Pour cette histoire, un Alain m'en a soufflé la trame, et un autre Alain m'a aidé pour trouver une fin. Le collectif, y'a pas à dire, ça aide...
Une commande hors du commun
Lucien Chrétien n’avait encore jamais eu à honorer une telle commande. Pourtant, dans sa carrière, il avait rencontré pas mal de clients aux exigences hors norme, le chagrin entrainant souvent chez les proches d’un défunt des marques de respect posthume assez délirantes. Mais là, on était dans l’exceptionnel.
Lucien était rentré comme apprenti chez Marbrerie-Bruyères, au « siècle dernier », comme il s’amusait parfois à le faire savoir à ses clients. Et quand ceux-ci, surpris par son « historique », lui retournaient un incrédule « depuis quand ? », il sortait avec un malin plaisir sa réponse toute préparée et évidemment actualisée : « il y a trente-huit ans, quatre mois et six jours, eh oui, M’sieurs-Dames ! ».
Ayant en effet le goût des dates depuis qu’il était gamin, fantaisie maniaque que sa profession n’avait fait qu’entretenir, il savait énoncer précisément le temps qui s’était écoulé depuis son embauche dans l’entreprise du père Vauquier. Il y avait appris le métier, de la maçonnerie élémentaire au taillage du granit et au polissage du marbre, en passant par toutes les autres étapes de réalisation, de mise en place et d’entretien d’un monument funéraire.
Ce qu’il préférait ? Sans doute la gravure des stèles, les prénoms, les noms et, bien sûr, les dates… de naissance, de décès. Il s’était découvert au fil du temps un don peut-être, une véritable passion en tout cas pour ce travail qui exigeait précision et minutie.
Un client hors du commun
Comme d’habitude, Lucien avait reçu le visiteur dans l’atelier. Après que Vauquier avait décidé de prendre sa retraite et que son apprenti avait « pris la suite », ce dernier n’avait pas osé s’installer dans le bureau du vieux. Un choix dicté par son respect pour le « patron ». Son petit bureau à lui ayant des allures de placard aménagé (une simple étagère comme plan de travail, un coffre à roulettes logé dessous pour y ranger les crayons et les bons de commande, une chaise en bois et c’était tout), il avait décidé d’accueillir ses clients là où étaient entreposées les stèles et les dalles de marbre ou de granit, celles en cours de réalisation comme les commandes en partance. Un « show-room », comme aimait à le dire Lucien pour justifier cette façon de faire et pour que ça sonne plus moderne (plus gai ?) que salle d’exposition.
Celui qui était venu le voir ce mardi lui proposait un véritable défi à la hauteur de l’excellence dont se targuait le propriétaire des Marbreries-Bruyères. Au fond de lui, Lucien ressentait une joie immense. Un vrai challenge ! Pas un de ces boulots routiniers qui faisaient son salaire tout en alimentant son ennui, voire sa lassitude.
Il remercia donc chaleureusement l’homme de la confiance qu’il lui témoignait et de la somme, en liquide, qu’il lui tendit et qui couvrait la totalité du contrat. Un versement aussi important, en confiance, pour un travail sur plusieurs mois, ça ne se voyait pas tous les jours.
Ce client était un homme étrange, très grand, très maigre, sans qu’on pense un seul instant qu’il puisse être « souffreteux » tant son regard posé sur vous contenait d’énergie. Celle du dominant. On n’avait pas idée de discuter, encore moins contester ses demandes. Lorsqu’il énonçait une « proposition », c’était bien un ordre qu’on avait le sentiment de recevoir. Tout cela d’ailleurs sur le ton le plus affable, sans un sourire certes, mais sans agressivité non plus.
Vers la fin de leur entretien, bref car ce client parlait peu, Lucien s’était essayé à une question, par curiosité : « vous étiez proche des défunts ? »
La réponse fut à l’image du personnage qui se dressait devant lui : « En quelque sorte ». Lapidaire !
Après coup, Lucien s’en voulut d’avoir posé cette question idiote, plutôt que de lui avoir demandé son nom, tout simplement…
Un père défunt et une énigme
Jean Paissy avait découvert la feuille par hasard, en vidant un bureau dont Il se débarrassait à contre cœur. Il n’avait hélas pas assez de place dans son nouveau logement. On prend toujours plus petit, après un divorce…
Dans le tiroir en bas à gauche, il y avait un classeur. Jean n’y avait pas prêté attention lorsqu’il avait récupéré le bureau après le décès de son père et la vente de l’appartement de Neuilly. Pour un peu, cette chemise cartonnée rouge serait partie chez Emmaüs avec le meuble.
La chemise contenait une feuille, imprimée seulement sur son recto. Son père Roger l’avait-il laissée sciemment dans le tiroir ? Pour que son fils la découvre après sa mort ? Peut-être…
Son tempérament farceur pouvait l’avoir incité à meubler ainsi son ennui, lorsque de graves soucis de santé l’avaient cloué dans un fauteuil.
Sur la page, une liste verticale de 8 lettres (A, B, C, D…) introduisant chacune une ligne de chiffres.
A quoi correspondaient ces nombres, affublés de symboles et de lettres ? Facile ! Évident même pour Jean qui avait pratiqué la voile sportive pendant plus de vingt ans : des coordonnées GPS.
Restait à découvrir les lieux désignés par ces latitudes et longitudes.
Google Maps allait lui faciliter la vie. Un bonheur, ces nouvelles technologies ! Il tapa en haut à gauche dans le champ Recherche la ligne A : 48°05’07’’N - 02°17’03’’O.
Résultat : 7 Rue Abbé Bihouée, 56430 Mauron, France
Une rapide consultation en vue 3D et Jean découvrit que c’était l’adresse du… cimetière de Mauron !
Mauron ? Quésaco ? Vite, Wikipédia ! Help !!!
Hélas, pas de vrai soutien de la part de l’encyclopédie en ligne. Rien à tirer en tout cas de la description faite du village de Mauron et de son histoire pour comprendre quel intérêt aurait pu porter le père de Jean à cette commune morbihannaise…
La ligne B lui en apprendrait peut-être d’avantage :
46°35’37’’N - 1°48’54’’E devint Allée des Ormes, 36230 Neuvy-Saint-Sépulchre, France
Encore une entrée de cimetière. Et pour ce qui est des éclaircissements souhaités, des clous !!! Les clous d’un cercueil, ricana Jean dans sa tête…
Il en fut ainsi des 6 autres. Des cimetières, toujours des cimetières… Jean avait besoin d’un conseil. Il appela son meilleur ami, Joseph, pour lui raconter toute l’histoire.
