Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

mercredi 4 septembre 2024

Fauvette !


La mère de Sylvia appelait sa fille Fauvette...

Pas tout le temps. Seulement dans leurs moments d’intimité, quand elle s’était assurée que personne ne pourrait les frôler dans leur complicité. 

Sylvia... Fauvette... 

Dorian avait surpris cette étrangeté par hasard. Il s’était trouvé là où elles ignoraient qu’il fût et l’appel à Fauvette s’était envolé jusqu’à lui, dans la pièce voisine, si simplement, si « bêtement » qu’aussitôt il eut honte de son involontaire indiscrétion. Il préféra donc taire sa découverte, se promettant de n’en parler jamais et priant pour que cette promesse soit renforcée par l’oubli. L’oubli, évidemment, ne vînt pas.

 

Dorian était tombé amoureux de Sylvia il y avait bien longtemps déjà, au premier regard et au premier contact. Pourquoi ? Le joli minois de rouquine de Sylvia lui avait fait penser à Pomme, le personnage de La dentelière, voilà pourquoi ! Quant au prénom de la belle (pas Pomme, mais Sylvia), il évoquait Silvia, principal personnage féminin de Jeu de l’amour et du hasard. Au Y près, mais quelle importance. Dorian en fut immédiatement certain : il venait de rencontrer la perfection. Son propre prénom, Dorian, ne sonnait-il pas comme Dorante, le courtisant amoureux de Silvia... Le début d’une promesse.  Un signe du destin ! 

Cette fille m’étonne ! Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie de fît honneur : lions connaissance avec elle : Marivaux et son théâtre lui dictaient sa conduite. Le jeune homme déclara donc sa flamme à Pomme – Silvia – Sylvia. Il pleuvait ce jour-là et les deux ados avaient trouvé refuge sous un porche, ruisselants elle et lui d’un bonheur partagé. Dans la plus pure tradition galante, après avoir reçu son premier baiser, Dorian rendit les armes.

 

Dorian décida, bien des années plus tard, de rompre la promesse de discrétion qu’il s’était faite à lui-même. Ce drôle de secret finissait par le miner ; au diable la pudeur, il fallait qu’il sache : 

- Pomme (entre eux s’était instauré cette référence complice au cinéma), je peux te poser une question ? Tu ne te formaliseras pas, promis ?

Sylvia marqua dans sa voix une inquiétude née de cette étrange interpellation ; Dorian ne l’avait pas habituée à ce genre de circonvolution oratoire :

- Je ne sais pas... c’est quoi, ta question ? Rien de grave ? Si ?

- Pourquoi Fauvette ? Dorian venait de lâcher le morceau, d’un coup, sans fioritures, sans chercher à expliquer comment il savait et pourquoi il l’avait dissimulé si longtemps.

- Comment le sais-tu ? Vas-y, dis-moi ! Et oui, il fallait s’y attendre ; remise du choc initial, Sylvia reprenait déjà le dessus et intimait l’ordre à son Dorian de se confesser d’abord. Dorian faillit résister et répondre un Peu importe, mais sentit suffisamment tôt qu’il n’était pas de taille à affronter sans broncher une seconde salve de reproches, et balança donc Par hasard, ta mère, vous parliez dans le salon, juste à côté...

- Et tu ne m’as rien dit ? Jusqu’à aujourd’hui ? Mine défaite de Dorian. La victoire était totale et Sylvia pouvait maintenant devenir magnanime. Elle n’aimait pas voir Dorian triste et là, manifestement, il l’était.

- En fait, je n’en sais rien ! Moi non plus, je n’ai pas osé demander, mon Amour (un petit mot gentil pour faire savoir qu’il n’y avait pas de rancœur). Maman m’appelle comme ça depuis toujours, quand on est seules, toutes les deux. C’est un deuxième prénom, mais pas inscrit sur ma carte d’identité, voilà tout. D’ailleurs, je ne sais pas plus pourquoi mes parents m’ont prénommée Sylvia. Alors, tu vois, rien de grave…

Si ? réitéra Sylvia, mais cette fois-ci pour être certaine que son compagnon de toujours retrouvait de la sérénité. Il n’y avait pas de vice caché, seulement un de ces petits secrets de famille sans importance. Dorian lui sourit ; c’était fini...

 

Fini ? Non ! À présent, c’est dans le cœur de Sylvia que le malaise faisait sa place. Parler à sa mère, Mathilde, avant que... Sylvia avait peine à le formuler ainsi mais c’était bien de cela qu’il s’agissait pourtant : avant qu’elle ne nous quitte.

Prendre son courage à deux mains et lui poser la question. Pourquoi du courage ? C’était quand même pas si difficile, de poser laquestion ? 

Ça aurait dû l’être, si on y réfléchissait bien : une question anodine pour une réponse simple, peut-être même amusante. Suffisait de trouver le bon moment et de se lancer :

 

- Maman ?

- Oui ma Fauvette ?

- Pourquoi tu m’appelles comme ça ?

- Comme ça… comment ?

- Comme ça... Fauvette ! Arrête Maman ! Réponds-moi, au lieu de te faire plus bête que tu n’es...

- Oh, dis donc ! Ne me parle pas sur ce ton, s’il te plait !!!

 

Mouais... Le bon moment... Plus facile à dire qu’à trouver... Sylvia se mit à le guetter, sans jamais se décider à... plonger.

 

Admiratif, Dorian se dit que vraiment, Pomme avait toujours l’expression qu’il fallait. Lorsque, resté seul à Paris pour son travail, il avait demandé de ses nouvelles à Sylvia - oui, oui, de ta mère aussi, bien sûr ! - elle lui avait simplement répondu :

- On a marché en profitant du soleil...

