vendredi 12 avril 2024

Maria et Maria

 D'aucuns m'ont fait savoir que la nouvelle "la rouge gorge" pourrait déboucher sur autre chose qu'une enquête policière... Dont acte! Voici donc une seconde version... plus romantique.


« Fait beau » constate Joseph en ouvrant la baie vitrée de la véranda. Un soleil déjà haut (Joseph aime faire la grasse matinée) s’est installé et le vent est tombé, ce vent responsable de son mauvais sommeil durant une bonne partie de la nuit.

« Bon ! Profitons ! » décide-t-il en retournant à l’intérieur prendre une casquette, chausser ses lunettes de vue et se saisir de sa liseuse électronique.

Rien de tel qu’une bonne séance de lecture pour démarrer une journée étonnamment estivale pour ce mois de septembre déjà bien engagé. En ce moment, il est plongé dans les œuvres de Victor Hugo ; dans Ruy Blas plus précisément, qu’il n’avait pas relu et encore moins revu depuis une éternité (du temps de l’ORTF, de Claude Barma et de Jean Topart, l’incarnation même du méchant à la télé quand celle-ci était encore en noir et blanc…).

Sortir le transat rangé dans l’abri de jardin et le placer convenablement sur la terrasse est un préalable auquel Joseph accorde une importance toute particulière. 

Il aime à positionner le fauteuil de façon rigoureusement perpendiculaire aux lames de bois de la terrasse. Être ainsi orienté sud-ouest pour la lecture, c’est bien. Un tantinet maniaque, le Joseph, même s’il préfère se qualifier de perfectionniste.

Joseph est veuf. C’est en tout cas ainsi qu’il présente sa situation familiale, même si le décès de son épouse disparue il y a maintenant plus de cinq ans n’est pas encore formellement officialisé. 

Depuis « l’absence » de Laurence, Joseph a mis un point d’honneur à régler sa propre vie avec la plus absolue minutie, comme si l’attention portée à la moindre de ses activités le réconfortait.

En refusant l’inattendu, qu’il assimile depuis ces cinq dernières années à l’inacceptable, il s’affranchit de son état de « conjoint abandonné ». Avoir « perdu » son épouse, ça n’aurait jamais dû arriver s’il avait été plus ordonné, plus soucieux de « tout bien ranger ». Voilà sans doute ce que pense Joseph, au plus profond de lui…

« Les premiers mois, vous savez, il semblait totalement perdu, le pauvre ! Sa femme s’occupait presque de tout, s’en était même un peu choquant à vrai dire… » commentaient les voisins du couple auprès de ceux qui s’enquéraient de la santé mentale de Joseph, d’abord les policiers enquêtant sur l’inexplicable disparition de sa femme, puis les « proches » : le postier, le traiteur livreur de repas préparés, un vague cousin partenaire occasionnel pour des parties d’échecs…

Tous ont ensuite constaté son évolution, comprenant que ses nouvelles manies quasi protocolaires l’aidaient à combler l’absence, à meubler le vide ; ils ont progressivement cessé de s’inquiéter.

Joseph ajuste ses lunettes d’un doigt qui les pousse en haut de l’arête du nez, ouvre le rabat de sa liseuse ce qui a pour effet immédiat d’afficher à l’écran la page quittée la veille au soir.

Joseph a soudain la sensation que quelque chose est venu troubler sa lecture, un intrus qui ne se trouve pourtant pas directement dans son champ de vision et qui n’a pas fait le moindre bruit perturbateur.

Cependant… 

Un dernier regard à l’écran :

 

Ruy Blas

La fuir depuis six mois et la voir tout à coup !

Vous étiez là, Madame ?...

 

La Reine

                                           Oui, duc, j’entendais tout.

J’étais là. J’écoutais avec toute mon âme !

 

Ruy Blas

Je ne soupçonnais pas… - Ce cabinet, madame…

 

Mais le sentiment d’être dérangé s’impose à lui. Il pose son « livre », balaye d’un coup d’œil son jardin, de la gauche vers la droite, et là… il le voit ! 

