Allez, on s'y remet !!! Et ça fait vraiment plaisir de retrouver des lecteurs...
Abel déambule dans la galerie commerciale, sans idée précise. Celle-ci se trouve à proximité de son domicile ; aussi lui est-il aisé de s’y rendre à pied, pour passer le temps.
Lorsqu’il a déménagé de province pour se rapprocher professionnellement de la capitale, il a découvert l’endroit avec étonnement, voire même une certaine fascination. Le luxe se voit, s’étale, en rejaillissant évidemment sur les clients du lieu. Les femmes qui très majoritairement occupent l’espace, les allées, les boutiques lui semblent ici toutes plus élégantes, plus belles aussi. Abel en a conclu qu’il ne pouvait en être autrement, la richesse ostensible de ce Centre déteignant sur celles et ceux qui le pratiquent, à l’image d’une brume d’encre rose qui aurait rempli tout l’espace, avec ses gouttelettes marquant de façon indélébile tous les chalands sans qu’aucun ne cherche, jamais, à s’affranchir de cet étrange maquillage.
Abel est content de cette métaphore qui lui a traversé l’esprit. A moins que ce ne soit une comparaison ; Abel se dit qu’il faudra qu’il regarde dans le dico, en rentrant.
Avant de venir baguenauder dans les allées commerçantes, Abel s’est changé. Il a quitté son vieux jean confortable pour un pantalon plus classe et enfilé un polo bleu ciel du plus bel effet. « Moi-aussi je cède à l’ambiance » se dit-il, grimaçant pendant une fraction de seconde à l’idée que son polo revienne de la galerie maculée de petites taches roses.
Le voici dans l’antre du shopping haut de gamme. Il passe devant une enseigne qui vante son attachement au commerce écolo. On y trouve des produits pour la plupart sans intérêt véritable mais qui font tout leur possible pour vous déculpabiliser quand vous les achetez ; lampes diffusant des brumes relaxantes et évidemment bio, jeux en bois garantissant qu’aucun arbre d’essence rare n’a été abattu pour leur réalisation, enceintes autonomes émettant des musiques du monde (prioritairement indiennes) pour faciliter un endormissement naturel…
Abel y rentre car il vient soudain de décider qu’il lui faut installer dans sa chambre à coucher un réveil à projection numérique.
C’est Françoise, une amie, qui lui en a donné l’idée. Françoise est vraiment une amie, c’est pour cela qu’elle a dormi dans la chambre d’amis... et pas avec lui. Une amie, tout simplement, pense Abel, un peu rêveur. Françoise a découvert, lui a-t-elle raconté, que le réveil posé sur la table de chevet projette l’heure au plafond, en chiffres rouges :
07 : 21
« Curieusement, je ne m’en suis rendue compte qu’au petit matin. En clignant à peine une paupière, j’ai su qu’il n’était pas encore temps de me lever et qu’il me restait vingt bonnes minutes de grasse-mat’. Super, ton truc ! »
Abel ne se souvient plus qui a installé ce « truc » dans la chambre d’amis, un cadeau de son frangin peut-être, il ne se souvient plus trop, mais il lui semble maintenant évident qu’il lui en faut un dans sa chambre et que ça va changer sa vie.
Flute ! Il faut choisir entre plusieurs modèles ! Lequel prendre ? Celui à 74 euros, décide-t-il. Depuis toujours, enfin, depuis qu’il sait compter, le chiffre quatre est pour lui comme un porte-bonheur.
Il est né en 64, c’est peut-être pour ça ?
Il le sait, c’est idiot, mais ça fait des années qu’il ne se lève plus qu’à une heure se terminant par 4. De même, il rajoute toujours 4 minutes aux dizaines lorsqu’il marque un rendez-vous sur son agenda (10:04 pour 10:00, 15:34 au lieu de 15:30, … ). Bien sûr, lorsqu’il émerge le matin et attrape sa montre posée sur la tablette à côté du lit, il arrive qu’il soit, par exemple, 08:25. Il décide alors systématiquement d’attendre 08:34 pour sortir du lit, certain que cela participera au bon démarrage d’une bonne journée… En tout cas, s’il est contraint de mettre les pieds dans ses chaussons à 08:37 par exemple, eh bien, sûr, ça va être une journée de m…
74 euros, il n’aura pas d’ennui avec ce réveil. En plus il peut afficher au plafond, non seulement l’heure, mais aussi le jour et le mois en clair :
LUNDI 08 SEPTEMBRE
Ouais, marmonne Abel, l’intérêt de cette sophistication technique semble limité, mais c’est un petit plus sympa et puis ça aide à justifier le prix un peu élevé de ce réveil par rapport aux autres modèles proposés à la vente.
Le soir même, il installe son acquisition sur le cube à roulettes à la gauche du lit et procède aux réglages d’usage. La date et l’heure sont automatiquement calculés grâce à la géolocalisation de l’appareil et à l’émission des données correspondantes depuis une horloge atomique située, a-t-il lu sur la boîte, en Allemagne ; mais reste l’affichage au plafond. Il a fermé les volets. Être dans l’obscurité est indispensable pour une bonne lecture des chiffres projetés ; ajustement de la netteté, mais surtout de l’orientation, pour qu’on puisse les lire aisément ; selon qu’on dorme sur le dos ou sur le côté gauche ou droit… on doit savoir l’heure sans avoir à tourner la tête. Comme a dit Françoise… d’un simple clignement de paupière.
Abel est content du résultat et prévoit de se coucher tôt ce soir, pour profiter de cet accompagnement rouge, précis et discret.
PARLY 2 RENCONTRE
Abel pense qu’il rêve encore. Il repositionne son oreiller, puis regarde à nouveau au-dessus de lui :
MARDI 09 SEPTEMBRE
C’est bien ça, il a rêvé… mais il en demeure troublé, et se lève sans même avoir vérifié l’heure. P… !!!
09 : 44
Le coup de pot ! Heureux d’avoir échappé par inattention à une « journée de m… », il enfile ses chaussons et va se faire un bon café.
Le voici à nouveau arpentant l’allée ouest de la galerie commerciale. Après son rêve, Abel s’est convaincu qu’il fallait le faire. Et ça marche ! Juste au moment de tourner à gauche pour aller vers la FNAC, il la croise. Deborah Kerr, c’est Deborah Kerr !
Enfin… il lui trouve une ressemblance frappante avec l’actrice de « Elle et Lui ». Il le sait bien, que Deborah Kerr n’est plus de ce monde depuis belle lurette, depuis dix sept ans pour être précis ! Abel est incollable sur Deborah Kerr. La rouquine sophistiquée est sa star favorite, son idole depuis qu’il a pleuré, pour la première fois au cinéma, en s’imaginant être Cary Grant face à « Elle ».
Mais cette fille qu’il vient de croiser, Abel a tout de suite pensé : « on dirait Deborah Kerr ».
Le temps de reprendre ses esprits, elle a disparu. Partie côté BHV, ou côté Printemps ? Il tente le Printemps. Raté ! Il a beau accélérer sa marche, il ne la voit plus. Elle a dû partir à l’opposé ; flute de flute !!! Abel s’en veut ; il aime les signes, les symboles ; il est retourné dans la galerie commerciale à cause de son rêve ; et bien, il aurait dû penser que « Elle et Lui » se termine à Noël, pas au… Printemps ! Quel con !
La nuit suivante est agitée. Abel rêve de la belle qu’il suit dans les étages d’un grand magasin sans jamais réussir à la rejoindre. Lorsqu’elle emprunte un escalator, elle se retourne vers lui, lui sourit et déclare : « rendez-vous au sommet ». Abel prend l’escalator qui incompréhensiblement de met à descendre vers le rayon des chaussons et des horloges qui, toutes, affichent 05 heures 55 au plafond. Abel se réveille en sursaut.
CHANCE 2 DERNIERE
« Merde, je dors encore ! » Il se réveille alors en sursaut :
MERCREDI 10 SEPTEMBRE
06 : 24
… et se lève, forcément ! Ne pas attendre 06 heures 25 ! Abel avale un café et grimace ; il a oublié de le sucrer. A quelle heure ouvre cette satanée galerie ? Il décide d’y passer la journée s’il le faut, mais pas question de louper sa seconde… et « dernière » chance. Tout parait envisageable et tout prend un caractère impérieux quand on est amoureux. Amoureux ? Tout d’un coup, Abel se sent ridicule. Il a à peine croisé un sosie de Deborah Kerr dans Parly2 et le voilà amoureux ? C’est à ne pas croire ; et pourtant… Abel sait qu’il doit croire ce que lui prédit son réveil. Ma dernière chance…
La jeune femme rousse est vendeuse au deuxième et dernier étage du BHV. Comme tous les employés du centre commercial, elle arrive tous les matins une demi-heure avant l’ouverture, évitant ainsi l'afflux des clientes matinales.
Abel a patienté jusqu’à ce que les rideaux métalliques soient relevés, à dix heures.
Abel attend, à l’angle des allées du niveau 1, près de la boutique de chemises. Il attend. Tout le mercredi, il attend. La foule des clientes le stresse car il craint de ne pas la voir si elle passe au milieu d’un groupe plus ou moins compact d’autres visiteuses. Puis le soir vient et il y a de moins en moins de monde, jusqu’au moment où Abel doit se rendre à l’évidence : le centre va fermer et il n’a pas vu Deborah. Elle n’est pas venue. Abel, en rentrant chez lui, éclate en sanglots. Cette fois-ci, il est bien comme Cary Grant, qui a poireauté en vain en haut de l’Empire State Building. Il rentre seul.
Furieux, il file dans sa chambre, saisit le réveil à projection et… le projette par la fenêtre ouverte. Au diable cette fichue boîte à 74 euros et aux prédictions bidon.
Demain, il se réveillera à 6 heures 54 (il a réglé sa montre-alarme) et regardera le plafond sans risque… et sans espoir. Peut-être même restera-t-il au lit toute la matinée, les yeux dans le vague.
La particularité du réveil à 74 euros ne consiste pas seulement en une fonction de projection de l’heure, du jour et du mois. Son autre avantage, par rapport aux modèles moins coûteux, c’est qu’il continue à fonctionner même en cas de coupure de courant, et ce pendant au moins 8 heures. Enfin, il mérite aussi son prix du fait de sa grande robustesse.
Le réveil jeté par Cary Grant a échoué près d’un arbre, dans le petit jardin privatif de son appartement, et n’a pas cessé pour autant d’afficher des lettres et chiffres, verticalement car l’appareil est couché sur le flanc. Dans la relative obscurité qui règne déjà deux heures à peine après la grosse colère d’Abel, le mini-projecteur éclaire en rouge le muret extérieur délimitant le jardin. Il suffirait à Abel d’ouvrir les rideaux occultant la porte vitrée de sa chambre pour s’en rendre compte. Même robuste, le réveil a cependant dû en prendre un coup car il dysfonctionne ; il ne projette plus ni date ni heure mais seulement les caractères suivants :
DEBBY : 06 44 44 04 04
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