Joseph et Jean, c’était une longue histoire. Comme souvent, les grandes amitiés naissent du rapprochement des contraires. Joseph était un grand plutôt maigre qui pouvait manger de tout sans prendre un gramme, quand Jean consultait quotidiennement sa balance, sachant soustraire un ou deux kilos au résultat pour se donner bonne conscience. Jean était un extraverti de surface ; cela voulait dire qu’il n’hésitait jamais à s’épancher sur ses états d’âme auprès de proches, voire de moins proches, donnant ainsi à chacun de ses confidents le sentiment d’être… un confident. Érigés au rang d’intimes, les dépositaires des épanchements de Jean, touchés par cette marque d’estime, le trouvaient fort sympathique, ce qu’il était foncièrement, au demeurant.
Ainsi, les tiraillements de son couple qui avaient abouti à une séparation mouvementée n’étaient ignorés de personne, chacun se croyant dès lors autorisé à donner à Jean un avis éclairé (fais ci, fais pas ça !) sur sa situation matrimoniale et ses conséquences… patrimoniales.
Joseph, lui, quoique convivial dans sa relation aux autres, cultivait un goût du secret sur son intimité qui le rendait distant, malgré son souhait évident d’être aimé. Cette barrière qu’il avait créée presqu’à son corps défendant lui pesait, lui collait à la peau et rendait maladroites toutes ses tentatives pour être plus ouvert aux autres. Le seul qui l’avait compris, l’écoutant vraiment sans jamais l’interroger ou presque, c’était Jean. Et qui savait aller au-delà des mots et « fausses confidences » pour deviner ce que ressentait véritablement Jean ? Joseph !
Bref, ces deux garçons devenus adultes puis hommes dans un long et joyeux parcours commun se « lisaient » l’un l’autre. Un jour, le fils de Joseph, interrogé sur qui était Jean pour son père, avait répondu : « Jean ? C’est le mec de Papa ! », ce qui était vrai, à l’orientation sexuelle près.
Et Joël, leur poteau commun, celui que Jean et Joseph avait surnommé le troisième « J », traduisait cette même perception en les interpellant souvent d’un moqueur et amical : « Salut les p’tits pédés ! »…
- T’en penses quoi, toi, mon vieux ?
- Moi ? Rien. Enfin… rien qui vaille ! Tu es sûr que ces bleds n’ont aucun rapport évident avec ton père, ou ta famille ? Il cherchait peut-être où se faire inhumer. C’est possible, ça ?
- Mais non ! On a un caveau de famille à Argenteuil, et ce depuis au moins trois générations. Qu’est-ce qu’il serait allé foutre à Mauron, par exemple ? rétorqua Jean, un peu agacé, pas à cause de la tentative d’explication de son pote, mais par cette énigme que leur échange ne permettait pas de résoudre.
- Tout ça n’a pas de sens !
En positionnant tous les points sur une carte, une idée de Jean, ils n’eurent pas plus de succès. Le souhait de voir apparaitre une forme géométrique quelconque s’envola. Dommage ! Un octogone, mieux, un pentacle avec en son centre un triangle équilatéral, pointe en bas, là, ça aurait été la grande classe ! Mais bon, fallait bien l’avouer, un dessin ésotérique, tendance Rose-Croix, n’aurait pas beaucoup aidé à solutionner le mystère.
Bref, nos deux compères étaient dans le plus grand désarroi.
- Je ne vois plus qu’une solution, dit Joseph avec un air sentencieux
- Ah oui ? Laquelle ?
- Faut aller voir sur place ! A, B, C, D, E, F, G et H ; on va tous se les faire, les cimetières, mon pote !
Proposition séduisante, qui promettait à tout le moins du bon temps passé ensemble, quelques bons restos et, ils n’en doutaient pas un seul instant, de « sérieuses » parties de rigolade, même si les destinations envisagées n’étaient pas, en elles-mêmes, sources de fous rires.
Ils décidèrent de partir à la fin de la semaine suivante, pour visiter les 8 cimetières dans l’ordre de la liste, sans se préoccuper donc de la logique topographique qui invitait à minimiser les temps de trajet de l’un à l’autre.
- Mauron, à nous trois, maintenant ! hurla Joseph par la fenêtre conducteur lorsqu’ils quittèrent Neuilly
Jean ne releva pas. Si son pote voulait jouer les Rastignac à la petite semaine, il n’y voyait pas d’inconvénient, à condition qu’il paye leur premier apéro…
Une enquête qui commence en « A »
Ils arrivèrent à Mauron dans l’après-midi et garèrent la voiture dans la rue Bihouée, juste en face de l’entrée du cimetière. Pas de problème de stationnement ; Le moins qu’on pouvait dire, c’était qu’il n’y avait pas foule, à Mauron, le dimanche, même pas (surtout pas ?) pour porter des fleurs aux défunts…
Ils se lancèrent dans l‘exploration minutieuse du cimetière en espérant découvrir une sépulture particulière, portant pourquoi pas un nom qui pourrait évoquer quelque chose dans l’esprit de Jean. Rien. Enfin si, parfois, une stèle leur arrachait un sourire, provoqué par un nom, une situation :
« Famille Trouillard – Alphonse – mort le 02 août 1914 » …
Comme Jean et Joseph allaient quitter le cimetière de Mauron sans le moindre indice, sans le plus petit début d’explication qui rendrait interprétable la page aux huit adresses, une sépulture placée le long du mur, tout près de la sortie, attira leurs regards. Accaparés par la méthode d’inspection du lieu qu’ils avaient établie (Jean et Joseph étaient tous les deux ingénieurs de formation), soit un maillage travée par travée, rangée par rangée et commençant par l’allée située à gauche en entrant, ils avaient à leur arrivée tourné le dos à cette tombe, n’y prêtant attention qu’à la toute fin de leur recherche du jour.
- Putain ! Regarde ! Le monolithe ! s’écria Joseph
- T’as raison. C’est incroyable. Mêmes proportions, même couleur. C’est la tombe de Kubrick, ou quoi ?
Jean et Joseph étaient des cinéphiles quasi maniaques. Ils s’approchèrent, en singeant, c’est le cas de le dire, une scène du film, tendant la main avec une précaution craintive un peu surjouée pour finir par effleurer la dalle de granit, noire, parfaitement polie. La ressemblance avec la fameuse sentinelle de 2001 était stupéfiante, mais il y avait cependant une différence notable. Un nom était lisible en son centre : Paissy, en lettres peintes d’un doré bien net en fond de gravure.
Cette fois, on y était ! Affiché là, c’était le nom de Jean, le nom de son père, son nom de famille, Paissy quoi !
Comment savoir qui était enterré là ? Jean était tout excité :
- « On va aller tout de suite à la mairie ; ils doivent bien avoir un historique, des documents administratifs pour l’inhumation… Allez, Vieux, on y va ! »
La mairie dénommée prétentieusement Hôtel de ville, avec son monument post-moderne ressemblant un peu à une vespasienne trônant sur la place, était fermée. Une feuille glissée dans une chemise transparente et scotchée sur la porte indiquait :
Pour mieux répondre aux attentes des usagers, les horaires d’ouverture au public de la Mairie changent.
