vendredi 12 avril 2024

Les pigeons voyageurs

 Je sais que certains de mes fidèles lecteurs apprécieront le côté "militaire" de cette histoire. Pour les autres, je souhaite qu'elles et ils trouvent plaisir au rebondissement final. Vous me direz?


Plonger pour se protéger. Se protéger pour ne pas mourir. Abel avise un trou assez large, pas trop rempli d’eau ; il court, presque plié en deux pour éviter les balles rasantes, puis saute. Bon ! Il est toujours entier. Il plante ses deux pieds dans la glaise qui tapisse le fond et se cale comme il peut, dos plaqué au nord, du côté d’où semblent venir les obus tirés par l’ennemi. Enfin, il n’en est plus très sûr parce que ça tire de partout depuis un bon moment, depuis le petit matin, en fait. Quinze heures d’un déluge qui ne provient pas du ciel, qui n’est pas dû à cette météo printanière qui leur a évité la gadoue, cette hantise du fantassin.

Une vibration au-dessus de sa tête lui fait lever les yeux : un drone ! Ennemi ? Ami ? Pas évident car les protagonistes ont parfois les mêmes fournisseurs ; les fabricants d’armes n’ont pas de scrupules et l’argent de chacun des deux camps pas d’odeur. Abel a sa technique à lui, toute simple pour faire le tri : les drones qui volent vers le nord sont les leurs, ceux qui foncent dans l’autre sens doivent être abattus, et tant pis s’il s’agit d’un engin en train de retourner à sa base. 

Au pire, on filera un peu plus de fric aux fabricants d’armes. Au mieux, c’est l’ennemi qui fournira le pognon. Pour ce qui est de tirer sur les drones, c’est impossible pour Abel qui a depuis longtemps abandonné son fusil d’assaut. Trop lourd quand on veut simplement sauver sa peau en sautant de trou de bombe en trou de bombe. Le drone qui vole juste au-dessus de son abri actuel, plutôt précaire, lui a semblé venir dans son dos. Ennemi, donc ! 

Abel, pourtant, voit sa méthode d’évaluation mise en défaut ; le drone fait depuis plusieurs minutes de grandes boucles en l’air. Abel trouve que c’est beau, ce grand cercle que le tueur ailé trace dans un ciel rougeoyant. Pourquoi cette drôle de couleur, se demande Abel que son observation de l’engin volant et tournoyant pousse à la rêverie ? Grâce au mélange de la lumière du soleil de mai et de la poussière terreuse, soulevée par les explosions qui jouent le rôle d’un gigantesque shaker en plus de celui, bien plus attendu, de tueur d’hommes. Sa déduction technique achève son rêve, et Abel ne se préoccupe plus que de la curieuse trajectoire du drone ; elle semble paumée, la « bestiole » ! Bizarre ! Son signal GPS doit merder et le tueur autonome ne parvient plus ni à situer sa cible ni à rejoindre son camp. Alors il tourne en rond, en attendant de se reconnecter ou de plonger vers le sol par manque d’énergie. 

Voir ce « pauvre » engin de mort errer comme une âme en peine, comme une arme en peine, ça fait marrer Abel, et pas seulement à cause de son jeu de mots à deux balles. Non ! Ce mini aéronef high-tech qui bégaye provoque chez lui un sentiment confus : la joie de constater qu’il peut y avoir dans cette guerre, dysfonctionnelle par essence, de petites anomalies militaires qui perturbent le désordre établi, mais aussi la tristesse de se dire que même ainsi, il y aura des drones pour se casser la gueule sur de pauvres types comme lui, en tombant sur eux par erreur… Le comble du manque de pot !

Alors Abel préfère balayer cette ambivalence en rigolant bêtement. Ça soulage, comme déclarait un mec dans les Tontons flingueurs. Comme il est bien en appui sur le bord de son trou, Abel autorise la fatigue à s’abattre sur lui. Il faut qu’il s’accorde un petit sieston. Il ferme les yeux. Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

 

Un bruit de pétard le sort soudainement de sa léthargie réparatrice : une bombe, qui a probablement aidé des pauv’gars à se volatiliser, pas loin de là, pas loin de lui. Allez ! Fini de rire ! Il faut bien s’y remettre et au moins profiter de l’aveuglement peut-être passager du drone pour rejoindre son unité combattante. Les coups de bol, ça arrive assez rarement dans une vie de chair à canon. 

