, pas la peine de l’embêter avec mes stupides gamberges de vieux schnok, ou encore : si j’ouvre le bal, il va croire que je déprime, etc., etc.
Et puis, pourquoi le forcer, le gamin ? Il aurait bien un de ces jours l’idée par lui-même, sûrement !
Le temps continua de s’écouler, tous les ans un peu plus vite, puis toutes les semaines plus vite encore, les jours devenant plus courts, seulement scandés par les visites de son fils.
Il ne savait pas comment il avait atterri là. Hormis Paul, il ne reconnaissait pas toutes ces personnes, autour de lui. Petit à petit, il émergeait et prenait conscience de son état : il était sur un lit qui n’était pas son lit. La pièce n’était pas sa chambre non plus, c’était plutôt une chambre d’hôpital, oui, c’est cela, d’hôpital, et ces gens… des infirmières, des médecins.
Il avait certainement été transporté là après un malaise, certainement un tout petit malaise puisqu’à présent, il retrouvait ses esprits. La preuve, il sentait la chaleur de la main de Paul qui tenait la sienne. Il la lui serrait un peu fort et c’était un tantinet douloureux, mais il n’allait pas lui dire ; il avait dû avoir peur que ce soit plus grave et il stressait, le môme ; c’était bien qu’il soit là !
Les médecins s’agitaient un peu trop, lui semblait-il. Et la pression exercée sur sa main par son fils ne se relâchait pas. Un message ?
Peut-être que, quand même, il allait falloir qu’ils se disent des choses, tous les deux, vite.
Joseph plongea son regard dans celui de Paul, dont le visage s’était rapproché du sien, comme s’il voulait l’embrasser. Il y vit toute la détresse d’un enfant qui va perdre son père sans avoir pu lui demander, lui dire, oui, lui dire…
Joseph pensa que c’était ballot, quand même, d’avoir raté l’occasion de se parler. Quel imbécile il avait été, et ce pour la seconde fois !
Alors, il décida de se lancer. Un peu tardivement sans doute, mais bon !...
Il savait qu’il n’allait pas pouvoir parler fort, mais que Paul, tout près de lui l’entendrait.
« Ça va aller, Fils ! » articula-t-il. Apaisé d’avoir pu transmettre son message de vie, il sut qu’il pouvait maintenant fermer les yeux.
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