Au vu de la très faible fréquentation, voire inexistante, il a été décidé de fermer la mairie le samedi matin afin de pouvoir ouvrir au public le mercredi après-midi qui, jusque-là, était fermé. Nous espérons ainsi pouvoir répondre aux nombreuses sollicitations qui allaient dans ce sens.
Jean ne put s’empêcher de faire une remarque moqueuse sur les « nombreuses sollicitations ».
Sous ce texte ô combien démocratique et républicain, un tableau des horaires qui précisait :
A partir du 01er septembre :
Lundi | 14 h 00 / 17 h 00 | |
Mardi | 09 h 00 / 12 h 15 | 14 h 00 / 17 h 00 |
Mercredi | 09 h 00 / 12 h 15 | 14 h 00 / 17 h 00 |
Jeudi | 09 h 00 / 12 h 15 | 14 h 00 / 17 h 00 |
Vendredi | 09 h 00 / 12 h 15 | 14 h 00 / 17 h 00 |
On était… dimanche !
- « Merde, merde et merde !!! pesta Jean. On prend une chambre dans le coin. Je veux savoir. On revient demain. T’es d’accord ? »
Joseph comprit qu’il fallait répondre « d’accord ! ». Une soirée puis toute une matinée à Mauron, il y avait des perspectives plus enchanteresses que celle-là, mais son pote était dans un tel état de nerf que toute objection déboucherait sur une colère destructrice visant le premier objet à la portée de Jean. En l’occurrence, s’imagina Joseph, son Captur Renault hybride Orange Acatama quasi neuf pourrait être cet objet-là.
Craignant pour sa récente et rutilante acquisition et souhaitant écarter le moindre risque à ce sujet, Joseph lança une recherche express sur Tripadvisor, suivi d’un coup de téléphone, sans trop y croire, à la première chambre d’hôtes affichée. Bingo !!!
- « Oui Monsieur, notre chambre est libre ce soir »
Ils s’installèrent aux « Néfliers », dans une belle chambre à deux lits. Peu importait aux deux amis. Coutumiers des virées improvisées, ayant dormi ensemble dans les carrés étroits et inconfortables de voiliers de régate, la promiscuité ne les dérangeait nullement et là, vue la taille de la chambre, on était assez loin d’une nuit en mer pendant Cowes – Dinard sur un voilier de moins de 10 mètres. En plus, Dieu merci, Joël n’était pas là pour proférer ses sous-entendus narquois et vaguement homophobes…
Après un bon dîner dans un restaurant à Ploërmel, la nuit fut partagée entre marrades de vieux complices et ronflements de roupilleurs éméchés, chacun accusant l’autre le lendemain au réveil de l’avoir empêché de dormir. Un classique !
Les deux camarades se présentèrent au guichet d’accueil de la mairie de Mauron à 14 heures pétantes :
- « Vous dites ? La tombe Paissy ? Non, j’ai pas ça ! Et vous l’avez vue, vous êtes sûrs ? crut bon d’ajouter la préposée municipale, sans se douter qu’elle venait ainsi de frôler la mort, Jean ayant déjà en tête de dissimuler sous la dalle de granit noir le corps décapité de celle qu’il qualifia, une fois sorti, d’incompétente-basique-amortie. »
Ils convinrent après un bref conciliabule qu’il laisserait la vie à l’employée de mairie et qu’ils ne tireraient rien de plus d’une enquête de voisinage. Ils prirent donc la direction du Berry pour, l’espéraient-ils, dénicher des indices plus « parlants » dans le cimetière « B ».
Peaufinage professionnel
La principale difficulté qu’allait devoir rencontrer Lucien dans la mission que « le compendieux » lui avait confiée (c’est ainsi qu’il avait surnommé son client, ce qualificatif renfermant selon Lucien une part de mystère qui collait bien au quidam), c’était celle de l’anticipation. Le compendieux avait été extrêmement clair sur les termes du contrat. Il ne pouvait être question ni d’avoir le moindre retard par rapport aux visites que les deux hommes allaient effectuer dans les sept cimetières à « pourvoir », ni même de laisser le doute s’insinuer dans leurs esprits sur le fait que les sépultures puissent être récentes. Les croire installées là depuis longtemps était, selon le compendieux, crucial pour la réussite de son plan. Tout devait donc être réalisé « au cordeau ».
A cet effet d’ailleurs, pour aider le graveur de tombes dans sa mission, son prescripteur avait fourni à Lucien une enveloppe contenant des photos de Joseph et Jean, au dos desquelles étaient imprimés leurs noms et prénoms, une liste d’adresses avec géolocalisation des sept emplacements dont le marbrier disposerait pour installer les dalles, et pour chacun de ces lieux le séquencement précis des éléments à graver. L’enveloppe contenait également une carte de visite sur laquelle figurait uniquement un numéro de téléphone en 07 (sans doute celui d’une carte SIM sans abonnement, se dit Lucien).
Son étrange client lui dit qu’il ne devait s’en servir pour le joindre qu’en cas d’extrême urgence. Le compendieux n’avait pas sensiblement modifié le ton de sa voix pour délivrer cette consigne, mais Lucien avait parfaitement compris qu’« extrême urgence » signifiait « vaudrait mieux pas ».
En tournant et retournant nerveusement l’enveloppe, Lucien nota avec surprise qu’elle portait un nom, au beau milieu du rabat supérieur. Alain Stamn. Ça lui parut curieux que son client, si précautionneux, ait laissé passer cette information par erreur. Le nom ne lui disait rien. Et était-ce son nom ?... Lucien décida de ne pas poser la question à son client et encore moins de se torturer les méninges avec ça, même si la sonorité de « Stamn-Alain » lui taquinait vaguement les méninges. Il y avait plus important comme souci ; comment s’assurer de respecter le « deal » à la lettre ?
Il lista dans sa tête les écueils qu’il devait à tout prix éviter :
- Le pire : la pierre tombale n’est pas en place lors du passage des deux hommes
- Les gravures prévues ne sont pas faites
- Une erreur est commise sur les gravures, dans leur contenu ou leur ordre
- La pierre tombale convenablement gravée est disposée au mauvais endroit, au mauvais moment
De ce recensement, Lucien Chrétien déduisit que la meilleure façon de procéder était de placer à chaque fois le bloc de granit bien à l’avance et de ne graver celui-ci qu’après avoir eu la certitude que les deux compères iraient ici ou là. Son laconique client semblait absolument certain que Jean et Joseph suivraient l’ordre alphabétique des lettres pour leur quête mais Lucien, prudent, se dit :
1) Qu’en sait-il, il se croit plus malin que tout le monde ou quoi ?