Abel décide de jeter un œil hors de son trou, prudemment. Y’a un truc vraiment spécial, se dit-il. Il y a d’autres drones qui tournicotent désemparés, de-ci de-là, et les tirs d’artillerie, ceux des nôtres comme ceux de l’équipe adverse, semblent se concentrer sur des zones libres de toute occupation soldatesque, sans objectif meurtrier donc. Abel sort de son cratère protecteur et se met à cavaler vers le sud, vers un salut provisoire…

 

Au QG, on n’a pas tardé à comprendre que quelque chose n’allait pas. Enfin, quelque chose… TOUTES les choses, plutôt !!! Plus rien ne fonctionne : plus de communications, plus de transmissions, plus de réceptions satellites, plus de traitements de données parce que plus de données du tout. 

« Où sont les lignes ennemies, où sont nos troupes ? » gueule un officier qui cherche à cacher sa peur panique en braillant des ordres que personne ne juge bon d’écouter et encore moins de suivre. Tous ceux qui occupent la salle des opérations sont figés, incrédules, paralysés : « que voulez-vous qu’on fasse, mon colonel ? On est aveugles, c’est tout ! A v e u g l e s !!! »

Le colonel se dit qu’il faut prévenir le général en chef, décroche le combiné qui relie en direct son QG à celui de l’état-major et se rend compte que tous ses gars le regardent avec l’air de lui dire : « y’a plus de communications, t’es con ou quoi ? »

Définitivement vaincu, il repose le combiné en bakélite noire et s’assoit. Va falloir envoyer un gars chercher de nouvelles instructions là-bas, et c’est à des dizaines de kilomètres d’ici…

 

C’est partout pareil. Les scientifiques interrogés pour formuler une explication ont bégayé puis se sont repris. Un savant qui dit qu’il ne sait pas, ce n’est plus un savant. Ils ont donc développé une théorie crédible. Enfin, peut-être ! Des vents solaires d’une telle intensité qu’ils interdiraient désormais toute transmission sur toute la surface du globe. Il s’est dit aussi qu’en Finlande, on avait observé des aurores boréales gigantesques, un truc improbable, hors du commun même, en ce doux mois de Mai. On apprendra, un peu après toute cette étrange histoire (forcément, comment voudriez-vous qu’on l’ait su sur le moment puisqu’il n’y avait plus de transmissions d’info nulle part et donc certainement pas depuis l’extrémité sud du Monde…) que les stations antarctiques avaient relevé des températures hors normes durant deux trois jours, presque 14° Celcius, une aberration climatique ! 

Certains ont aussi émis l’hypothèse d’une inversion des pôles, sans la moindre preuve ou a minima un raisonnement scientifique qui tienne la route. C’est dire si on était « à l’ouest » où qu’on soit sur notre bonne vieille planète !!!

On a décidé de croire les savants ou plus exactement on a fait semblant, alors qu’en fait on n’en avait vraiment rien à f…! Le résultat était là ; une guerre momentanément stoppée et des solutions à trouver pour pouvoir la reprendre, si possible avant ceux d’en face et pour la plus grande satisfaction des industriels de l’armement, momentanément mis en chômage technique et désespérés par l’absence soudaine de grosses rentrées d’argent…  

 

Abel avait réussi à rejoindre son camp. Il fut surpris du niveau de décontraction des trouffions à qui il avait crié : « Français… je suis français, français ! Ne tirez pas, les gars ! » en approchant du premier poste avancé qu’il avait repéré. Il n’y avait pas eu de « Qui va là ! », encore moins de tirs de semonce, Abel put sauter dans la tranchée sans que personne ne semble s’en émouvoir. Le silence ayant succédé, même provisoirement, aux bruits d’hélices et d’explosion d’obus semblait avoir calmé tout le monde, comme si la pagaille récemment instaurée était un signe avant-coureur d’armistice. 

Abel constata qu’heureusement l’ordre militaire pouvait très vite reprendre ses droits lorsqu’un sous-off, sortant du baraquement le plus proche, courût dans sa direction en faisant de grands gestes et en hurlant : « Qui va là ! » 

« Ouf ! » ricana Abel, qui depuis qu’il se sentait à l’abri retrouvait son humeur narquoise « cette fois-ci c’est bien sûr, t’es de retour à la maison, soldat ! ». 

