Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

mercredi 9 février 2022

La force des songes

C'est Sacha Guitry qui disait: on est un peu l'esclave des rêves qu'on a faits... 

Avant même d’ouvrir les yeux, Abel ressent déjà ce désagréable sentiment de vertige. Mais, avec courage, il les ouvre et découvre, horrifié, que le plafond est plusieurs mètres en dessous de lui. Pourtant, il est couché dans son lit ? Son corps doit être retenu par les draps et les lourdes couvertures bien bordées sous le matelas. Donc, ne pas bouger ! S’il tente quoique ce soit, il va plonger vers le lustre central et, s’il réussit à l’éviter, va exploser la cloison plâtrée du plafond pour aboutir au grenier. 

Il ne l’aime pas, le grenier ; il est poussiéreux, rempli d’un tas de trucs indéfinissables et, en plus, il y a une poutre basse sur laquelle il s’est ouvert le cuir chevelu, un jour où il jouait à cache-cache avec son frère Loïc. Du sang partout, sa mère qui crie « Mon Dieu, Abel ! » en le voyant redescendre, le visage maculé de traces rouges sillonnées de larmes. A ce souvenir, il referme les yeux

« Abel ? » Sa mère est là, à l’endroit, les pieds bien posés sur le parquet, ce qui lui parait d’abord curieux. Où donc est passé le plafond ? Maman, admire-t-il, elle redresse les choses…  

Elle tient un gant de toilette qu’elle a essoré après l’avoir passé sous le robinet d’eau froide. 

-        Tiens mets ça sur ton front, mon chéri. Ça va te faire du bien. Combien tu as ?

Elle retire le thermomètre qu’il a dans la bouche.

-        Tu l’as bien gardé sous la langue ?

Abel fait oui de la tête, et ce simple mouvement lui donne l’impression que son cerveau cogne et rebondit dans son crâne.

-        Un petit trente-sept huit ; ça va déjà mieux ! Tu seras bientôt sur pied, mon grand. Ton frère n’attend que ça. Vous allez pouvoir jouer très vite, énonce-t-elle en lui souriant comme pour rendre sa prophétie auto réalisatrice.

Jouer avec Loïc… Il repense à la poutre, entend sa mère qui crie « Abel ! » et il baisse la tête pour la rentrer dans les épaules. Malgré le déplacement, son crâne, ce coup-ci, ne lui fait pas mal.

A tout prix, éviter cette p. de poutre ! 

 


La circulation est dense, cet après-midi-là. Du monde sur les trottoirs, des véhicules au touche-touche qui avancent brusquement quand les feux passent au vert. Abel et Loïc sont venus faire des courses. Un cadeau qu’il faut trouver pour l’anniversaire de leur mère. Ils n’ont pas d’idée précise mais se sont dit qu’elle viendrait en léchant les vitrines de la grande rue commerçante.

Ils attendent tous les deux au passage clouté. C’est bien un des derniers qui soit clouté, pense Abel en fixant une des demi-sphères gris argent de ce vestige d’un temps révolu. Ça y est, le feu est rouge. A l’instant même où il s’engage, Abel entend un grand bruit de tôle et son frère, derrière lui, qui hurle « Abel !!! ». Instinctivement, il rentre sa tête dans les épaules.

Un Range Rover vient de percuter le camion de livraison qui a pilé juste devant lui. Une plaque de verre transportée par le camion s’est détachée sous le choc, s’est brisée en tombant sur les pavés et des fragments ont giclé de tous côtés. 

Un homme qui avançait vers lui sur le passage piétons se tient la main, ensanglantée. Un éclat est venu se ficher dans sa paume. Il semble ne pas s’en préoccuper plus que ça, regardant Abel droit dans les yeux, avec un air effaré.

-        Ben, mon vieux, vous avez eu un sacré coup de pot. Le plus gros morceau est passé juste au-dessus de vot’ crâne. Pour un peu, vous étiez décapité, mon vieux !

Abel se demande d’abord pourquoi ce type l’appelle « mon vieux », puis il regarde le triangle de verre qui gît, quelques mètres plus loin. On dirait, on dirait… la faux du Dieu des Morts ! Il frissonne, lève les yeux vers son frère dont la bouche ne s’est pas encore refermée après son cri et il éclate de rire, bêtement.



 

 

C’est la belle. D’un rien, Loïc a gagné la revanche. La télé a bousculé ses programmes pour retransmettre en direct ce final haletant. Abel court et s’engage dans une périlleuse glissade sur le gravier. Pour ne pas tomber, il abaisse son centre de gravité. S’il chute, pense-t-il, s’en sera fait de ses genoux, ce qui lui interdira toute baignade parce qu’ils seront écorchés. Les parents sont intraitables avec les bobos. Mais tout se passe bien et avant que le volant ne tombe sur la ligne de fond, tracée une heure plus tôt dans le gravier avec le talon, d’un fouetté du poignet, sa raquette renvoie le volant de l’autre côté du filet, dans le camp de Loïc. La foule hurle, en délire. Quel coup magistral ! 21 à 19 !!!