2) Un aléa peut toujours les contraindre à une modification d’itinéraire de dernière minute
D’où la conclusion du marbrier selon laquelle seule une anticipation a minima de sa gravure garantirait la réussite du projet. Pour cela, il n’y avait pas d’autre solution que de suivre les voyageurs dans leur périple, et de les devancer chaque fois en toute fin de parcours pour trouver le temps de faire… ce qui restait à faire. Fort de son expérience et de sa dextérité, Lucien ne doutait pas de pouvoir réussir ce pari technique ; une marge d’environ une bonne heure devrait, au pif, lui suffire pour graver puis rechampir les différents caractères prévus. De plus, il s’offrait ainsi la possibilité d’observer à petite distance les réactions des deux hommes ciblés par cette étrange farce.
D’un naturel curieux, Lucien avait une envie folle de comprendre ce que cachait ce canular macabre. Il avait en effet fini par se convaincre qu’il s’agissait d’une sorte de blague, même si l’ordonnateur de celle-ci paraissait, a priori, peu enclin à la plaisanterie. Le Stamn, un pince-sans-rire ? Cela lui paraissait bien peu crédible mais… « Garde toi tant que tu vivras, de juger les gens sur la mine ». Se remémorant son éducation primaire, Lucien sourit en songeant que, décidément, La Fontaine était un sage…
« B » comme basilique et comme bizarre
A leur arrivée à Neuvy, les deux enquêteurs commencèrent par aller admirer la basilique. De son éducation catholique initiale, Jean avait gardé le goût des visites d’églises et il avait noté (encore Wikipédia) que la basilique était une copie du Saint Sépulcre de Jérusalem, d’où sa forme circulaire. Leur pèlerinage touriste achevé, ils marchèrent jusqu’au cimetière. Joseph râla ; Jean lui avait dit que c’était juste à côté ; 750 mètres, quand même !!!
- On aurait dû prendre la bagnole. Va falloir revenir, après…
Ils avaient hâte de trouver quelque chose de flagrant et arpentèrent à larges enjambées les allées en cherchant du regard une tombe anthracite. Car dès le départ de Mauron, ils s’étaient convaincus tout deux que la clé du mystère était liée au « monolithe ».
- « Et pan ! Dans le mille ! hurla Jean. Le parallélépipède de granit noir était bien là, dans un secteur carré occupé seulement par quelques tombes, à l’évidence récentes.
- Paissy !!! Et… 1951, lut Joseph. C’est quoi ? Une année de naissance, de décès ? Dis donc, t’es né quand, au fait ? lança-t-il narquois à son vieux pote en sachant fort bien que c’était en 51.
- Puis-je te rappeler que jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas mort ; cette tombe n’est donc pas la mienne, tonna Jean en concluant sa remarque d’un Et toc ! retentissant, souligné par son pouce droit sortant en claquant de dessous le menton.
- Qui te dit que ce n’est pas la tienne ? Peut-être que, simplement, elle t’attend ! La chance ! Tu vas être inhumé à Neuvy-Saint-Sépulchre ! J’espère que tu apprécies !
Jean, d’un haussement d’épaule, fit mine d’ignorer la blague de son pote, avant d’éclater de rire.
- T’es trop con ! Allez, cassons-nous ; si tu as raison, je reviendrai de toutes les façons à Neuvy un jour ou l’autre, et toi aussi d’ailleurs…
- Pourquoi moi aussi ?
- Ben, pour déposer une gerbe !!!
- D’accooooord !!! Allez, on se tire d’ici et… destination l’étape trois, pardon, C, qui nous apportera peut-être des éclaircissements ? On y go ?
Pourquoi en troisième ?
Le troisième cimetière avait bien failli être leur première destination, avant qu’ils ne se résolvent à respecter l’ordre alphabétique. Car les coordonnées GPS avaient pointé le 8 rue de Neuville à Paissy, dans l’Aisne, adresse approximative de l’église et du petit cimetière qui lui est accolé.
Paissy ! Ça ne pouvait pas être un hasard ! En découvrant ce nom lorsqu’ils avaient décodé toutes les adresses de la liste, ils avaient failli foncer directement vers cette destination mais s’étaient finalement ravisés, Joseph ayant posé la question qui tue :
- Paissy, d’accord, ça parait évident, mais alors, pourquoi ton père nous a-t-il mis Mauron et Neuvy en A et B, avant Paissy ? Doit bien y avoir une raison…
Sagement donc, presque sûrs de respecter ainsi les dernières volontés de Roger Paissy, ils avaient rentré Mauron dans le GPS du Captur.
Mais ça y était, après A et B, Paissy, le C de la liste paternelle, s’apprêtait à les accueillir. Leur impatience était telle qu’ils décidèrent de la réfréner en s’offrant avant la visite du cimetière un bon dîner à l’Assiette champenoise, le trois-étoiles de Reims, et en remettant au lendemain matin leur « expédition Paissyacoise ».
Le mystère « s’é…paissy »
Pour suivre aisément les deux compères tout en étant prêt à effectuer son ouvrage aux différentes étapes de l’espèce de chemin de croix imposée par le compendieux, Lucien Chrétien avait choisi de se servir de son vieux Traffic diesel. La camionnette faisait toujours son 120 km à l’heure sans sourciller, et Lucien n’eut aucun mal à l’aménager sommairement pour pouvoir y dormir et y stocker le matos indispensable pour graver les tombes au fur et à mesure. Côté gauche, bien arrimé, son cadre servant à positionner les lignes de gravure ; calés devant, contre la cloison de la cabine, sa boîte à outils, et un carton contenant la peinture, un sèche-cheveux et un petit compresseur marchant sur le 12 volts ; enfin, côté droit, Lucien avait ménagé une place suffisante pour y loger un grand matelas gonflable (le pourquoi du compresseur…) et une petite chiotte chimique (on n’est jamais trop prévoyant). Décidément, il aimait bien cette mission. Ça le changeait de sa routine et il avait plaisir à y mettre de l’ingéniosité.
Après s’être assuré que les deux hommes allaient bien coucher à Reims et ne se rendre donc à Paissy que le lendemain, Lucien se savait tranquille pour exécuter son ouvrage.
Mal faillit lui en prendre. Il s’était dit qu’il finirait « tranquillou » sa gravure au petit matin et s’endormit dans son Traffic-atelier-camping-car du sommeil du juste plutôt que de celui d’un comploteur inquiet.