Le rouge-gorge a probablement senti ce regard, car il lève aussitôt la tête, interrompant ainsi sa recherche de petits vers à picorer dans la terre humide. Il se fige un instant puis, dans un réflexe de défense, ouvre ses ailes et s’envole vers le feuillage protecteur d’un chêne tout proche.

Joseph ressent comme de la contrariété ; il aurait voulu ne pas déranger l’oiseau et cela le navre. Son propre trouble a… troublé l’animal et Joseph ne supporte pas tout ce qui ressemble à une rupture de l’ordre établi, cet ordre qu’il s’attache jour après jour à édifier, tout autour de lui.

Alors, il se résout à tout faire pour réparer cette erreur. Joseph a un caractère obstiné. Son penchant pour une organisation rigoureuse de sa vie peut, vous l’aurez compris, vite devenir obsessionnel ou, à tout le moins, maladivement méthodique.

Le lendemain matin, exactement à la même heure que la veille (il avait, hier comme chaque jour que Dieu fait, vérifié sur sa montre l’heure de son installation sur la terrasse), il dispose son transat strictement au même endroit, s’y installe, veille à reproduire les gestes d’hier à l’identique et… attend.

 

Joseph n’en doute pas : « il va venir ». L’oiseau ne vient pas ! Joseph est furieux ; pas envers le petit rouge-gorge ; non ! Il se reproche à lui-même de ne pas avoir su faire « ce qu’il fallait ». Il a sûrement, incontestablement, manqué de précision.

Le matin suivant, il décale dans le temps l’installation du fauteuil, d’une demi-minute grand maximum et modifie le positionnement dudit fauteuil d’un degré par rapport aux rainures de la terrasse, pas plus. Content de ces corrections mineures mais dont il espère pourtant qu’elles vont être déterminantes, il veille à nouveau. Rien. Joseph n’est pas du genre à renoncer. Il persiste et finit par être récompensé, au septième jour de sa quête. « Le voilà enfin, le piaf !!! ».

Il enregistre mentalement qu’il a procédé, depuis la première apparition du volatile, à un décalage total de deux minutes montre en main et de trois degrés et demi d’angle pour « réussir ».

Mais si l’oiseau est là, rien n’est encore fait. Joseph s’est persuadé qu’il doit l’apprivoiser et il ne sera satisfait que lorsque la petite bête viendra d’elle-même se poser sans crainte sur son épaule, pendant sa lecture de Ruy Blas : 

 

… Madame, écoutez-moi. J’ai des rêves sans nombre.

Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;

Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,

Et vous m’éblouissez comme un ange qu’on voit !

 

Comment domestiquer un (une ?) rouge-gorge : recherches sur Internet – guide ornithologique acheté à la FNAC – questions posées sur ChatGPT et sur les forums, tout y passe. Joseph, devenu un spécialiste en un rien de temps, est fin prêt lorsque l’oiseau montre le bout de son bec.

Le dispositif imaginé par Joseph est donc en place : des graines disséminées sur la pelouse vont ravir l’oiseau, Joseph en est certain ; et leur disposition (quatre graines et un ver de terre tous les mètres, depuis la zone où il estime avoir vu le rouge-gorge la toute première fois, en direction de la terrasse et plus précisément de son fauteuil) va inévitablement conduire la petite bête jusqu’à lui. 

Il faudra en fait plus de dix jours pour obtenir ce premier résultat. Joseph, nullement découragé par la lente progression du rouge-gorge vers le but ultime, c’est-à-dire son épaule droite, redouble au contraire d’efforts. Il s’attache à ne pas faire le moindre mouvement qui effrayerait l’oiseau dès qu’il s’asseye. Pas facile et même assez malcommode mais bon, faut ce qu’il faut ! Il suffira qu’il bouquine en tenant sa liseuse d’une seule main, appuyé sur le bras droit de son fauteuil, ce qui, au passage, présente le mérite de rendre immobile son épaule parfaitement bien calée.

Et ça paye ! 