Le sergent-chef Duvalin l’entraina, un peu brutalement songea Abel sans en vouloir à ce pauvre bougre qui paraissait désemparé, jusqu’au poste de commandement où deux officiers cherchaient désespérément à faire fonctionner un talkie-walkie tout en plantant des cure-dents en plastique rouge ou bleu sur une carte, en guise de drapeaux, amis – bleu, ennemis - rouge.

« Faut bien se donner une contenance, quand on est chef » pensa Abel, compatissant. 

« Vous arrivez d’où, soldat ? » dégaina le Capitaine. « Vous avez pu voir quelque chose d’intéressant, là-bas ? » ajouta-t-il en pointant son menton en direction des lignes ennemies.

« Mon Capitaine, les autres ont l’air complètement largués. Plus rien ne fonctionne et ils sont à la rue tout comme nous, d’après ce que j’ai cru voir ! »

« Nous ne sommes pas à la rue, soldat ! Attention à ce que vous dites ! On se redéploye, c’est tout… »

« Bien, mon Capitaine ! » corrigea Abel, qui se dit que ce n’était peut-être pas le bon moment pour être traduit en cours martiale ; ça serait ballot, après s’en être sorti presque par miracle ; houai, même carrément par miracle, en fait !

Le Capitaine sembla apprécier la réaction d’Abel, qu’il interpréta comme une soumission de bon aloi. Son grade et donc son autorité en sortaient revigorés. 

Le flottement général et l’impossibilité de joindre ses supérieurs l’avaient, il faut bien le dire, pas mal déstabilisé.

« Soldat… ??? »

« Abel Testelin, mon Capitaine »

« Abel… » 

Tiens, se dit Abel, par mon prénom… il a vraiment besoin de moi, semblerait… 

« Abel, vous m’avez l’air plutôt dégourdi, et j’ai besoin d’un gars malin pour joindre au plus vite le QG. Vous pensez pouvoir faire ça ? »

« Sûr, que je peux ! Et je leur dis quoi ? »

Le Capitaine Vaillant se tourna vers son Lieutenant qui n’avait pas pipé mots depuis le début de la conversation, sembla hésiter, puis fixa Abel droit dans les yeux, avec un air sévère pour se donner une contenance.

« Voilà ! Le Lieutenant Chappe, ici présent, a eu une idée qui mérite l’attention du Haut commandement. Chappe est transmetteur et il a peut-être trouvé le moyen que nos unités combattantes puissent à nouveau communiquer à distance. Vous le savez, soldat Testelin (le formalisme militaire retrouvait ses marques au fur et à mesure du discours du Capitaine), les transmissions sont l’arme qui unit les armes ! Il est impératif que nos hommes retrouvent cette force qui nous mènera à la victoire. 

 

Le Lieutenant va tout vous expliquer dans le détail pendant que vous vous restaurerez, et ensuite vous filerez aussi vite qu’il vous sera possible jusqu’à Lublin. Vous demanderez le Général Niel et lui ferez un topo complet. C’est top-secret, évidemment. Donc, le brief, seulement au Général ! Bien compris ? »

« Bien compris ! »

« Bien compris, mon Capitaine !!! » corrigea Vaillant qui avait retrouvé de sa superbe.

« Bien compris, mon Capitaine !!! » répéta Abel en haussant le ton et en se mettant au garde-à-vous. « Va pas vexer le Pitaine, mon grand ; c’est pas le coup de temps ; t’as une veine de tous les diables ; il t’envoie loin de la ligne de front ; lui donne pas l’idée de changer d’avis »

Abel se tourna vers le Lieutenant, histoire de bien montrer qu’il avait tout bien compris, attendit que Chappe l‘autorise à s’assoir et lui tende une gamelle contenant du jambon-coquillettes, un truc basique mais dont Abel n’avait pas vu la couleur depuis des lustres. Il plongea sa cuillère dans l’écuelle toute cabossée, avala goulument la première bouchée de son festin et mâchouilla un « Je vous écoute, mon Lieutenant ! »

 

Ça faisait bien une bonne heure qu’il courait. Combien de distance déjà parcourue ? Disons environ 12 bornes, calcula sommairement Abel. 