Lucien Chrétien était, nous l’avons dit, un vrai professionnel. Après le départ de son généreux et peu bavard client, il s’était mis à la tâche. La difficulté majeure était de pouvoir graver des morceaux du « texte » complet sur chacune des dalles de granit avec une précision telle que nul ne pourrait discerner qu’il ne s’agissait pas d’une seule et même tombe. Il conçut donc une sorte de cadre métallique, léger, épousant les bords extérieurs de la dalle, démontable mais suffisamment précis pour que Lucien sache, au demi-centimètre près, positionner et graver les différents éléments – les noms, les prénoms et les dates (jour/mois/année) dans l’ordre que lui avait indiqué son mécène (autre qualificatif employé par Lucien chaque fois qu’il songeait à la somme que le compendieux lui avait remise).
Ensuite, pour ne rien laisser au hasard, Lucien s’était chronométré : assemblage du cadre de référence, montage de celui-ci sur la dalle, fixation sur le cadre des 3 cordeaux marquant le bas de chacune des lignes (celle des noms et prénoms, celle des dates de naissance puis de décès), gravure des caractères requis, rechampissage, séchage accéléré au sèche-cheveux, démontage et rangement de l’ensemble. Il arrivait à réaliser tout cela entre 50mn (son record) et 1 heure 05 maxi. Pratiquement pile poil comme son estimation initiale d’une heure.
- « Trop fort, mon Lulu !!! » se félicita le marbrier, pas peu fier.
7 heures ! Le réveil avait pourtant sonné à 6 heures, mais Lucien avait préféré prolonger un peu son rêve en cours. Il lui restait donc un peu moins de 45 mn pour graver et peindre le monolithe (Lucien lui-aussi avait été frappé par la ressemblance avec le mythique objet).
Mais ce matin, Lucien ne savait pas exactement de combien de temps il pouvait encore disposer. Son réveil certes matinal mais tardif, en regard du travail restant, le mettait clairement en danger. Pas d’heure d’ouverture du cimetière pour le protéger ; les tombes étaient accessibles depuis l’église, sans mur haut ni portail clôturant le cimetière. Et s’il avait bien commencé en toute discrétion la veille au soir (pose sur la pierre sépulcrale du cadre en inox avec ses trois cordeaux en dyneema, frappés dessus et bien tendus, gravure du nom et de l’année) l’ajout du premier prénom et du mois était encore à faire. 20 à 30 mn, au minimum.
Si les deux ignorantes victimes de la mystification décidaient de se lever aux aurores, elles surprendraient le Lucien en flagrant délit. Alors, la supercherie passerait d’adroite à lamentable et Lucien n’aurait plus qu’à tenter une explication alambiquée devant Joseph et Jean puis à rentrer chez lui la tête basse pour rendre ses milliers d’euros à son généreux, taciturne et probablement furieux commanditaire…
Lucien s’activa, en se forçant cependant à ne pas aller trop vite. Une erreur de frappe sur son ciseau et c’en serait fini de sa réputation de graveur jusque-là sans faille (Lucien n’avait jamais, par orgueil peut-être, voulu passer aux techniques de gravure plus « modernes », à base de pointes diamantées et de laser).
d… é… c… e… m… b… ; en bon artisan, Lucien avançait bien, quand il entendit un bruit de pneumatiques sur le gravier, près de l’entrée de l’église.
- Et merde ! P. d’hybrides !!! pesta-t-il intérieurement. On les entend pas arriver ; moteurs électriques de m... C’est les deux zozos, à tous les coups !
Vite le r… et puis la dernière lettre, le e. Lucien entendait Jean et Joseph qui discutaient, les portes du Captur déjà ouvertes mais ne se pressant pas d’en descendre, heureusement.
- « T’as encore ronflé, mon salaud ! Je t’entendais depuis ma chambre.
- Impossible ! Tes propres ronflements t’ont réveillé, et puis c’est tout !
Rires…
Lucien bénit les deux rigolos de lui accorder ainsi le peu de temps qui lui manquait.
Lorsqu’ils pointèrent le bout de leurs nez à l’entrée du cimetière, ils en virent sortir un type avec un drôle de couvre-chef abritant mal une volumineuse tignasse grisonnante, un cadre grand comme un sommier sous le bras droit, avec à la main un petit pot de peinture et un sèche-cheveux. Ils étaient loin de se douter que cet homme venait de les mystifier une troisième fois, même si ça avait été plutôt ric rac ce coup-ci.
Lucien n’aurait normalement pas dû, mais la curiosité étant la plus forte, plutôt que de baisser la tête en les croisant, il les salua en portant la main à son béret, les regardant droit dans les yeux comme pour y trouver la réponse à sa question du début : pourquoi le compendieux dépensait-il autant d’argent juste pour se foutre de la gueule de ces deux-là ?
Naissance d’une théorie
Jean fut le premier à voir le rectangle noir, bien plus « causant » cette fois-ci.
Première ligne, un nom : Paissy, suivi d’un prénom : Jean, deuxième ligne, un jour : 05, un mois : décembre et une année : 1951. Estomaqué, Jean garda le silence, marquant ainsi l’immense confusion dans laquelle cette lecture venait de le plonger.
Incompréhensible. Son père avait décidé de lui jouer un sale tour, vraiment.
- Allez ! dit Joseph. Faisons le point. On a une tombe qui se balade, avec ton nom dessus, une année qui est celle de ta naissance, et une date qui est, qui est ???
- Celle de ma naissance, ducon ! 5 décembre 1951 ! J’y comprends rien, mon vieux, que dalle ! Je me sens complètement paumé !
- En tout cas, j’avais raison : c’est ta tombe, mon grand ! Faut t’y faire ! A ceci près que tu es à la tête, si je puis dire, de deux sépultures qui t’attendent sagement, une à Neuvy et une ici. Sans compter Mauron… Tu connais pas ton bonheur, mon frère ! Ton paternel voulait peut-être que tu sois pourvu partout où tu pourrais clamser. Dis donc, Il me vient une idée, tout d’un coup. J’ai parlé de tombe qui se baladait, parce que c’est apparemment toujours la même, avec une inscription qui évolue ; mais c’est pas sûr… y’en a peut-être autant que de cimetière à visiter. Si on retournait en A ou B, histoire de vérifier ? T’en penses quoi, toi ?
- Ouais, on peut, mais ça nous avancera à quoi ? Soit y’a plus de tombe à Neuvy, et ça veut dire qu’elle se balade, comme tu dis, soit elle y est toujours, et donc y’en a plusieurs, avec par-dessus le marché une gravure qui s’enrichit par l’opération du Saint Esprit… en supposant que le Saint Esprit y soit pour quelque chose, ce qui me semble plutôt improbable ! De toutes les façons, on est dans le bleu. A quoi ça rime, tout ce bordel ?
Les deux garçons eurent un soupir bien synchrone. Cette aventure commençait à leur peser menu, sans qu’ils se l’avouent encore explicitement. L’angoisse avait lentement mais sûrement remplacé l’amusement de départ. Parce que, pas bêtes, ils avaient évidemment songé à ce qu’ils risquaient fort de découvrir à la prochaine adresse : une date de décès ! Glauque !!!