Abel lève les bras en signe de victoire en se tournant vers la tribune VIP : « Ouhaaai !!! »

-        Non ! Perdu !!! rétorque son frère. Le volant a touché avant que tu le frappes. T’as perdu !

Mauvais joueur, le frangin. La foule gronde. Il faut faire appel au Hawk-Eye…

-        Papa ! Papa ! Hein, c’est pas vrai ? J’ai gagné ; j’ai 21 ?

Depuis le fond de l’atelier où son père doit être en train de réparer un sèche-cheveux ou un couteau électrique lui parvient un « débrouillez-vous » qui ne résout rien. 

De son côté, décidément mauvais perdant, Loïc est parti en pleurant se réfugier dans la maison pour réclamer auprès de leur mère consolation et un goûter fait-maison (une génoise à la gelée pomme-coing).

-        Papa ! supplie Abel…

Le père est sur sa chaise arbitrale. Comment a-t-il fait ? Abel ne l’a pourtant pas vu ressortir de l’atelier… Il pointe la ligne avec son couteau électrique et, utilisant le sèche-cheveux comme micro, clame : point ! 21… set et match !!! 

Une jeune femme dont le soleil couchant irradie les cheveux roux tend vers Abel une coupe en forme de pot de confiture, remplie de petits cailloux. « J’ai bien fait d’insister » se satisfait Abel en recueillant le baiser dû au vainqueur.

 


C’est Sarah, la copine de Loïc, qui l’a inscrit en cachette à ce jeu télévisé et l’a ensuite sommé de s’y présenter.

-        Allez, Abel ! Pakap ?

Il a cédé. Il ne sait rien refuser à Sarah et elle le sait. Bien lui en a pris d’ailleurs car le voici finaliste en deuxième semaine (tout se déroule en fait sur trois heures, maxi, mais l’enregistrement est découpé en quatre « épisodes » pour les besoins de la chaîne)

Reste une dernière épreuve. La plus difficile évidemment, car celui ou celle qui l’emporte repart avec un chèque de cent mille euros. Il s’agit d’un truc quasi impossible à faire : une poignée de dominos est disposée sur un pupitre recouvert d’un drap. Au top, l’animateur retire le drap, pendant trois secondes, pas une de plus, repose le drap pour cacher à nouveau les dominos et demande au candidat de dire combien il en a dénombrés.

Autant dire que France 2 n’a encore jamais dû débourser les cent mille euros, le jeu ayant déjà vu échouer une bonne douzaine de candidats, ce qui a contribué à son succès en termes d’audience. 

L’animateur (Abel n’arrive pas à se souvenir de son nom, mais sait qu’il a remplacé Nagui, devenu trop vieux selon les dernières enquêtes de Médiamétrie) fait son show. : « Va-t-on enfin avoir un gagnant à « Tu comptes - Tu gagnes » - un grand moment de télé - chers téléspectateurs - les proches d’Abel sont en folie - etc. - etc. »

Le chauffeur de salle brandit un panneau « applaudissez, criez » à destination des cinquante spectateurs choisis pour leur plastique (des monsieur-et-madame-tout-le-monde, mais plutôt jeunes, représentant la diversité requise par les annonceurs et rémunérés trente euros de l’heure).

Abel envoie un petit clin d’œil à Loïc et Sarah, que la prod. a choisi d’installer au premier rang. Les cheveux blonds ondés de Sarah doivent être pour beaucoup dans cette décision, conclut intérieurement Abel.

Un ! Deux ! Trois ! Les spectateurs-figurants ont accompagné le présentateur-vedette dans ses gestes de torero. Sa muleta a déjà recouvert le pupitre de plexiglas transparent et il attend la réponse d’Abel comme s’il venait d’annoncer l’estocade.

Abel se tourne vers Fabiano (il vient soudain de se rappeler le prénom du successeur de Nagui). Il n’a pas regardé les dominos, fasciné qu’il était par les mouvements du drap et n’a d’autre possibilité que de lancer un nombre au hasard. Pourquoi choisit-il 21 ? Il ne sait pas, ça lui est venu comme ça, d’un coup.

-        Vérifions ! chuchote Fabiano, face caméra, pour entretenir le suspense. 18, 19… et 20 !!!!!!

Le public souffre et l’exprime par des Oooh de déception. 