Le terrain était plutôt plat, la route bitumée était quasiment droite et peu dégradée par les tirs perdus des canons adverses au-delà de la zone des combats. Avant même tout ce foutoir, les artilleurs n’étaient déjà pas précis-précis, pensa Abel avec reconnaissance. Cratères d’obus ou ornières tracées par les chenilles de chars n’entravaient en effet que modérément sa progression vers le QG de Lublin qu’Abel espérait bien rejoindre avant la nuit.

Abel était un sportif, avant les hostilités. Rugbyman. C’était sans doute à cause de ça qu’il avait choisi d’être incorporé comme soldat de base plutôt qu’en tant qu’officier. Il aurait pu, s’il l’avait voulu ; les capacités pour être chef ne lui faisaient pas défaut, mais poser son cul dans un bunker pendant que des gars qui n’avaient rien demandé étaient hachés menu, c’était contraire à ses valeurs. L’esprit d’équipe…

Son menton carré, son front haut à peine couvert par quelques mèches rousses indisciplinées, son regard vert clair qui pouvait virer au foncé quand il était colère, rien ne venait contredire l’impression générale qu’annonçait son corps de balaise. « Un beau bébé », comme on dit dans le monde du rugby. Il impressionnait sans effort, et savait faire peur quand il le fallait. Toujours utile, et pas seulement en temps de guerre !

Habitué à bien gérer ses efforts, Abel s’accorda une petite pose, s’assit sur un banc qui, détail cocasse, était le vestige de ce qui avait été avant-guerre un abribus. Abel chercha du regard s’il pouvait retrouver par terre un horaire de passage de la ligne X ou Y. L’idée de regarder sa montre et de se demander si le bus avait ou non du retard lui parut l’espace d’un instant divertissante. 

« Allez ! T’es pas là pour déconner ! » Il sortit de son sac à dos une barre vitaminée : un cadeau du Capitaine qui lui avait bien fait comprendre que le prélèvement ainsi effectué sur les rations de survie jalousement gardées par les officiers était exceptionnel. « Soldat Testelin, l’armée compte sur vous, vous vous en rendez bien compte, j’espère ? » lui avait théâtralement déclaré Vaillant en lui tendant la précieuse barre énergétique au chocolat et caramel beurre salé.

Abel sourit. Après ce que lui avait confié le Lieutenant Chappe, il s’était fait une claire idée de son possible avenir au sein de l’institution militaire, pour peu que la chance continue à être de son côté, et il avait bien l’intention de jouer le coup à fond ! 

Abel mit le papier de la barre chocolatée dans sa poche (il était un garçon ordonné, tendance maniaque, du genre qui, même au milieu du bordel ambiant, s’interdisait de jeter ses ordures n’importe où), se leva et repris sa marche cadencée en s’encourageant : « Allez, soldat ! Encore trois plombes avant de pouvoir causer stratégie avec le Général Niel, traine pas ! »

 

La situation globale était au point mort. Expression qui prenait tout son sens, car depuis presqu’une semaine, des morts, il n’y en avait plus, ni d’un côté ni de l’autre. Bien sûr, dans chaque camp, on s’activait pour trouver de nouvelles solutions afin de remédier à cet intolérable état de fait. Mais, sans data, les états-majors ne savaient plus à quels saints se vouer. Comment se repérer, comment situer l’adversaire ? Repasser de l’automatique au manuel, c’était toujours possible, mais sur la base de quelles informations ? On ne pouvait tout de même pas laisser nos forces de destruction frapper au hasard… Dans l’esprit des hauts gradés de l’État-major, la probabilité de dézinguer leurs propres troupes restait une ligne à ne pas franchir. Ça cogitait donc dur, mais sans résultats tangibles ; ça balbutiait, ça séchait, ça calait dans les cervelles des organisateurs du match « nous contre le reste du Monde ». Abel fut donc, après son « rapport circonstancié », accueilli comme un sauveur et honoré comme tel. Sauveur de la Patrie ! Abel n’en demandait pas tant, mais n’eut, malgré ses craintes initiales, aucun problème à faire accepter sa requête. La chance, toujours la chance ! Faut y croire, c’est tout ! Et le soldat Testelin n’avait aucune raison de voir les choses autrement. Tout roulait comme il le souhaitait, sa pierre amassant consciencieusement la mousse, contrairement au fameux dicton…

 

L’entretien avec le Général Niel avait pourtant mal démarré. Ou, plus exactement, il avait failli ne pas avoir lieu du tout. Les trouffions de l’arrière n’avaient pas les mêmes raisons d’être cool que ceux du front quand avait eu lieu l’étrange arrêt des hostilités. Quand on ne craint pas grand-chose, on peut prendre sans grand risque des postures plus viriles, plus martiales, en un mot plus belliqueuses.