Rapprochement
Lucien ne s’était pas résolu à filer à l’anglaise après qu’il avait croisé les deux compères. Une fois rangé tout son barda dans le Traffic, il retourna à pas feutrés vers le cimetière pour écouter les échanges entre les deux amis. Ils étaient perdus, les mecs. Lucien opina du chef lorsque Jean développa sa théorie au sujet de la tombe baladeuse.
- « T’as raison, mon pauv’ gars. Tu ne trouverais rien, ni à Mauron ni à Neuvy »
Son « bienfaiteur » lui avait formellement ordonné de faire retirer les dalles au fur et à mesure, soit dès que ses souffre-douleurs auraient quitté un cimetière pour faire route vers le suivant.
- « Vous m’avez bien compris ? Pas de trace laissée après leur passage ! Je suis bien clair ? »
Oh, oui !!! Pour ça, pas de doute, le compendieux avait été parfaitement clair, croyant même devoir pour cela prononcer d’un air sévère et d’un seul trait un nombre de mots très certainement proche de son record personnel.
Lucien se sentait de plus en plus compatissant à l’égard des enquêteurs amateurs, voire même solidaire des deux loustics. Il partageait leur trouble et leurs interrogations, n’ayant à peine plus qu’eux de réponses au mystère qu’ils affrontaient.
Dans quelle sombre comédie s’était-il aventuré ? Il finissait par se demander si lui aussi n’était pas un pantin dans cette sinistre mascarade.
C’est ce sentiment confus qui lui fit se dire que ce serait peut-être une bonne idée de contacter les deux malheureux jouets du dénommé Stamn.
Après tout, qu’y avait-il à craindre d’une telle initiative ? Le compendieux ne lui avait jamais défendu quoi que ce soit à ce sujet. Dans le respect de la commande payée rubis sur l’ongle, il ne devait pas révéler comment les tombes étaient mises en place ni les gravures réalisées. Et surtout, le texte complet, lisible à la dernière étape du périple, ne devait pas être dévoilé par avance. Mais pour le reste, le fait de sympathiser avec les deux joyeux camarades… pourquoi pas ? Il sembla à Lucien Chrétien que ce serait une bonne façon d’atténuer son lancinant sentiment de culpabilité, de minimiser sa complicité un peu honteuse. Il le savait bien, il contribuait activement à réaliser ce méchant tour.
Allez ! C’était dit. Dès qu’une bonne occasion se présenterait, il prendrait contact avec les deux copains et on verrait bien.
Retour aux sources
Jean et Joseph avaient décidé de s’accorder une pause. Ils en avaient bien besoin, cherchant à retrouver un peu de sérénité, un brin de cette légèreté qui les habitaient à Mauron et même encore à Neuvy.
Devant un bon dîner pris cette fois à Versailles où ils faisaient étape avant de filer vers D, ils discutèrent de leur aventure en s’astreignant à la raison et au discernement.
- « Bon ! A chaque fois, la dalle nous communique une nouvelle information. On peut donc supposer que ce sera le cas en D puis en E et ainsi de suite. Non ?
- Oui, je suis d’accord. T’as raison. Et alors ?
- Alors, si on décide de brûler les étapes et de se rendre directement en H, on devrait trouver la dalle avec sa gravure complète. On gagne du temps et peut-être qu’on pourra comprendre ce que ton père voulait te faire passer comme message.
- Toujours d’accord, camarade, à une nuance près : pas certain que mon père ait voulu me faire passer quoique ce soit. J’ai trouvé la liste par hasard, je te rappelle. Est-ce qu’elle m’était destinée ? Je ne sais pas…
- A qui veux-tu ? En tout cas, on ne risque rien à faire un petit tour du côté de H, pas vrai ?
- Une autre objection, si tu permets. Si tu as raison et que mon père m’a adressé un message depuis l’au-delà, pourquoi me croyait-il, nous croyait-il assez couillons pour suivre toutes les lettres plutôt que d’aller en H comme tu viens fort brillamment de le proposer ? Fallait m’envoyer à Courseulles directement, non ?
- Sauf s’il voulait que tu repères bien toutes les communes où tu pourrais être enterré, pour choisir…
- Ha, ha, ha !!!
H, c’était en effet Courseulles-sur-Mer. Une petite ville normande avec son port qu’ils connaissaient bien tous les deux pour y avoir régaté pendant plus de 20 ans…
Leur dîner s’achevait presque, les deux calvas commandés n’étant pas encore arrivés, lorsqu’ils furent abordés par un vieil homme dont le visage leur rappelait vaguement quelqu’un. Mais qui ?...
- Bonsoir Messieurs ! Vous permettez ? Lucien, sans attendre de réponse, saisit une chaise libre à la table d’à côté et s’assit face aux deux amis.
- Vous ne me connaissez pas mais moi, je vous connais !
Lucien était assez content de cette introduction qu’il avait répétée pendant son trajet entre Paissy et Versailles. Il était comme ça, le Lucien. Le souci du travail bien préparé. Ne pas laisser trop de place à l’impro, pour ne pas risquer de se planter.
- Je peux, par exemple, vous dire que vous visitez des cimetières et cherchez une tombe toute particulière. Je me trompe ?
Jean et Joseph ne répondirent pas. En fait, l’un et l’autre fouillaient dans leur mémoire. Où avaient-ils déjà vu ce type ? Jean percuta le premier :
- Paissy ! Le sèche-cheveux ! cria presque Jean
- Et le sommier ! Et le béret !!! compléta Joseph qui visualisait à son tour leur curieuse rencontre de la veille.
- Vous êtes qui, nom de Dieu ?
- Soyez sans crainte, je vais vous expliquer. Vous allez rire…
La mine des deux amis ne laissait planer aucun doute. Ils n’allaient pas rire et la prédiction exagérément optimiste du graveur de tombes allait faire flop. Ce dernier décida d’oublier illico sa formule maladroite et poursuivit :
- D’abord, je me présente : Lucien Chrétien, marbrier. Je vous suis depuis des jours, ou plutôt je devrais dire que je vous précède. C’est moi qui grave les tombes noires juste avant votre passage et…
- Vous connaissiez mon père ? coupa Jean
- Non, pas du tout…
- Alors c’est quoi ce bin’s ? Qui vous a demandé de faire ça ? Et de faire quoi exactement, d’ailleurs ? aboya Joseph en relais de son pote, priant pour que Jean n’étrangle pas le type avant qu’il puisse leur fournir des explications rationnelles.
Lucien poussa un long soupir, songea aux billets de 500 qu’il allait sans doute devoir rendre à son mécène, et décida de vendre la mèche. « Au diable le compendieux ! » se dit-il, souriant intérieurement en songeant que son sinistre client et le diable avait peut-être bien quelques points communs. Un instant d’ailleurs, il pensa au nom du type, Alain Stamn, sans trop savoir pourquoi. Ça lui reviendrait, plus tard peut-être…
Des éclaircissements, vraiment ?