 

Le mois d’octobre n’est pas encore achevé que, dans un dernier saut marqué par la confiance qui s’est installée entre Joseph et Maria (Joseph a décidé d’attribuer à l’oiseau simultanément le genre féminin et le prénom de la reine dans Ruy Blas), la rouge-gorge vient picorer une petite baie de myrtille placée délicatement par Joseph sur son épaule. Merveilleuse friandise, irrésistible, pense Joseph ; et il a raison.

« Gagné ! » Maria prend dès lors, chaque jour, sa place sur l’épaule de son ami humain, y grignote un peu mais, surtout, chante pour son compagnon sur un ton léger.

Joseph est conquis. Les deux êtres sont heureux de cette proximité quotidienne ; il arrive même que Joseph oublie de lire et se contente d’écouter le doux et pénétrant babil de Maria, les yeux fermés.

Un mois passe ainsi, très vite. La météo, étonnement favorable pour la saison, leur a épargné la pluie et le vent, comme pour refuser de perturber leur joli manège. 

 

Mi-novembre, Joseph commence à s’inquiéter des frimas qui ne vont certainement plus tarder à s’imposer ; la planète se réchauffe, c’est indéniable, mais quand même. Comment protéger sa frêle amie des gelées de l’hiver approchant ? Ceci d’autant plus que Joseph ne se voit pas rester sans bouger dans son fauteuil de jardin jusqu’au printemps, dans le froid et même l’obscurité (les jours sont courts, en hiver).

Alors, rebelote : guides, internet, questions à la clinique vétérinaire du coin.

« C’est simple, Monsieur » lui déclare le véto avec un sourire où Joseph croit déceler une réelle sympathie. Deux amis des bêtes se racontent des histoires de bêtes…

« Le rouge-gorge n’a guère besoin d’autre chose en hiver que d’un abri et de quoi se nourrir pour survivre ».

« Un abri ? » demande Joseph. « Quel genre d’abri ? » croit-il même devoir préciser. 

« Eh bien, par exemple, un nichoir, posé en hauteur assez loin des arbustes ou feuillages qui permettraient à des prédateurs de s’en prendre à l’oiseau. Et n’oubliez pas de mettre à proximité une mangeoire avec des boules de graisse, des graines, ainsi qu’un abreuvoir dont vous changerez l’eau chaque jour ; il gèle parfois, même dans nos régions tempérées ».

« Il est bon, ce véto, clair et tout ! » se dit Joseph devant son établi, en train de confectionner une niche pour Maria. Après un passage éclair au magasin de bricolage de l’avenue de l’Europe, et suite à trois bonnes heures de menuiserie, il peut installer l’abri au sommet d’un poteau en bois, planté tout près de l’endroit où Joseph a vu Maria pour la première fois, à 2 mètres en hauteur, au centimètre près. Joseph a vérifié, avec la précision maniaque qui est la sienne. Allez vous faire voir, les chats !!!

C’est ainsi qu’à partir de fin novembre, la rouge-gorge est nourrie-logée, récompensant son « bienfaiteur » chaque fois que, le soleil osant se pointer, Joseph vient s’assoir sur sa terrasse.

Hop ! Un vol jusqu’à l’épaule, et c’est parti pour de ravissantes vocalises.

Il est heureux, Joseph. Plus qu’il ne l’a jamais été depuis bien longtemps !

C’est pendant cet hiver si particulier qu’il fait la connaissance de sa nouvelle voisine. 

 

Elle vient tout juste d’emménager. Curieuse impression, pour Maria, que d’investir ce lieu qui fut celui de ses jeunes années et jusqu’à ce jour celui de ses parents. Être l’héritière de sa propre enfance, c’est avant tout très douloureux. La cause ? La route et son œuvre de mort ; c’est un gendarme qui s’en est fait le triste messager : « Madame Larreyne ? Je suis navré … un accident… vos parents… oui, hélas, tous les deux. Mes condoléances ».