Les deux plantons, plantés-là avec pour seule et unique mission de « filtrer les entrées », ce qui signifiait en jargon militaire : ne laisser entrer personne, décidèrent d’accueillir Abel avec... humour.

« Voir le Général ? Mais oui, mon pote, tout de suite ! On l’appelle. Une coupe de champagne en attendant ? Monseigneur, si vous voulez bien nous suivre… » 

Et les gardes du camp de rigoler un bon coup tout en attrapant notre Abel par le colback, avec la ferme intention de le coller au trou pendant une paire d’heure au moins, histoire de lui enseigner les usages. Déranger le Général en chef, à l’heure de l’apéro, faut être… dérangé, pas vrai ?

Mais Abel avait de la répartie, heureusement. Ou, plus prosaïquement, des arguments dont les deux plantons purent apprécier la vigueur quand, après s’être inquiétés tout juste un peu trop tard du regard d’Abel qui s’assombrissait, furent déplantés, comme arrachés d’un seul coup d’un seul à leurs racines virtuelles. 

Ils effectuèrent un vol plané d’une petite dizaine de mètres chacun. 

Abel, avant d’être rugbyman, avait un peu pratiqué le judo, ou la lutte grecque, ou les deux. 

Les malheureux défenseurs de l’ordre militaire n’eurent ni l’un ni l’autre le loisir de faire préciser ce point par Abel avant qu’il ne franchisse l’entrée de la tente du Général Niel.  

C’est sans doute à cela qu’on reconnait les chefs ; les vrais. Ils savent rester calmes, même quand le contexte ne leur est a priori pas favorable. Niel resta calme, faisant face à celui qui venait d’entrer sans frapper (enfin, façon de parler…) et qui pouvait être, qui sait, animé de sentiments hostiles. Le « Bonsoir mon Général ! » balancé par Abel rassura Niel qui, par reflexe professionnel, répondit « repos, soldat ! »

La conversation allait pouvoir commencer entre les deux hommes dans le respect de l’étiquette militaire…

« Mon Général, j’ai une suggestion à vous soumettre » Abel avait décidé de s’approprier l’idée du Lieutenant Chappe. Ce n’était peut-être pas très fair-play, mais qui le saurait ? Et quand bien même on l’apprendrait, plus tard, personne ne voudrait revenir sur la question :  servir sur un plateau au Général sa promotion au rang de Maréchal, ça crée des obligations ! La Bruyère a dit : il n’y a guère au monde un plus bel excès que celui de la reconnaissance. 

Alors, on n’allait pas contredire La Bruyère en cherchant à rendre justice à un vague lieutenant pas même capable de se déplacer pour défendre son idée. Au diable, Chappe ! Et hourra pour Testelin !!!

Abel poursuivit : « Le Mont Valérien, mon Général ! C’est la solution à tous nos problèmes… Le Mont Valérien ! »

Abel gloussait intérieurement en voyant la mine déconfite de Niel qui visiblement commençait à se demander s’il avait eu raison de discuter avec un « fou de la lune ». 

« Expliquez-vous, Testelin ! » fit le Général tout en priant pour que ça se décante, et vite.

« Comme vous le savez, mon Général (Flatter, toujours flatter pour rester maître du jeu), l’armée française a une spécialité qu’elle est seule à avoir entretenue, et ce depuis la Grande Guerre. Et cette spécificité unique au Monde, cette particularité, ce savoir-faire inestimable, c’est… » Abel posa un silence, un brin taquin, pour laisser encore un peu mariner l’officier supérieur :

« C’est… la colombophilie !!! Mon Général, si vous en donnez l’ordre, vous pouvez en quelques jours disposer de plus d’une centaine de pigeons voyageurs. Et immédiatement opérationnels, les zozios. Le 8ième régiment des Transmissions les élève, les entraine, et ce depuis la création du colombier militaire du Mont Valérien. Grâce à vous, mon Général, l’armée française va cesser d’être aveugle et muette. 

