En français cette fois, comme promis...
« Je vais sortir un peu, Symphony ! »
Reginald a besoin de cette respiration quotidienne, surtout depuis que le confinement rythme sa vie comme celle de tous ses concitoyens.
Alors, comme chaque jour, selon un rite quasiment immuable, il enfile son pardessus (en ce moment, c’est un imperméable car il ne cesse de pleuvoir depuis des semaines) et sort. D’abord côté jardin. Il s’avance sur la terrasse et de là contemple ce qui reste de son cher éden verdoyant. La météo est bien en phase avec l’ambiance psychologique générale depuis que la Covid a frappé : morose. Son parterre fait de bosquets, d’arbustes et de massifs de fleurs, d’habitude si soigneusement entretenu, présente désormais le spectacle décourageant d’une piscine boueuse et brunâtre. Cela le navre. Mais Reginald est philosophe. Il lève les yeux au ciel, se dit que le printemps va bientôt changer tout cela et tourne les talons pour traverser la grande pièce centrale de leur élégante résidence. Il ressort de la maison, mais cette fois côté rue.
Là encore, suivant un protocole bien établi, il va marcher jusqu’à la place principale, dans l’espoir de rencontrer, même à distance, des amis ou connaissances. Il parlera du temps bien sûr et aussi de cette pandémie qui n’a que trop duré, des mesures gouvernementales et de la crise économique qui suivra. Une façon comme une autre, pense-t-il, de se changer les idées.
Ce matin, Symphony n’a pas réagi à sa « déclaration d’intention ». Cela lui a paru un peu étrange. Son épouse a coutume de lui répondre par un « n’oublie pas de mettre ton masque, Reggie ! » mais aujourd’hui, rien, pas un mot.
Réginald est intrigué. Curieusement, lorsqu’elle lui adresse, chaque jour que Dieu fait, cette recommandation, ça l’agace un peu. « Oui, bien sûr ! » soupire-t-il intérieurement sans chercher à verbaliser son irritation, parce qu’au fond, il sait que c’est une marque d’inquiétude, donc d’attention et donc d’amour, une de ces ritournelles que seuls les vieux couples savent ressasser. Mais là, parce qu’il n’a pas eu droit à l’habituel refrain, il est dérouté. Symphony est-elle préoccupée par autre chose, ne l’a-t-elle pas entendu lancer sa formule matinale ou tout bonnement l’aime-t-elle un peu moins, allez savoir ?
Il finit par se convaincre qu’il attache vraiment trop d’importance à de menus détails depuis quelque temps; l’effet de l’inaction et de l’enfermement, sans doute.
La rue est vide. Comme d’habitude. Depuis le début du troisième confinement, les gens ne sortent presque plus. Il presse le pas sur Pond Green pour atteindre la place du village. Reginald a une sorte de pressentiment, comme s’il flottait une drôle d’ambiance dans l’air humide, presque poisseux de ce début d’après-midi.
Il aperçoit les Harris, regroupés près de leur gros Range Rover blanc à toit noir et se dirige dans leur direction. Étrangement, ils ont un bref mais perceptible mouvement de recul en l’apercevant.
« Salut Reggie ! » dit Percy en saluant de la main, avant que Reginald ne tente, peut-être, de se rapprocher à moins de deux mètres d’eux. « Tu vois, on quitte la ville. On va essayer de rejoindre Lymington. Avec un peu de chance, avec du vent et une mer favorable, on filera vers la France sur notre bon vieux Contessa. »
Reginald se rend compte que derrière Percy, déjà assise dans la voiture à côté des enfants, Nancy a les larmes aux yeux. « Que se passe-t-il, mon vieux ? »
Percy lui raconte les flashes télé, le nouveau et terrible variant qui déferle depuis l’Ecosse, les villes de Manchester et Birmingham récemment évacuées…
Reginald tombe des nues. Depuis des semaines, Symphony et lui ont cessé de regarder les infos, toujours pareilles, toujours démoralisantes.
« Vous devriez partir vous aussi, Reggie. Le village est d’ores et déjà quasiment vide, tu vois bien ! Tout le monde fuit au Sud ».
Reginald lève la tête pour regarder les nuées, comme s’il y cherchait une bonne réponse au conseil que vient de lui donner son ami Perceval.
La première pensée qui lui vient, c’est d’aller raconter son aventure du jour à Symphony. Il en est sûr, de prime abord, elle ne pourra s’empêcher d’exprimer sa compassion envers les Harris. Nancy est une des bonnes amies de Symphony et Symphony aime les gens.
Reginald revient chez lui d’un pas lent. Il est inquiet ; pas de ce que viennent de lui apprendre les Harris mais du climat domestique qui risque de naître de son histoire du jour et de son propre état d’esprit. Car il est resté troublé par le silence de Symphony, tout à l’heure. Alors, il retarde un peu le moment d’ouvrir la porte et de dire « c’est moi ! »…
Il réfléchit. Que faut-il que nous fassions ? Partir, nous aussi ? Pour la Bretagne, jusque-là épargnée par le terrible virus pour d’inexplicables raisons ? Ils y possèdent une jolie petite maison ; ils seraient bien. Oui, certainement, ils y seraient bien.
Seulement voilà ! Il y a le jardin qu’il va falloir reconquérir dès que la pluie cessera. Reginald, tout en marchant, dresse mentalement la liste des outils, des sacs de terreau, de semences et d’engrais qu’il devra impérativement avoir à sa disposition, le moment venu. « Je devrais avoir ce qu’il faut… » conclut-il après son rapide recensement mental de tout ce qui est entreposé dans la remise.
Le voilà arrivé. Il sort sa clé de la poche droite de l’imper et ouvre la porte d’entrée qu’il a récemment repeinte dans un vert anglais à faire pâlir d’envie les Crawley, les cultissimes propriétaires de la série télé Downton Abbey.
« C’est moi ! »
Reginald entend alors Symphony qui l’interpelle depuis le salon : « Chéri, tu as bien pensé à mettre ton masque, j’espère ? »
Reginald sourit, répond « oui, oui » avec un ton de lassitude feinte pour ne rien laisser paraitre de son émotion et se dit que, décidément, rien ne pourrait justifier de ne pas rester ici, chez soi, avec la femme qui l’aime et qu’il aime.
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