Cette dramatique annonce est invariablement et tristement banale, dénuée de toute vraie compassion, sans autre logique pour celui qui en est chargé que de se débarrasser le plus vite possible de la terrible corvée. Maria ne s’en est évidemment pas offusquée, son esprit s’est échappé tout de suite ailleurs et la première image qui lui est venue est celle du jardin de la rue Brancas, à Sèvres, chez Papa et Maman, allez savoir pourquoi…

Quelques mois plus tard, une fois achevées les démarches notariales, elle a choisi d’aller s’installer dans cette grande bâtisse en pierres meulières. Et elle sait maintenant pourquoi. Parce qu’elle a toujours aimé le beau jardin caché derrière la maison, à l’abri des regards de la rue et même du voisinage. Un havre de sérénité, seulement troublé par des chants d’oiseaux et des bruissements de feuillage. Elle a, aussi loin que sa mémoire remonte, toujours adoré venir s’y blottir, y jouer en solitaire (sa mère n’a enfanté qu’une fois). Cette solitude, elle l’a cultivée, sans jamais regretter ce qu’on vous fait souvent passer pour la garantie du bonheur… la vie à deux. Célibataire ! Et alors ? Maria est en paix ; son jardin, car c’est bien le sien à présent, la conforte dans ce sentiment d’équanimité.

Après avoir au plus vite expédié son transfert depuis le quinzième arrondissement - meubles à conserver ou à mettre sur la rue, contrat en exclusivité dans une agence, mise en vente et signature plus rapide encore qu’elle n’aurait parié, elle n’est pratiquement pas sortie de son nouveau « chez elle ». 

Il faut bien qu’elle trouve sa place, ses marques, qu’elle chasse un peu mais respectueusement les fantômes de Maman et Papa. Elle s’y est employée, décrochant ici un tableau et des photos, disposant là ses propres bibelots et ses gros coussins d’ado dont elle n’a jamais pu se séparer.

Son matériel perso de gymnastique est venu occuper un bon tiers de la surface de la véranda, et ses chevalets (elle aime peindre, avec un talent qu’elle est la seule à nier, ses amis l’ayant mille fois invitée, sans succès, à exposer) semblent avoir attendu des années avant de trouver enfin la chambre orientée au nord qui les attendait. Maria a inséré dans la grande bibliothèque du salon ses propres livres au milieu de ceux que ses parents lui avaient fait découvrir, année après année, souvent en avance de phase par rapport aux programmes scolaires (Le Grand Meaulnes, Jean Anouilh, Victor Hugo, David Copperfield…). 

Pendant cette courte période de sa nouvelle vie, elle s’est aussi contrainte à ne pas mettre les pieds dans son petit monde extérieur, ce jardin qu’elle désire garder le plus longtemps possible dans son seul souvenir, avant de le redécouvrir et, qui sait, peur prospective, de ressentir une dramatique et bouleversante déception. 

Fin octobre, un matin, celui du 24 plus précisément, elle se décide enfin. L’herbe est haute, forcément ! Il va falloir qu’elle sorte la tondeuse… 

Mais sinon, tout semble remarquablement ordonnancé « comme c’était ». Les haies denses et hautes, les deux massifs de graminées derrière lesquels Maria aimait à se cacher au moment du repas (Maria ! C’est prêt ! Où es-tu donc encore passée ?), le parterre de fleurs blanches et plantes vertes de part et d’autre des marches par-dessus lesquelles elle sautait depuis la véranda.

Les grands carreaux blancs dallant le sol lui servaient de cases de marelle, et elle prenait son élan sur les derniers (le ciel) pour atterrir le plus loin possible et sentir ses pieds s’enfoncer dans l’herbe grasse. Oui, tout est là. 

La réalité et sa nostalgie sont « raccord ». Bien !!! 

Ô le doux soulagement, ô la plénitude d’une nostalgie revigorée ! Maria sourit…

Une dernière petite hésitation puis la voilà en train d’arpenter SON jardin. Elle respire cet air qui sent le bonheur quand tout à coup, elle distingue une anomalie, là, à droite, vers le fond : un laurier sauce parmi ceux qui forment un mur verdoyant abritant le jardin des regards extérieurs est mort, laissant la place à un espace incongru de communication visuelle avec la propriété voisine. 