Et qu’y avait-il à dire de plus ? Dorian en était resté ému, visualisant la vieille dame, accrochée au bras de sa fille, prenant garde à ce que ses petits pas ne les ralentissent pas trop. Pas pour une question de rythme, non, bien sûr, mais plutôt pour que l’idée d’une trop grande fatigue ne vienne trotter dans l’esprit de sa Fauvette, toujours aux aguets lorsqu’il s’agissait de la santé de sa presque centenaire de mère.

L’une soutenant et accompagnant sa maman avec délicatesse et vigilance, l’autre appliquée, accordant sa marche à celle de sa fille, pour ne laisser transparaître aucun signe de faiblesse. Dorian se figurait clairement les deux femmes, liées l’une à l’autre, quand il fermait les yeux, sous-titrant son image mentale par On a marché en profitant du soleil.

L’expression qu’il fallait... Et l’instant qui convenait, enfin, comme Sylvia l’apprendrait à Dorian, à son retour. C’est avec un large sourire qu’elle lui dit, d’une voix un peu trop aigüe toutefois, sans même attendre d’avoir franchi le seuil de leur appartement: La question, ça y est, je l’ai posée ! Fauvette… Maman m’a dit!

 

Mathilde, avait toujours préféré Fauvette au vrai prénom que son époux Alexandre avait choisi à la naissance de leur fille (à cause de Marivaux déjà, auteur qu’adulait Alexandre, un fou de théâtre). Un oiseau s’était posé là, sur le rebord de la fenêtre, visible depuis le lit de la chambre si on tournait la tête vers la gauche. Il avait chanté sans jamais s’interrompre, pendant que Mathilde accouchait, chez elle ; le médecin accoucheur, Monsieur Clouzot, ornithologue amateur se targuant de reconnaitre les oiseaux les plus courants rien qu’à leur chant, lui avait affirmé qu’il s’agissait d’une fauvette, une « fauvette des jardins », avait-il cru bon de préciser en levant un doigt vers le ciel, comme pour donner plus de crédibilité encore à sa docte affirmation. Alors, pendant le « travail », les exhortations du docteur laissant entre deux poussées la place à la douce et joyeuse mélodie de la fauvette, Mathilde s’était dit que, si elle accouchait d’une fille, elle l’appellerait...

Sylvia ! avait répondu haut et fort son mari quand le toubib s’était tourné vers lui pour qu’il voit la petite chose venant de naître et qu’il avait lancé un C’est une fille, Monsieur Orgon, vous allez l’appeler comment ? Son avis à elle, la mère, n’avait pas été sollicité, et Mathilde s’était tue. Autre époque ?

- Le nom scientifique de la fauvette des jardins, je vous le donne en mille, c’est Sylvia borin ! lui glissa Clouzot dans le creux de l’oreille, ayant vu passer brièvement dans les yeux de sa patiente un voile de regret après que Mathilde lui avait confié sa préférence contrariée. Pas croyable, hein ? rajouta-t-il avec un clin d’œil qu’il voulait complice, comme pour cacher sa gêne de ne pas s’être tourné d’abord vers Mathilde pour poser sa question.

Dominer, c’est briser, qu’on le veuille ou non. Alexandre, sans s’en apercevoir, avait blessé Mathilde, dépossédée de cette enfant par l’autorité du chef de famille ; son amour, sa Fauvette, sa petite adorée, lui avait été dérobée !  

Elle se contenta de la pirouette savante du Docteur Clouzot, se jurant à elle-même que la Sylvia scientifique s’effacerait devant la Fauvette commune aussi souvent que possible. C’est-à-dire chaque fois qu’Alexandre n’écouterait pas...

Fauvette fût ainsi à la fois un symbole d’indépendance, de liberté pour une Mathilde demeurée discrète et soumise... et l’expression d’une fêlure inavouée, dissimulée par une femme déçue. 

 

C’est peu de temps après leur balade sous le soleil et le doux et triste aveu des reproches muets de Mathilde à l’égard d’un homme - ton père, Fauvette ! – qui n’avait pas su l’aimer tout-à-fait que la maman de Sylvia rendît l’âme. Dorian chercha à consoler sa bien-aimée en parvenant à dénicher une fauvette des jardins qu’il lui offrit avec tout son amour le jour des obsèques de Mathilde, expliquant que la cage, elle, n’était que provisoire, destinée à être ouverte, à la toute fin de la cérémonie. 

Des larmes plein les yeux, Sylvia se tourna vers Dorian et, dans un souffle lui adressa sa prière :

- Mon amour, promets-le-moi, ne cesse jamais de m’appeler Pomme !

Une immense émotion submergea Dorian. Il avait tant craint de ne pouvoir supporter qu’elle lui demande de la prénommer désormais Fauvette.

Les mains tremblantes, Pomme se saisit de la cage, ouvrit délicatement la petite porte grillagée et libéra la fauvette qui vola jusqu’en haut de la nef, un peu désorientée. Quatre vitraux permettaient au jour d’inonder le chœur de lumière. Le vitrail le plus à l’ouest, représentant le mariage de Marie et Joseph, était illuminé par un soleil vespéral dont les rayons soulignaient l’espace créé par un carreau de verre manquant. Certainement attirée par cet encadrement étrangement lumineux, la fauvette vint s’y percher, secoua son plumage, tourna un bref instant sa petite tête en direction de Pomme et Dorian, puis, par cette brèche invitant à la liberté, s’envola…

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