Les deux victimes de la sinistre farce écoutèrent religieusement Lucien Chrétien lorsqu’il leur raconta son histoire depuis le début : la rencontre avec son étrange client et l’étrange commande que celui-ci lui avait passé, son travail préparatoire (Lucien décrivit avec fierté les ingéniosités techniques de son cru qui lui avaient permis de relever le défi lancé par Stamn, détails qui n’intéressèrent Jean et Joseph qu’assez modérément mais les agacèrent profondément, pressés qu’ils étaient d’entendre Lucien en venir aux conclusions), son accompagnement permanent de Jean et Joseph dans leur périple et ses premières réalisations sur le mode furtif, y compris la dernière, à Paissy, quand il avait bien failli être surpris et démasqué.
Jean, n’y tenant plus, l’interrompit à cet instant pour poser LA question :
- Qu’est-ce que ce type vous a demandé de graver sur la tombe de Courseulles ? C’est quoi, la fin de l’histoire ?
- Courseulles ? Je n’ai pas de tombe à Courseulles ! Ma dernière, c’est la G, à Sèvres…
- Mais non, réfléchissez bien. Vous devez avoir une huitième adresse, H, comme Huit, comme Courseulles, quoi !!!
- Non, non ! Je vous assure. Sèvres est la dernière étape. Et tout est prêt d’ailleurs ; j’y suis allé juste avant de venir vous voir, pour être sûr d’avoir fini avant demain. Je n’étais pas encore complètement décidé à vous parler ce soir, mais je craignais que vous visiez la lettre G plutôt que la D. Sèvres, c’est tout près de Versailles, et je me suis dit : ils ne vont pas avoir la patience, Toulouse, la D, ça fait une sacrée trotte, ils vont préférer aller voir la dernière, la G, directement.
- C’est H, la dernière, pas G, grogna Jean d’un air méchant.
- Ils nagèrent, et maintenant, ils enragent ! pensa Lucien, assez satisfait de cette anagramme (sa seconde marotte après celle des durées entre deux dates)
- Restons calmes ! lança Joseph aux deux autres, se sentant intérieurement au moins autant qu’eux proche de la rupture. D’abord, qu’y a-t-il de gravé en G ?
Les dernières réticences de Lucien concernant la promesse faite au compendieux de ne rien révéler étaient tombées depuis qu’il avait attrapé la chaise pour s’assoir avec les deux J, comme il les appelait.
- Jean Paissy, 05 décembre 1951 et à côté, Joseph Fungal, 1er janvier 1954.
- « 1er », c’est toujours plus difficile à graver, avec le « er » en tout petit, crut bon d’ajouter Lucien, en bon professionnel soucieux d’expliquer en détail les subtilités techniques de son métier.
Joseph et Jean se regardèrent, l’incompréhension se lisant sur leurs visages.
- Putain ! Nos deux noms, nos deux dates de naissances ! Ton père était devenu dingue, mon bon Jean !!! Je vois que ça…
- Je ne comprends pas, je ne comprends pas, répétait Jean comme hébété.
- Restons calmes ! réitéra Joseph, cette fois-ci d’abord pour lui-même.
- Monsieur Chrétien, connaissez-vous le nom de votre drôle de client ?
- Je crois, mais je suis pas sûr. Il pourrait bien s’appeller Stamn, Alain Stamn. En disant ça, une lumière s’alluma de nouveau un court instant dans le cerveau de Lucien, mais s’éteignit presqu’aussitôt.
- Nom de Dieu ! hurla Jean. Ce salopard de Stamn ! Tu te souviens, Jo ?
- Si je me souviens. C’est le prof qu’on a fait virer de l’école d’ingé. Enfoiré de petit gros de pédophile de mes deux !!!
La marque « Dutroux »
L’histoire avait fait grand bruit à l’époque. Le professeur de thermodynamique de cette grande école d’informatique parisienne avait été piégé par des élèves qui avaient voulu changer leurs notes en piratant l’ordinateur de l’enseignant (des zéros récoltés en préférant aller voir Monty Python sacré Graal qui ressortait plutôt que d’assister au cours de Thermo, avec ce jour-là hélas une interro surprise à la fin). Ils étaient tombés un peu par hasard sur un fichier perso bien-protégé-mais-pas-assez et avaient découvert les penchants du prof pour la chair fraiche, de préférence mineure. Ça n’avait pas fait un pli ; dénoncé par nos hackers débutants, le vicieux avait pris ses cliques et ses claques avant l’arrivée des keufs. Interpol, surchargée par des affaires plus graves, n’avait pas cru bon de donner suite et le Stamn s’était refait une virginité et beaucoup d’argent au Pérou, grâce à l’absence d’accord d’extradition avec la France et avec le soutien « moral » de copains, eux-aussi surfers du dark web et amateurs de petits enfants. Qui étaient les deux tricheurs devenus les Sherlock de l’école ? Les deux J, bien sûr !!!
Froid, comme la vengeance et les tombes
Que le Stamn ait voulu se les faire, même des décennies plus tard (la vengeance, un plat qui se mange froid), ça semblait l’explication la plus probable. Certes, il fallait être vicelard pour imaginer un tel plan, la découverte progressive et flippante de leur mort annoncée sur une pierre tombale. Mais le Stamn était un vicieux, justement, et hors classe ! Et ça avait failli marcher. Sans la « trahison » (disons le non-respect du contrat) de Lucien Chrétien, les deux zozos auraient balisé grave, au moins jusqu’aux dates indiquées sur le monolithe comme signifiant leurs décès respectifs.
C’est ce que les trois hommes s’apprêtaient à conclure, avant que Jean ne se reprenne et dise :
- Et ces dates de décès, elles sont où ?
- En H, répondit Joseph.
- Ouais, et pourquoi Monsieur Chrétien n’a-t-il pas été chargé de leur gravure, alors ?
- Je l’aurais fait sans problème, crut bon de préciser le marbrier, un peu vexé quand même de cet apparent manque de confiance du compendieux pour lui faire terminer le travail.
- En tout cas, ce qui est sûr, c’est que mon père n’est pour rien dans cette histoire, dit Jean, rassuré. La liste des huit lettres, c’est Stamn qui a dû la glisser dans le tiroir du bureau, puisqu’elle est cohérente avec celle des sept lieux fournis par le même Stamn à Monsieur. Je me trompe ?
- Non ! T’as raison sur toute la ligne. Il ne nous reste en fait qu’une seule chose à faire maintenant, énonça Joseph un peu solennellement.
- Boire un coup pour oublier cette mascarade foireuse ?
- Après, vieux frère, après, promis ! Mais avant, faut qu’on aille lire ce qui est écrit à Courseulles, tu ne crois pas ? T’as les boules à l’idée de connaitre ta destinée ?
- Ok ! On part demain en début d’après-midi ! Comment tu disais déjà ? Courseulles, à nous trois, maintenant ? A moins que vous vouliez venir avec nous, Monsieur Chrétien ?
- Non merci, chers amis. Je rentre au bercail ce soir. Mais si vous voulez bien, je vous invite à dîner dès votre retour de Normandie. Vous me raconterez, j’ai hâte ! Appelez-moi dès que vous saurez, d’accord ?
- D’accord, Lucien ! conclut Jean en donnant du prénom au graveur. Une amitié venait de naitre…
Addendum
Après une bonne nuit de sommeil dans son lit, la première depuis Mauron (un matelas gonflable, c’est quand même moins bien qu’un matelas en mousse à mémoire de forme de haute densité), Lucien se leva de bonne humeur. Le tas de courrier qui s’était accumulé sur son bureau n’y fit rien, il se sentait joyeux. Cette curieuse et sombre histoire lui semblait déjà derrière lui et c’est comme un poids sur la conscience qui lui était ôté.
Pour se sentir néanmoins tout à fait serein, il lui restait quelque chose à faire.
Il composa le numéro commençant par 07. Comme d’habitude, il s’était préparé avant et savait déjà comment annoncer à Stamn qu’il avait rompu unilatéralement leur accord et lui rendait donc la somme correspondant au contrat qu’il n’avait pas totalement honoré (déduction faite, bien sûr, des frais engagés).
Il aurait sans doute pu garder l’argent ; qu’y aurait-il eu de mal à flouer un pédophile ?
Mais Lucien Chrétien avait une morale et ressentait une certaine satisfaction à l’idée que son honnêteté serait incompréhensible et donc déstabilisante pour un Stamn habitué aux seuls coups tordus. En le volant, il rentrerait dans son mode de pourri ; en le remboursant, il lui indiquait tout son mépris.
La sonnerie s’interrompit. Stamn avait décroché.
- Bonjour, Monsieur Chrétien.
- Monsieur… Lucien s’arrêta avant de dire Stamn ; après tout, il n’était pas totalement certain que ce fut son nom.
- Je tiens à vous remercier pour votre travail. Je suis ravi. D’ailleurs je vais vous confier une nouvelle tâche, si vous voulez bien ?
- …
- Vous devez en avoir le descriptif dans votre courrier. Une enveloppe au nom de Monsieur Alain Stamn. Vous trouverez dedans toutes les précisions nécessaires ainsi que 2000 euros en billets de 100. Non, ne me remerciez pas, c’est normal ; on ne trouve pas souvent de professionnels de votre gabarit. Adieu, Monsieur Chrétien !
Et il raccrocha, avant que Lucien ait pu retrouver ses esprits et quelque chose à dire. Que Stamn soit aussi volubile l’avait scotché bien plus encore que cette nouvelle mission qu’il lui confiait.
Il fouilla fébrilement dans son courrier. Une enveloppe en papier kraft, la même que la première fois. Bon sang ! Et Alain Stamn sur le rabat, forcément. Ses doigts tremblaient un peu pour décoller l’enveloppe, et la renverser en la secouant au-dessus du bureau. Des billets en tombèrent en s’éparpillant un peu, puis une feuille de papier sortit partiellement. Lucien la dégagea assez pour y lire :
Date à graver dès réception de ce courrier sur la dalle déjà installée dans le cimetière de Courseulles…
Une seule date figurait sur la feuille, et c’était celle d’aujourd’hui. Qu’allait-il faire ? Filer à Courseulles pour la graver ? N’importe quoi ! Il décida d’appeler ses deux récents amis pour les prévenir de ce nouveau rebondissement, leur éviter peut-être de se déplacer puisqu’ils ne découvriraient rien de plus à Courseulles. Mais personne ne décrocha. Déjà en route vers Caen, sans doute.
Une seule date, rien que pour faire croire à Jean et Joseph que leur fin commune était proche. Avant minuit ce jour, on pouvait difficilement faire plus proche ! Ce Stamn était vraiment le dernier des salauds !!!
Deux éclairs pour le prix d’un
Stamn, Alain Stamn, Stamn Alain… Voilà que ça lui revenait, de manière lancinante. Les neurones de Lucien avaient du mal à se connecter, mais l’alertait d’un truc. Mais quel truc ? La première pensée qui émergea n’avait rien à voir avec le nom du compendieux. Il se souvint tout d’un coup de sa conversation d’hier avec Joseph et Jean et de ce qu’avait dit Joseph pour qualifier leur prof de thermodynamique : « Enfoiré de petit gros de pédophile de mes deux »
Petit gros ? Rien qui ressemble moins à la description que Lucien pourrait faire du compendieux. A la rigueur, avec l’âge, il aurait pu maigrir, mais rapetisser, ça, c’était impossible, même avec l’aide de chirurgiens esthétiques péruviens.
Donc, le compendieux n’était pas Alain Stamn !!! Mais alors, pourquoi avait-il semé des indices pour le laisser croire ? Et c’est là que la lumière se fit. Lucien s’en voulait de n’y avoir pas pensé plus tôt, lui le fana des anagrammes : «Alain Stamn», ça pouvait faire «Satan Malin»…
Putain de compendieux !!! Il s’était servi de Stamn simplement parce que son nom « matchait » avec ceux du Diable ! Faut être sérieusement tordu. Quelle monstrueuse machination née d’un cerveau malade. Quelle sombre plaisanterie, vraiment ! Et pourquoi ? Pour faire flipper deux gentils garçons ? C’était qui, pour eux, ce diable de compendieux ?
Il fallait leur poser la question, vite. Il allait rappeler ses deux nouveaux amis quand une notification France-Info bipa en apparaissant sur son i-phone. Il toucha l’écran pour ouvrir. C’est alors qu’un frisson lui parcourut l’échine :
Plus de 50 véhicules impliqués dans un carambolage sur l’A13 en direction de Rouen, au moins deux morts et 30 blessés. Les véhicules ont été pris au milieu d’une tempête de pluie verglaçante et se sont encastrés les uns dans les autres. Les spécialistes de Météo France ne parviennent pas à expliquer ce phénomène de « vortex polaire » en plein mois de mai.
S’ils sont bien sur la route en ce moment, mieux vaut éviter qu’ils risquent un accident en décrochant, se dit Lucien, cherchant à se persuader lui-même que tout allait bien. Comme en forme de prière, il reposa en tremblant son i-phone à côté de l’enveloppe en papier kraft contenant la feuille avec la date d’aujourd’hui …
- En arrivant à Courseulles, c’est sûr, Jean et Joseph vont m’appeler…
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