vendredi 17 avril 2020

Le jardin anglais de Sue

Le plaisir de l'écriture, c'est celui de l'évasion, enfin je crois. Alors, une petite virée de l'autre côté de la Manche, ça vous dit?...

Le contrat

« Alors, Jo, qu’est-ce qu’il te voulait, le rédac’chef ?
- C’est pour le numéro du mois de juin. Il me confie la rubrique « personnalité de l’année », avec l’édito et la couv’ en bonus !
- Waou ! T’as décroché le super Loto, dis donc ! De qui es-tu chargé de martyriser l’image ?
- Lady Pourlhom, la sculptrice…
- Mince ! Sue Pourlhom ? On parle bien de la même, de La Pourlhom ? Mazette ! Ce n’est plus le Loto, là, c’est le Saint Graal. Et elle a accepté ?
- La Direction est tout excitée ; sa première interview depuis au moins 15 ans, tu te rends compte ? Et l’intervieweur, c’est moi, Mec !!!
- Va falloir que tu bosses ton anglais, mon pote…
- Même pas ! Elle parle français mieux que toi et moi réunis ; elle a même une baraque dans le Morbihan, il parait, où elle se réfugie tous les étés depuis une trentaine d’années.
- T’es vraiment verni, mon Jo !!! Allez, bon courage pour ton papier ; va falloir que tu trimes, deux mois ça passe si vite…
- Merci pour tes encouragements, Mec, ça me fait vraiment chaud au cœur !!!


L’enquête

Joseph s’était immédiatement mis au boulot. Pour commencer, passage obligé pour tout journaliste de base, une googlisation de la dame, bien sûr. Puis, rassembler de la documentation : sur son bureau s’entassaient déjà cinq piles de 40 centimètres de hauteur environ : des magazines culturels à compter du début des années 90, des comptes rendus d’expositions, des plaquettes de vernissages, quelques articles de presse qu’il avait pu dénicher ici ou là, et puis trois docus vidéo dont un sur Arte et un autre, le plus complet sur l’artiste, de BBC One, en 2012.  
De tout ça, il avait déjà pu déduire quelque chose : ça n’allait pas être simple de cerner le personnage. Pas l’artiste publique ; là-dessus, il y avait de la matière. Mais la femme, la créatrice si célèbre et en même temps tellement discrète, si vigilante à ce qu’on ne puisse savoir qui elle était vraiment, « dans la vie », ce serait plus « coton ».
Allez, fallait se lancer. Dans la tête de Joseph, la trame générale était en place : le déclencheur de la vocation, les études, les premiers succès, la reconnaissance internationale, puis revenir sur les œuvres majeures, la démarche artistique et enfin, l’intime, tenter de percer la cuirasse, faire parler la Miss sur elle-même, donner de la chair aux lecteurs…


La filature

Cet après-midi-là, on se bousculait un peu dans le grand hall du Royal College of Art. 
Parents, amis, amateurs éclairés et marchands d’art, tous tenaient à voir les différentes réalisations des élèves venant d’obtenir leur Master of Arts. Sue Pourlhom, son MA déjà en poche, était assez fière de son projet de fin d’étude. Son lièvre, entièrement fait de branchages, avec son air à la fois majestueux et champêtre, avait vraiment de la gueule. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un homme - elle le reconnut au premier regard - vint la féliciter pour sa création. Flanagan ! Était-ce Dieu possible ? Elle manqua défaillir…

Sue Pourlhom avait très tôt manifesté des aptitudes hors du commun pour le dessin. Dès l’âge de huit ans, elle remplissait des carnets entiers de croquis et coloriages. Ses parents l’encouragèrent donc dans cette voie, ce qui l’avait, une bonne dizaine d’années plus tard, amenée à s’inscrire et suivre les cours du RCA dans le domaine « Arts appliqués – Beaux-Arts ».

Joseph avait récupéré cette info dans le documentaire de la BBC. Les parents de Sue y étaient interrogés sur l’enfance et les prédispositions de leur fille unique. Ils avaient répondu sobrement, étant d’un milieu social - la bonne société londonienne - où l’on reste toujours discret sur les parcours et les réussites ; pourquoi s’enorgueillir en effet de ce qui, somme toute, n’est que très… normal ? Sue était donc une petite fille douée. Mouai, ce n’était pas avec ça qu’il allait décrocher le Pulitzer…

Curieusement, après quelques mois de tâtonnement, Sue abandonna ses choix initiaux et s’orienta vers la sculpture plutôt que vers la peinture ou la photographie.
Bien lui en prit, puisque c’est grâce à son Lièvre qu’elle se fit remarquer par Barry Flanagan, le célèbre sculpteur.
Ils s’étaient déjà croisés, l’artiste ayant donné dans les années 80 quelques cours à la St Martin’s School of Art que la jeune femme avait également fréquentée. Elle se souvenait très précisément de son enseignement. Sue avait tout de suite admiré la démarche artistique originale du Gallois et ses œuvres postmodernes, en particulier son Lièvre anthropomorphique. 
Son « Animal aux grandes oreilles priant le Seigneur » était donc à la fois une référence et un hommage aux travaux de Flanagan.


Les complicités

Il n’en fallut pas beaucoup plus pour que sa carrière soit lancée. Avec la caution d’un tel Maître, les portes des galeries et expositions ne manquèrent pas de s’ouvrir à elle et, forte du réel talent qui était le sien, Sue gravit à son tour les marches de la notoriété.
Joseph connaissait la suite, qu’il avait trouvée pour partie en consultant les archives personnelles de François Pinault. Il prit ses notes dans l’ordre chronologique ; il les arrangerait ultérieurement, pour que son papier soit plus… palpitant : 

- Première grande expo au Palazzo Grassi, au côté de Damien Hirst. C’est grâce à ce dernier, dont elle partage l’appétence pour l’art-choc, qu’elle rencontre Keith Tyson, celui qui lui fera prendre son « grand virage technologique » en épousant ses théories relatives à « l’Art machine » et à la « prévalence nouvelle du numérique sur tout autre support d’aide à la création ». Sue Pourlhom s’engage en effet dès les années 2000 dans une révision radicale de sa manière de sculpter. 
- Finis l’osier, les branches de noisetier, les rameaux, les surgeons. Après son Lièvre du Royal College, œuvre hélas détruite, selon ses dires, par Sue Pourlhom elle-même, l’élite culturelle anglo-saxonne s’était pourtant pâmée devant son mouton en brindilles. « Richard’s sheep in an english garden » fut longtemps exposé au Tate Modern, au côté des sculptures organiques de Joseph Beuys, avant d’être remisé selon toute vraisemblance et pour d’obscures raisons dans les sous-sols du musée ; 
- Abandonnées les oies moulées en résine époxi de sa période « Parterres ordonnancés » (le thème de son exposition au Grassi), représentations d’anatidés que François Pinault affirma ne pas avoir conservées ; 
- Retour à ses premières amours, les croquis de volatiles, surtout des hérons, qu’elle numérise ensuite pour aboutir à des impressions 3D tendant à l’hyperréalisme ;
Ce fut, dit-elle, son grand « big bang » esthétique : son « Échassier apotropaïque bien qu’oxydé », aujourd’hui mythique, fut acquis de haute lutte par le MoMa chez Sotheby’s, pour la modique somme de 2.5 millions de dollars. Ce fameux Héron disparut du musée new yorkais quelques jours plus tard, sans qu’on n’ait jamais su comment.


L’indice

Interrogée un jour par l’éditorialiste de la revue The Art Newspaper, Sue Pourlhom fit cette déclaration étrange : 
« Vous me demandez quelles sont mes œuvres préférées ? Eh bien, ce sont celles qui bougent ! »
Dérouté, le journaliste lui demanda de bien vouloir préciser sa pensée. Elle se pencha vers lui et à voix basse, comme sur le ton de la confidence, énonça :
« Depuis toujours, j’ai cherché une forme de représentation des animaux qui me donne l’intime sentiment que la vie les habite, peu importe qu’ils paraissent ou non réalistes. Réussir une œuvre, c’est pour moi obtenir de tous ceux qui la contemplent une instinctive réaction de recul, comme lorsqu’une personne se tourne brusquement vers vous, alors que vous croyiez avoir affaire à un mannequin de cire. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? »

Joseph, en relisant cet échange, se dit que non, il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire, mais qu’il y avait là quelque chose à creuser. Il nota dans son calepin : faire causer SP sur ses propres œuvres, surtout sur « celles qui bougent », et rajouta en marge un gros ?
Dans un article, par ailleurs assez bâclé, d’un Figaroscope de 2014, le pigiste de service rapportait une confession que lui aurait faite la plasticienne un soir de vernissage, dans une galerie de la Place des Vosges.
« Mes animaux (elle parlait de ses sculptures) ? Je les fais disparaitre chaque fois que je peux. Il faut les protéger des regards, pas vrai ? »
Cette anecdote, quoique incertaine, semblait cependant confirmer ce qui se disait depuis les tout débuts du succès de Sue. Celle qui n’allait plus tarder à devenir Lady Pourlhom semblait avoir en horreur le fait que ses créations soient exposées trop longtemps; la rumeur disait même qu’elle rachetait parfois une sculpture à son acquéreur fortuné pour satisfaire ce souhait. Pourquoi ?
Joseph écrivit à côté de la référence à l’article et en rouge - Pourquoi ? - dans son calepin. 


La confrontation

C’était la veille du grand jour ! Arrivé par l’Eurostar à London St-Pancras peu après 18h00, Joseph prit sa voiture de loc. pour rejoindre « L’hôtel du vin » à Cambridge (ça ne s’invente pas, sourit intérieurement Joseph) qu’avait réservé pour lui Judith, la secrétaire du patron. L’établissement était coquet et proposait un bar vintage accueillant, comme c’est très souvent le cas en Angleterre. Joseph commanda un Manhattan à Rory, le barman. Comme il avait dîné dans l’Eurostar, servi à sa place s’il vous plait (l’avantage de voyager en classe Standard Premier), il choisit de se coucher tôt. Il voulait relire ses notes dans la matinée, puis prendre la route pour Wicken, le lieu de résidence de Lady Pourlhom, en début d’après-midi. Il lui faudrait une bonne demi-heure à en croire Google Map. Mais surtout, il fallait qu’il soit au taquet, demain, lucide comme jamais, pour réussir à faire parler la prétendument peu loquace sculptrice anglaise.

Elle l’attendait sur le pas de sa porte. Joseph en fut touché. Pour quelqu’un ayant la réputation d’être farouche…
Elle l’accueillit avec courtoisie, avec gentillesse même pensa le journaliste :
« Venez, Monsieur, installons-nous dans le salon, vous voulez bien ! »
Le salon était une vaste pièce, cossue, chaleureuse. Elle lui désigna un fauteuil tournant le dos au bow-window qui donnait sur un grand jardin bien entretenu.
« Nous avons du travail, tous les deux, n’est-il pas vrai ? »
Joseph se demanda un court instant pourquoi elle l’installait ainsi, le jardin derrière lui, sans possibilité de profiter de la vue. Il oublia vite ce sentiment bizarre. Sue semblait apprécier le sérieux de Joseph, la connaissance érudite qu’il avait des mouvements artistiques de la fin 20ième début 21ième, de sa carrière et de ses œuvres. Séduite peut-être par son impertinence un poil irrévérencieuse, elle s’était livrée, surprenant Joseph par sa volubilité, parlant sans difficulté de ses années d’école, de ses rencontres. Deux heures déjà qu’ils conversaient lorsque Sue vint d’elle-même sur le terrain de ses recherches et évolutions artistiques.
Il profita de cette ouverture pour oser la question :
« Pourquoi, Madame, avez-vous choisi de détruire votre Lièvre ? »
- Je ne l’ai pas détruit !
- Pourtant, ne l’avez-vous pas vous-même déclaré ?
- Non, non ! J’ai dit que je l’avais fait… disparaitre. C’est très différent ! »
Saisissant la balle au bond, Joseph enchaina : « Comme votre Héron a disparu du MoMA ?
- Il n’a pas disparu, jeune homme, il s’est envolé » rétorqua-t-elle, énigmatique, lorsqu’à cet instant un homme entra dans la pièce. Sue fit les présentations :« Mon mari, Richard » 
Richard salua Joseph et, enchainant sans plus de formalité : « Cela fait un bon moment que vous parlez, tous les deux, vous devez avoir soif, non ? Je vous sers un Pimm’s ? »
« On est bien en été… et bien en Angleterre » songea Joseph.
Ils trinquèrent tous les trois, sirotèrent en échangeant des avis sur la canicule en cours, puis Lady Pourlhom se leva et dit, avec un petit sourire malicieux : « Allons faire un tour dans le jardin, voulez-vous. Ça nous dégourdira les jambes et l’esprit ».


Le dénouement

Le soleil était encore haut et le petit parc vraiment magnifique. Mais Joseph ne vit qu’une seule chose, là, devant lui, autour du splendide parterre de fleurs et arbustes, si savamment arrangé : un mouton, des oies, un héron et, central, dominant par sa grande taille les autres sculptures, le Lièvre !!!
Il était subjugué, à court de mots : « Mais, mais, Madame, ce sont vos créations !!! Comment peuvent-elles être ici ? C’est incroyable !
- Elles sont revenues, tout simplement. 
- Ah ! Oui ! Évidemment ! Revenues… Suis-je bête ! C’est normal, puisqu’elles bougent ! » 
Joseph n’avait cru pouvoir cacher son trouble qu’en risquant ce trait d’esprit. Mal lui en prit. 
Sue Pourlhom lui retourna :
« Notre entretien a sans doute déjà été trop long pour vous, mon garçon ! Vous perdez le fil…
Vous savez, j’ai cherché toute ma vie à rendre vivante la matière brute. Il se peut que j’aie fini par réussir, ne croyez-vous pas ?
Tenez, je vais vous raconter une petite histoire personnelle. J’ai eu le privilège, dans mes jeunes années, de rencontrer Picasso sur la Côte d’Azur où je passais les vacances avec mes parents. Comme je lui disais mes craintes adolescentes sur la vanité de la création artistique, il m’avait glissé dans le creux de l’oreille : Mademoiselle, n’oubliez jamais, l’art est un mensonge qui peut nous faire saisir la vérité. »
Éclatant d’un rire étonnamment juvénile, elle prit le bras de Joseph pour l’entrainer vers le salon.
Le journaliste jeta un dernier coup d’œil en arrière, vers le jardin. Et là, l'espace d'un instant, il lui sembla avoir vu le Lièvre lui adresser un petit salut amical en agitant sa patte droite…
La grande artiste à son bras, quittant ce jardin extraordinaire, Joseph se sentit soudainement et profondément heureux ; cette fois, ça y était, il le tenait, son article !!!

1 commentaire:

  1. Merci pour cette virée so british ! C'est bon de rendre visite à nos amus d'outre-Manche ainsi !

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