Souvenirs, souvenirs. Un rien suffit parfois pour les faire ressurgir...
La nuit était déjà bien noire. C’était le bon moment. Alain repoussa ses draps et chuchota : « Gillou !!! Gillou !!! Tu dors ? »
Son petit frère bondit hors de son lit, en riant. « Chut !!! Tu vas réveiller les parents. On y va ? »
Pour mener à bien cette expédition nocturne, ils avaient comploté tous les deux depuis des jours.
Comment l’idée avait-elle surgi dans leurs petites cervelles de mômes, ils auraient été incapables de le dire. Toujours est-il qu’ils avaient élaboré un super plan pour aller cette nuit jusqu’à la plage toute proche et se baigner ; la mer serait assez haute pour ça. La marée ? A minuit ! C’est Monsieur Leboulch qui l’avait dit à leur père ce matin.
Ils s’étaient montrés gentils et obéissants toute la journée, pour que les parents n’aient pas la puce à l’oreille, comme disait leur Grand-Mère. Le soir, après dîner, ils avaient prétexté la fatigue et affirmé qu’ils voulaient se coucher de bonne heure. Ensuite, il leur suffirait d’attendre que tout le monde dorme.
Ils mettraient leurs maillots de bain, leurs sandalettes en plastique, fileraient en douce jusqu’à la descente pour bateaux, et… plouf ! Oui, vraiment, ils avaient un super plan !!!
Gillou avait été plus malin que lui, songea Alain, en voyant que son petit frère avait mis son maillot sous son pyjama. Il trépignait d’excitation : « T’es prêt ? A l’eau, à l’eau !!! », le pyjama déjà balancé à l’autre bout de la chambre…
« Chut, je te dis !!! »
En passant par le garage, on évitait de faire du bruit avec la porte d’entrée, toujours fermée à clé le soir. Mince ! La lampe à détection de mouvement, placée près du portail, inonda de sa clarté froide toute la cour. Pourvu que les parents ne se rendent compte de rien. Alain et Gilles s’immobilisèrent jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. 35 secondes… « Ça y est, on peut y aller ! »
Ils prirent leurs jambes à leur cou pour passer le portail et se retrouver dans la rue, déclenchant ainsi à nouveau la lampe du garage. Mais ça n’avait plus d’importance, ils étaient dehors. L’aventure !!!
La rue était éclairée par des lampadaires. Le premier, placé à deux mètres à droite du portail, était en panne. Le suivant, à leur gauche, du côté de la mer, projetait sur l’asphalte un halo jaune pâle. Ils firent route dans sa direction. C’était un phare qui les guidait.
« Regarde, le phare, le phare ! », cria Alain à Gilles, et c’était comme si Long John Silver donnait le cap à suivre à Jim Hawkins.
Les frangins atteignirent l’ilot créé par le réverbère. Hop ! Un pied dans la lumière et l’autre encore dans le noir, comme s’ils abordaient l’île au trésor.
Il se produisit alors un phénomène étrange ; les deux gamins eurent une sorte de vertige et d’un coup, ils se retrouvèrent chez leur Grand-Père, dans le midi. Ils étaient tous deux accroupis devant un gros poste de radio La-voix-de-son-maître qui faisait également office de tourne-disque. En soulevant le plateau supérieur, on avait accès à la platine. Grand-Père leur montrait comment faire : « Vous voyez, les enfants, on pose le disque sur le plateau rond, on appuie là pour qu’il se mette à tourner, on prend délicatement le bras, on pose le saphir, cette pointe qui est là au bout, sur le bord du disque, et voilà !!! »
Fascinés, ils écoutèrent religieusement l’histoire des trois mousquetaires et des férets de la Reine, s’identifiant à d’Artagnan tout en parcourant le petit livre illustré associé au vinyle…
Pouf ! Retour dans le cercle du lampadaire ! Que s’était-il passé ? La tête leur tournait un peu.
Étonnés plus qu’effrayés, ils se regardèrent, éclatèrent de rire et, à toutes jambes, comme pour oublier ce qui venait de se passer, filèrent en direction du prochain cercle de lueur jaune, à environ vingt mètres de là.
Même tour de magie ! Cette fois-ci, ils étaient à la neige, poussant et tirant une luge fabriquée par leur père. D’enfer, la luge ! Avec ses gros patins bien larges, elle descendait plus vite que toutes les autres. Ils mettaient la pâtée à tous les copains du quartier, avec leurs vraies luges de sports d’hiver qui glissaient mal sur cette neige de région parisienne.
Arrivés en bas de la pente… ils sentirent la fraicheur estivale du bord de mer. Bizarre tout de même, même pour des enfants encore capables d’accepter le merveilleux comme normal. Ils tinrent conciliabule. Que fallait-il faire à présent ? Deux fois les réverbères les avaient projetés dans leurs propres souvenirs ; et il y en avait encore trois avant d’atteindre le rivage.
Alain dit à son frère : « Reste là, je vais voir si ça continue sous la lampe suivante, et si c’est ok, je t’appelle. D’accord ?
- D’accord. Mais tu me laisses pas tout seul longtemps ! Tu le jures, hein ? Promis ?
- Promis. J’y vais ! »
L’ainé s’avança donc prudemment, avec une pause après chaque pas, jusqu’au quarantième pas. Vingt mètres. Le troisième éclairage de la rue atteint, il allait bien voir. Poser un pied, non, le bout du pied seulement, là où le bitume se mettait à briller.
Un porche. Ils avaient marché un bon moment, en se tenant par la main. « On va jusqu’à la pointe ? » avaient-ils projeté, mais à cause du crachin, ils avaient renoncé.
Un porche, un peu sombre, assez profond pour les abriter, lui et son amoureuse. Il décida, à moins que ce fut elle, que c’était l’instant et l’endroit qui convenaient. Ils s’embrassèrent…
« C’est pas un souvenir, ça ! » Alain n’y comprenait plus rien. Il se passait quoi, là ? Voilà que les réverbères lui prédisaient l’avenir. Enfin, peut-être…
Il respira un grand coup et appela son frère : « Tu peux venir, y’a pas de danger ». Lorsque Gilles arriva en courant à sa hauteur, une autre vision s’installa aussitôt.
Ils étaient tous les deux sur un bateau, avec leur père à la barre. Il paraissait heureux, leur papa, il souriait, mais il était plus vieux que maintenant. Les deux enfants prirent peur à cet instant. Se voir plus âgés, eux, passe encore, mais Papa…
Ils jetèrent un œil vers la descente de bateau, à deux lampadaires de distance. Deux ronds de lumière qui leur révèleraient peut-être des trucs qu’ils n’avaient pas envie de connaitre. Une hésitation, et puis, d’un seul et même élan, une course de dératés vers la maison.
Ils ne sauraient jamais ce que les deux éclairages extérieurs restants avaient à leur apprendre. Tant mieux, oui, tant mieux ! Leur chambre était un refuge, leurs lits un port d’attache. L’île au trésor, c’était fini. Ils se blottirent tous deux sous leurs draps et prièrent pour ne pas faire de cauchemars.
Le lendemain matin, c’est leur mère qui vint les sortir du lit : « Debout les grands ! Il fait beau, vous allez prendre votre petit déjeuner et après, si vous voulez, on fera un tour à la plage. Ça vous dit ? »
Les deux garçons se regardèrent et répondirent à leur mère, très étonnée, ne comprenant pas ce qu’ils tentaient de lui dire :
« On reste dans la maison », marmonna Alain.
Gillou rajouta, en fronçant les sourcils : « On reste dans… le maintenant ! »
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