Les pigeons français vont nous faire gagner la guerre, en transportant leurs colombogrammes, leurs messages si vous préférez. Qu’est-ce que vous en dites… mon Général ? »

Enthousiaste, le Général, forcément ; après des jours et des jours pendant lesquels tout semblait partir en vrille, avec la crainte que l’ennemi trouve le moyen de « régler la mire » pendant qu’en face, on continuerait à patauger désespérément, ces piafs tombés du ciel, avec leurs bagouses à la patte, c’était comme la lumière au bout du tunnel.

« Bravo, Sergent ! » Niel venait d’approuver l’idée d’Abel en lui faisant gravir à vitesse grand V plusieurs échelons dans la hiérarchie militaire. Mais ce n’était pas un grade ou deux de mieux qu’escomptait obtenir le tout nouveau Sergent. Non ! Il avait une autre idée en tête et décida de franchir une étape fondamentale pour la réussite de son plan à lui :

« Mon Général, puis-je solliciter une faveur de votre part ? » Considérant le hochement de tête de Niel comme une approbation, Abel enchaîna : « Je souhaiterai être affecté au commandement de la nouvelle unité combattante des pigeons militaires, mon Général… »

C’était maintenant que ça se jouait ; au garde à vous, Abel ne put s’empêcher de croiser les doigts et fermer les yeux, pour que la chance ne le quitte pas ; pas maintenant ; ce serait trop bête, si près du but !

 

Au 8ième RT, à la forteresse du Mont Valérien, on tomba des nues. Peinards depuis des décennies, les éleveurs soigneurs entraineurs de pigeons voyageurs se retrouvaient brutalement en première ligne d’une guerre dont ils pensaient bien qu’elle se déroulerait et se finirait sans eux. C’était un peu comme si on avait décidé de ressortir des arquebuses du Musée de l’armée aux Invalides pour en équiper les fantassins du 21ième siècle. Retour vers le futur, le côté comédie uchronique sympa en moins…

Et ce type, le Sergent Testelin ? D’où il venait, d’abord ? Et pourquoi est-ce qu’il débarquait de nulle part pour les faire suer avec son discours sur la mobilisation pour la France de leurs protégés ? Pas mieux à faire, vraiment ? Bon en même temps, il fallait bien l’admettre, ça valorisait leur travail, et leur envie de voir ce que donneraient leurs chers petits sur le terrain les taquinait un brin. Ils n’affichèrent donc pas trop de mauvaise volonté pour accepter Abel comme leur nouveau chef et préparer avec une bienveillante obéissance le plan que le Sergent désigna, songeant au roucoulement des pigeons, du nom de code Kouh Kouh Wouuhkouh.

Ce plan était simplissime. La compagnie colombophile devait préparer les 124 pigeons voyageurs en état de combattre, ou plus exactement de servir la France de façon opérationnelle pour leur confier un message concocté par le Sergent Abel Testelin.

Abel avait passé deux jours à rédiger ces messages personnellement, expliquant à ses troupes que moins ils seraient nombreux à connaitre la teneur exacte des colombogrammes, mieux ce serait ; et que c’était la raison pour laquelle ils les laissaient tous sans exception dans la plus grande ignorance. 

Ce qui est bien en temps de guerre, se dit Abel, c’est que les consignes les plus idiotes et les explications les plus absurdes passant pour le résultat de savantes élucubrations tactiques de l’état-major, il était extrêmement rare de devoir répondre à des questions des subordonnés, questions par ailleurs passibles de diriger lesdits subordonnés tout droit vers le conseil de guerre, ce que ceux-ci avaient parfaitement intégré.

Par voie de conséquence, aucun des éleveurs soigneurs entraineurs du 8ième RT ne posa la moindre question à Abel.

C’est le 1er avril que les 124 pigeons s’envolèrent du Mont Valérien vers leurs destinations respectives. 

Un 1er avril !!! On pouvait difficilement faire mieux, rigola Abel. Tout se déroulait vraiment à merveille.

124 QG ou postes avancés, qu’ils soient français, alliés ou ennemis, reçurent la « visite » des volatiles missionnés par le sergent Testelin. Les messages, consciencieusement pliés puis enroulés et bagués autour d’une de leurs pattes, furent prélevés et aussitôt transmis aux gradés des deux camps pour lecture et analyse.