« Mon Dieu ! » se dit Maria, craignant aussitôt qu’on puisse envahir « son petit monde » …

Elle s’approche de cette brèche inconvenante avec précaution. Consciente de faire ce qu’elle ne tolèrerait pas en cas de réciprocité, elle jette un œil chez le voisin et se fige, fascinée.

Le ballet de l’homme et du rouge gorge est une merveille et Maria ne peut détacher son regard de ce qu’elle qualifierait assez spontanément de parade amoureuse. Lui, assis sur sa terrasse, et le petit animal semblant prendre plaisir à ce jeu qui consiste à se rapprocher lentement, précautionneusement, avant de voler pour atterrir sur l’épaule de l’homme dans un brusque élan de confiance et d’abandon, tout cela fait fondre l’âme de Maria. Jamais, non, jamais, elle n’a vu une telle entente, une aussi palpable harmonie. 

Elle est à ce point touchée que, les jours suivants, elle vient observer en cachette ce spectacle, invariablement renouvelé, et qui ne cesse de l’émouvoir. Et puis, l’inévitable finit par se produire ; un jour, l’espionne est découverte. Elle faisait attention, pourtant. Mais son châle s’est accroché dans une branche morte de l’arbuste-squelette et voilà… crac ! Il lui faut faire comme si de rien n’était, affronter le regard étonné, sombre et interrogateur de l’homme, trouver les mots pour excuser l’envol du rouge gorge qu’elle a manifestement effrayé.  

Feignant d’être là avec la ferme intention d’interpeler Joseph par-dessus leur clôture mitoyenne, elle se lance :

« Bonjour Monsieur ! Pardon de vous déranger, mais c’est si curieux… vous semblez si… avec l’oiseau, je veux dire, c’est beau, vraiment ». 

Consciente d’avoir bredouillé des mots sans suite, elle se rattrape par un sourire. 

« Elle est belle ! » juge Joseph qui décide de lui répondre : 

« Oui, on s’apprécie bien, tous les deux, c’est vrai ! »

« Mais, je ne me suis pas présentée, pardon (deux fois qu’elle s’excuse sans raison, pense-t-elle). Je suis arrivée depuis une semaine seulement. 

Mensonge ! Mais il n’en sait rien et Maria a cherché par cette pauvre excuse improvisée à dissimuler son embarras. Infantile, mais tant pis…. 

« Le déménagement, l’installation… pas encore pris le temps de sonner chez mes voisins… pardon (allez, ça recommence !). Maria…, Maria Larreyne ! Ravie de vous rencontrer, Monsieur… ? ».

« Maria ? Ça, c’est drôle » marmonne pour lui-seul Joseph qui s’apprête à lui expliquer son air étonné. Mais, sans savoir vraiment pourquoi, il se retient et lâche seulement un « Enchanté ! Joseph ! ». 

On verra, se dit-il ; une autre fois peut-être, plus tard…

Les occasions se représentent. Maria la rouge gorge étant moins présente, Joseph trouve agréable de papoter avec Maria la voisine, par-dessus le grillage. Il voit bien qu’elle recherche le contact et qu’elle n’est probablement pas indifférente à son charme de voisin gentiment… ténébreux.

Les jours passant, Joseph s’habitue à ces conversations qui les rapprochent et convient que son appréciation initiale sur Maria est passé de « belle », qualificatif qu’il trouve un peu intimidant, à « jolie », rendant ainsi Maria à la fois plus abordable et sans se l’avouer vraiment, plus sensuelle. 

La proximité adoucit inévitablement la perception. Il est séduit. D’autant plus que Maria respecte des horaires précis pour leurs échanges. 

Il la voit contourner son hortensia pour poser les mains sur le haut de la clôture chaque matin à 10 heures 24 pile poil. Il aime cette rigueur qui abolit l’incertitude, il lui en sait gré. A-t-elle su lire en lui cet attachement à la régularité ? C’est pour cela qu’il finit un matin par l’inviter à venir prendre un thé, chez lui. « Disons demain, à… 17 heures 14 ? Ça vous va ? »

Maria note la curieuse précision de l’heure de rendez-vous, mais n’en laisse rien paraitre. Elle sait déjà que Joseph est, disons, tatillon sur les horaires. C’est pour cela qu’elle a toujours fait en sorte que leurs échanges de fond de jardin soient calés comme « sur du papier à musique ».

Elle accepte le rendez-vous. Bien sûr, Joseph est content.

Le lendemain, Maria la voisine sonne à 17 heures 14, à la seconde près. Joseph attendait derrière la porte, impatient, les yeux rivés sur la grande comtoise au bout du couloir d’entrée ; Rassuré et satisfait, il ouvre et doit saisir, surpris… un petit bouquet de pensées blanches et violettes que Maria lui tend. Elle les a prélevées dans la rocaille, près de son petit abri de jardin. Pourquoi ? Pourquoi a-t-elle fait ça ? Parce que l’idée l’a tentée, comme ils disent dans les sept mercenaires, et parce que des chrysanthèmes, tout en étant des fleurs de saison, risquaient fort de donner un ton de Toussaint propre à « casser l’ambiance ». 

Les pensées ont produit leur petit effet, en tout cas ; Joseph, ému sans doute, désorienté sûrement, a bredouillé un « merci, fallait pas » qui a littéralement ravit Maria. C’est ainsi que leur relation a débuté.

Joseph et Maria se sont avoué leurs sentiments le 05 février, dans le salon de Joseph où, après avoir reposé leurs tasses d’Earl Grey sur la table basse, ils ont rapproché leurs lèvres pour un premier baiser.

 

L’hiver passe. Durant cette période, Joseph aperçoit parfois Maria se rapprocher de la clôture, près de l’hortensia pour déposer des graines à l’intention de Maria, et ça le touche. Elle est bien, cette fille ! 

Le printemps se pointe, avec son air qui se remet à vibrer de contentement et les couleurs renouvelées dont il pare le jardin. L’idylle entre la rouge gorge et Joseph ne demande donc qu’à reprendre. Il faut bien l’avouer, il se languit de ces rendez-vous avec Maria, de nouveau sur un rythme quotidien, et sans que cela perturbe pour autant, pense-t-il égoïstement, sa relation tendrement complice avec sa jolie voisine. Il n’ose le confesser ; la complémentarité de ces deux relations avec ses deux Maria le comble.

Nous sommes le 20 mars et il est 10 heures et 4 minutes très précisément, note-t-il : le jour du début du printemps, à l’heure exacte de leur première rencontre.

Il pousse la baie vitrée de sa véranda pour sortir, va chercher son transat remisé pour l’hiver dans le cabanon en bois. « On n’est jamais trop précis » pense Joseph tout en plaçant les quatre pieds du fauteuil bien comme il faut sur les lattes en teck de sa terrasse. « Jamais trop précis ! » Joseph en a fait sa devise et ne regrette pas cette inclination personnelle puisque Maria, qui attendait elle-aussi ce moment, vient sans retard se poser sur son épaule droite dès qu’il s’est assis. Quel bonheur, cette communion que le beau temps magnifie !

Joseph note avec reconnaissance que Maria a choisi de ne pas venir troubler ce rendez-vous avec Maria et qu’elle n’est même pas venue (ou alors si discrètement qu’il n’a rien vu) jeter un œil depuis son jardin pour s’assurer que l’oiseau était là, de nouveau, sur l’épaule de son… complice ? ami ? compagnon ?...

Comment Maria s’est-elle doutée que ce premier jour du printemps serait, inévitablement, celui des retrouvailles ? Joseph se demande ce qui l’émeut le plus : ce tact, cette discrétion dont Maria a fait preuve, ou l’intuition précise, quasi horlogère, qui lui a fait deviner qu’elle devait s’effacer aujourd’hui. 

Mais peut-être a-t-elle, tout bêtement, entendu Maria chanter sa ritournelle et choisit dès lors de ne pas risquer d’interrompre son chant gracieux …

Joseph se promet de lui poser la question, ce soir, lors de leur réunion quotidienne de 17h14.

Cependant, à l’heure dite, Maria ne sonne pas. Que se passe-t-il ? Joseph est désorienté. Il n’irait pas jusqu’à paniquer, non, bien sûr, mais Maria ne l’a pas habitué à cela. Il a dû lui arriver quelque chose. Joseph décide donc de se faire violence, sort de chez lui et va sonner à la porte de sa voisine. D’abord rien, pas de bruit et Joseph s’apprête déjà à tourner les talons, presqu’heureux de n’avoir pas à expliquer son initiative à sa belle voisine. Il se sent bête. Soudainement, la porte s’ouvre. 

« Maria ? Qu’est-ce qui t’arrive ? » Joseph ne cherche même pas à cacher son irritation. Rompre ainsi l’ordre établi, sans même prévenir, est-ce permis ?

Maria a pleuré, ça se voit. La colère de Joseph s’évanouit dans la seconde, laissant la place au désarroi. Il est bouleversé, comme lorsqu’il a lu ces quelques vers de Ruy Blas, ce matin, avec sa rouge gorge près de lui ; coïncidence, correspondance, prémonition ?

 

… Oui, je vais tout lui dire.

Est-ce un crime ? Tant pis ! Quand le cœur se déchire,

Il faut bien laisser voir tout ce qu’on y cachait …

  

« Maria ? Qu’est-ce qui t’arrive ? » répète-t-il donc, sur un tout autre ton, le ton du mec amoureux, piteux et coupable d’avoir laissé paraitre un injuste agacement. 

Il la regarde dans les yeux, baissent les siens et s’administre un auto-jugement sévère et mérité :

 

« Mais quel con je suis !!! » 

Elle le fait entrer ; ils s’installent au salon et Maria, après l’avoir fixé, droit dans les yeux, se décide à tout lui dire : elle a cru pouvoir vivre dans cette régularité confortable que lui a offert Joseph, dans cette relation tendre et feutrée qui évite l’engagement et ce « bonheur de la vie à deux » qu’elle a vaillamment rejeté depuis qu’elle est toute petite.

Et puis, elle a vu Maria revenir, et rendre heureux « son » Joseph en se posant en confiance sur son épaule droite (« oui, j’étais là, de l’autre côté de la clôture, à guetter en cachette ce recommencement ») et elle a tout à coup été envahie par ce terrible sentiment de honte qu’elle ne pensait jamais pouvoir découvrir en elle. Quel embarras ! Et, en même temps, quelle révélation ! 

Cette Maria, cette petite bête, cette virevoltante rouge gorge, est devenue en l’espace d’un instant un exemple, ou plutôt une leçon, oui c’est ça, une leçon de vie ! 

Cette innocence de l’oiseau, ce don de soi, sans calcul… Maria a envie que Joseph lui donne plus, qu’à son tour et comme l’oiseau il vienne vers elle sans retenue. Voilà ! Quand le cœur se déchire…

Joseph tend la paume de sa main vers le visage défait de Maria et y essuie une larme qui coulait sur sa joue.

 

10 h 54. Le soleil de Juin est déjà haut quand Joseph installe son transat. 

Il plisse les yeux pour combattre les rayons lumineux qui réverbèrent sur le carrelage blanc de la véranda aux baies vitrées grandes ouvertes sur le jardin et pour bien visualiser les rainures marquant la séparation entre chacun des grands carreaux, afin que le positionnement du fauteuil soit parfait. Une fois qu’il s’en est assuré, il s’y cale avec un contentement frisant la béatitude. Le jardin est splendide, se dit-il. Comme pour chercher une approbation tacite à ce constat, il saisit de sa main gauche la main droite de Maria, qui s’est assise à ses côtés après avoir installé son fauteuil sans la moindre minutie, ce qui, il se surprend à l’admettre, le ravit. Là où il avait aperçu Maria pour la première fois dans la trouée due à un laurier sauce mort au sein de la haie de clôture, il n’y a plus de séparation ; les deux jardins n’en font plus qu’un. Joseph ferme les yeux, pour mieux profiter des babillements joyeux de Maria la rouge gorge, délicatement posée sur l’épaule droite de Maria, celle chez qui il vit désormais et qui n’est donc plus Maria-la-voisine …

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