-        Pardon, pardon ! proteste Abel. Je suis désolé de vous contredire, il y en a 21. Regardez ! Il y a un domino qui est tombé, là, au pied du pupitre…

Un silence se fait, qui n’a pourtant pas été commandé par le chauffeur de salle. 

Fabiano, comme dans un rêve, se penche, ramasse le domino, le brandit un court instant puis le pose sur le pupitre, commande d’un clin d’œil au réalisateur, en vrai professionnel, un gros plan sur lui et s’exclame : 

-        Et 21 !!!!! Abel, vous venez de gagner les cent mille euros. Formidable, vous rendez-vous compte ? Vous êtes le premier gagnant de « Tu comptes - Tu gagnes » !

Puis, hors champ et à voix basse, il glisse à Abel :

-        Vous avez rudement bien fait d’insister !

 

 


 

Deux femmes, deux hommes. Et pas l’air commode ! Abel sent son cœur battre la chamade ; il inspire en grand deux fois de suite avant de déclamer, devant le jury :

-        A une passante !

Puis il enchaine :

-        La rue assourdissante autour de moi

Les professeurs ne le regardent pas. Ils sont occupés à jouer aux petits chevaux, ce qu’Abel trouve un peu cavalier. Il s’interrompt et dit à la femme brune : 

-        Posez votre double quatre, avant de se dire qu’il se mêle sans doute de ce qui ne le regarde pas et que son conseil n’est peut-être pas le bon

-        Poursuivez ! tonne le barbu assis à l’extrême droite

Le vieil homme ne doit pas être très à l’aise sur son tabouret qui lui fait dépasser les autres membres du jury de deux bonnes têtes.

-        Un éclair… puis la nuit !

Et là, justement, les néons de l’immense salle d’audition s’éteignent tous simultanément. 

« Ça va être dur de terminer dans le noir » pense Abel, mais, courageusement, il continue en se concentrant sur sa diction :

-        Fugitive beauté… 

Vraiment, cette partie de petits chevaux, dans le noir en plus, ça n’a pas vraiment de sens. Abel se rend bien compte qu’il est passé en mode automatique. Il faut se reprendre :

-        Ailleurs, bien loin d’ici ! Trop tard ! Jamais peut-être !

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

L’homme à la droite du barbu lance joyeusement : « Six ! Je sors mon cheval ! » puis se tourne vers Abel d’un air désolé :

-        Navré, cher Monsieur, il faudra revenir. Trop mécanique, pas assez de sentiment. Vous comprenez ? 

La femme à la jupe plissée qui n’a encore rien dit suggère :

-        Ne vous découragez pas, jeune homme. Jouvet n’a été admis qu’après trois auditions infructueuses.

Abel se promet de faire du chiffre quatre son chiffre porte-bonheur. Et d’être reçu la prochaine fois.

 

 

Gare Montparnasse. Ligne 12. Le TER pour Versailles Chantiers part dans huit minutes. Abel a le temps et marche sur le quai en direction du wagon de tête. Ça le rapprochera de l’escalator de sortie, à l’arrivée. Il choisit de s’installer au niveau supérieur, pour pouvoir regarder les immeubles, pavillons et jardins défiler entre chaque station. 

Arrivé en haut, il avise parmi les banquettes occupées une femme à la chevelure rousse qui lui tourne le dos. Il s’avance, curieux déjà de découvrir son visage. 

Elle est belle et le cœur d’Abel se met à battre fort. Deux grandes respirations pour se calmer un peu, et il s’assoit face à l’inconnue qui est plongée dans son bouquin.

Comment faire ? Comment l’aborder ? Comment susciter son attention, son intérêt même ? Comment ne pas être ridicule ? Comment ne pas se voir éconduit ?

Abel rumine tout cela. 

Vanves-Malakoff. Il ne peut s’interdire de l’admirer, se sent nigaud, crispé comme un extravagant, et craint fort qu’elle s’en aperçoive. 

Clamart. Elle s’en est aperçue, c’est sûr ! Elle vient de tourner la tête et contemple ostensiblement le paysage. C’est foutu cette fois, se lamente Abel. 

Meudon. Sans doute découragée par l’urbanisme assez hideux que lui offre ce début de voyage Transilien, elle a cessé de regarder par la fenêtre. Pendant un dixième de seconde, leurs regards se croisent. Un coup de poing en pleine face ! Abel est presque KO. Un, deux, trois…

Bellevue. Abel a compté ; c’est la quatrième station. Alors, avec un brin de désespoir mais aussi le courage superstitieux du condamné, il se lance : « Bellevue ? Vous ne trouvez pas que c’est un peu exagéré ? » 

Posant sur les genoux son livre, Knock ou le triomphe de la médecine, elle lève les yeux vers Abel et lui sourit…

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