  

Comment ne pas porter la plus grande attention aux propositions contenus dans ces télégrammes, quand ils émanaient de la seule puissance combattante encore capable de communiquer non seulement sur toute la longueur du front mais aussi assez profondément à l’intérieur du territoire ennemi ? Ces pigeons voyageurs, en la circonstance, furent considérés comme une arme de dissuasion d’un côté des lignes, et comme une fierté mais aussi une responsabilité de l’autre. La France retrouvait ainsi fort opportunément sa grandeur et sa capacité réelle ou supposée à « parler au Monde ».

Les messages exhortant à l’arrêt immédiat des combats, à l’ouverture de négociations et, in fine, à l’instauration d’un armistice durable, furent un moment contestés par certains hauts (très hauts) responsables militaires français. Comment ? Abandonner la lutte, alors qu’on disposait d’un avantage tactique majeur, était-ce concevable ? Mais la pression populaire et la fatigue des combattants eurent bien vite raison de ces atermoiements.  Au moins dix pigeons avaient très opportunément été envoyés vers les rédactions de journaux des deux camps (seuls media encore opérants, les TV et radios étant devenus aussi mutiques que les transmissions militaires) et ceux-ci avaient immédiatement relayé ce message de paix. L’universalisme français retrouvait subitement son rayonnement et sa superbe. 

Abel fut donc fêté comme il se devait. Héros national, visionnaire pacifiste, à lui seul, il venait de mettre fin à un terrible et meurtrier conflit. Le Nobel de la paix lui était acquis, tout le monde en convenait. Mais avant cela, la fête du 14 juillet fut un moment très fort, mémorable ; les organisateurs avaient demandé à Abel Testelin de bien vouloir, devant les caméras du monde entier, appuyer sur le bouton lançant un feu d’artifice phénoménal, grandiose, comme on n’en avait jamais vu auparavant.

Caméras du monde entier ? Comment cela ? Oui, on pourrait être surpris puisque plus rien ne fonctionnait quelques mois plus tôt. Mais par une coïncidence extraordinaire, le lendemain de la signature d’une paix que la terre entière voulait i-r-r-é-v-o-c-a-b-l-e, tout se remit à marcher comme avant...

Le Colonel Abel Testelin (la promotion à ce grade n’avait posé aucun problème à la hiérarchie de l’armée de terre) apparut sur les écrans. Il était en uniforme de parade et souriait de toutes ses dents. Sur son épaule droite était perché un des célèbres pigeons du 8ième RT.

D’un geste ample et lent, Abel tendit la main vers le gros bouton tricolore et l’enfonça de sa paume ouverte.

L’explosion assourdissante du feu d’artifice retentit, couvrant les applaudissements d’une foule immense rassemblée pour la circonstance sur le Champ de Mars...

 

Dormir, même faire un semblant de petit somme, ça va le requinquer, il en est sûr… 

Le bruit du feu d’artifice le réveille. Ah ben non ! C’est une bombe qui vient d’exploser, juste à côté de son trou à lui. Mince, quel drôle de rêve, pense Abel qui a du mal à se remettre les idées à l’endroit. Le drone est toujours là, au-dessus de sa tête, tournoyant. Bon ! Il faut se lancer et chercher à atteindre un nouveau trou d’obus, un qui rapprochera Abel des lignes de défense de son camp. Il s’extrait du cône de terre dans lequel il vient de piquer un bref roupillon et court vers le sud. Le drone cesse de tourner en rond et le suit. Merde ! Il m’a repéré, ce con ! Il me cherchait et à l’évidence... il m’a trouvé !!!

Abel entend comme un drôle de bruit rauque, une rafale, succession de tirs du drone, tirs lui étant manifestement destiné : Kouh Kouh Whouuuhkouh...

Trois balles atteignent Abel dans le dos et il s’effondre.

Les yeux tournés vers le ciel rougeoyant, Abel a la claire vision d’un oiseau battant des ailes, une colombe qui sait, la colombe de la paix peut-être. Ou alors, c’est encore ce p. de drone qui vient vérifier qu’il n’a pas loupé sa cible. Abel grimace de douleur avant de fermer les yeux. Ah ! Si seulement il pouvait rêver encore un peu, rien qu’un peu...


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire