dimanche 3 mai 2020

Joseph et Joseph

En espérant vivre encore longtemps de bons moments avec mon ami Alain...

Passé 

Ils étaient arrivés un peu avant la nuit. La maison qui allait devenir la leur était dans un bien triste état, avec ses volets mal ajustés - l’un d’entre eux menaçait même de tomber - son crépi laissant voir les crevasses de la façade et sa porte dont la partie supérieure battait au vent. La cour, toute de flaques d’eau et d’ornières, disait à elle-seule l’abandon du lieu depuis longtemps déjà. Mais Joseph n’en avait cure. Il était encore si petit …
Seul le manoir, au loin mais pas inaccessible, avait grâce à ses yeux. Au sommet de la colline trônait en effet un petit château. Joseph pouvait l’apercevoir, entre le pignon sud de la grange, située face à leur maison, et l’étable mitoyenne du logis.
« Je demanderai à Maman de nous y emmener » déclara avec autorité Joseph à ses deux sœurs, fascinées elles aussi par la mystérieuse bâtisse seigneuriale.
Joseph, Germaine, Julia et leurs parents avaient terminé leur longue marche au moment où les arbres commençaient à perdre toutes leurs belles feuilles jaunes, orange, rouges ou brunes. 
Joseph n’avait pas encore l’âge pour savoir dire d’où ils venaient. Son premier véritable souvenir d’enfant, ce serait ce château et leur installation dans la petite maison délabrée.
« Ne te bile pas, je vais vite arranger l’intérieur, et puis ici, regarde comme la terre est bonne ; nous aurons de quoi » prédit son père. Et pour rassurer sa femme, il lui tendit, comme une promesse, sa main droite remplie d’un humus noirâtre.  
Cette conviction pourrait-elle faire oublier qu’ils avaient laissé à peu près tout derrière eux ? Rien de moins sûr ! Joseph percevait chez sa Maman, depuis qu’ils avaient fui « l’ailleurs », comme une inquiétude lancinante, sans en comprendre vraiment les raisons. C’est ainsi, par exemple, qu’elle souriait lorsqu’elle leur parlait, à Julia, Germaine et lui, alors qu’au fond du regard se lisait de la lassitude, peut-être même de la tristesse.
« Votre Papa a eu de la chance, les enfants, qu’on lui attribue ce terrain. Ce pays-ci est généreux. Nous y serons bien, vous verrez ! » leur disait-elle comme pour se convaincre elle-même, et les trois mômes lui renvoyaient de petits rires enfantins, sentant confusément qu’elle en avait besoin.
L’hiver qui suivit leur installation décida de démontrer à leur père qu’il n’avait pas été assez rapide à tenir ses engagements au sujet de la demeure. Un vent glacé passait volontiers sous la porte, la mère de Joseph cherchant tant bien que mal à le combattre grâce à un ballot de paille entouré d’un vieux torchon, calé en bas du vantail inférieur par une valise chargée de quelques pierres. Une des trois valises qu’ils avaient pu emporter avec eux lors du « déménagement ».
Ses parents avaient installé les paillasses des enfants dans la salle commune, la seule qui soit chauffée par le poêle à bois servant aussi de cuisinière. Les gamins dormaient au chaud mais, d’aussi loin qu’il puisse se souvenir, Joseph n’avait jamais vu la porte de la chambre de ses parents ouverte après qu’ils se fussent couchés, et ce quel que soit le froid qui, parfois, y régnait ! Son père avait tout fait pour que cette pièce soit aussi propre et agréable que possible, pour que son épouse s’y sente bien, et il y était parvenu, à la température hivernale près…
Joseph, bien plus tard, comprit que jamais sa mère n’aurait cédé à l’envie de dormir dans la grande salle, par respect pour tous les efforts déployés par son mari pour faire de la chambre… leur chambre. Une preuve d’amour, tacite et belle, qui faisait encore monter des larmes aux yeux de Joseph lorsqu’il songeait à cette époque !!!
Au printemps, le potager donna des carottes, des endives, des oignons et des patates douces ; le verger, situé juste en face de chez eux à droite de la grange, des pommes et des poires. Leur père avait su prêter main forte au couple d’éleveurs voisins durant tout l’hiver pour les mises bas des brebis, pour couper les queues des agneaux et procéder à leur marquage. En retour, et contre la promesse de fournir de l’aide chaque fois que nécessaire, il avait reçu trois moutons, deux bien vivants, de quoi espérer constituer un futur troupeau, et un autre, dépecé celui-là, pour nourrir les siens. Ils mangèrent donc à leur faim. 

Joseph s’était petit à petit habitué à sentir sa mère soucieuse et son père silencieux parce que préoccupé.
Ce qu’ils avaient quitté était encore là, dans leurs têtes, et ne s’effaçait pas.
Un jour d’été, cependant…

La matinée était déjà bien avancée, le temps était magnifique, chaud mais sans que l’on cherche à tout prix un coin d’ombre pour s’abriter. Joseph jouait avec ses sœurs à se lancer une balle de chiffon confectionnée par leur mère lorsque celle-ci les appela : « Les enfants, les enfants, venez, venez vite !!! » Ils accoururent, presqu’apeurés tant l’appel de leur Maman semblait impérieux.
« Germaine, Julia, Joseph, faites silence ! » Ils se turent. « Écoutez bien maintenant ; qu’entendez-vous ? » Cherchant un bruit inhabituel et certainement terrifiant, leurs oreilles ne perçurent rien de cet ordre. Mais leur mère insistait en tendant un doigt en direction du verger : « Écoutez, écoutez mieux ! » Un chant venait de là. 
« C’est votre père ! Votre père qui chante Compère Guilleri, écoutez !!! » Et elle ajouta, murmura plutôt pour elle-seule, regardant du côté du verger : « Il chante … »
Joseph n’oublierait plus, de toute sa vie, ce moment où elle se tourna à nouveau vers ses sœurs et lui. Elle semblait être soudainement radieuse, plus jeune peut-être, plus belle que jamais en tout cas. Cette mère qui les aimait tant, qui les protégeait toujours, qui les consolait lorsqu’ils se faisaient « un bobo », avait les yeux pleins de larmes. Elle ouvrit grand ses bras, les emprisonna tous les trois fort contre elle et proclama dans un éclat de rire : « Nous sommes chez nous maintenant ! »


Mélancolie

Joseph sonna. Il venait rendre visite à son meilleur ami, Joseph. Le même prénom ! Est-ce cela qui les avait rapprochés, initialement ? Non. Le hasard, plus sûrement : ils s’étaient retrouvés côte à côte, sur les bancs de l’école, le jour de la rentrée des classes. Les centres d’intérêts d’abord, les affinités ensuite, les confidences enfin avaient contribué à bâtir jour après jour, année après année, une indéfectible amitié. 
Indéfectible, assurément, puisque Joseph se trouvait là, à attendre à la grille son « vieux frère », comme ils aimaient tous deux à se qualifier, pour leur petite balade. 
Le même prénom… Joseph lui avait un jour appris qu’il aurait dû s’appeler Jean. Mais son frère ainé Joseph était mort peu de temps après sa naissance. Comme pour surmonter cette indicible douleur, ses parents avaient choisi de redonner son prénom au premier garçon qui naitrait après lui et qu’ils eussent nommé Jean sans ce terrible évènement. 
Joseph ou Jean : il n’avait jamais su s’il devait aimer ou non son prénom civil ou en préférer l’avatar. Toujours est-il qu’après cette confidence, Joseph se mit à appeler Joseph « Jean » lorsqu’ils étaient seuls, lui redonnant du Joseph dès qu’un tiers était présent, pour le plaisir de la confusion ainsi créée.
Depuis que Jean lui avait annoncé que son cancer de la prostate ne lui laissait plus que quelques mois de vie tout au plus, Joseph avait pris le parti de venir voir son copain pour l’obliger à faire de l’exercice. Il avait parfaitement conscience au fond de lui de l’inanité de cette sorte d’exorcisme, tout comme Jean d’ailleurs, mais ils prenaient plaisir à entretenir l’illusion d’une rémission qui serait le résultat improbable de leur marche quotidienne.
Jean déboucha lentement (plus lentement que la semaine passée, se dit Joseph avec un soupçon de tristesse) de derrière le bosquet qui masquait sa porte d’entrée à la vue des importuns (c’est ainsi que Jean désignait tous ceux qui sonnaient et qu’il ne reconnaissait pas).
« Ah ! C’est toi ! Tant mieux ; c’est qu’il y a de plus en plus d’importuns, tu sais ?! » dit Jean avec un sourire qui laissait planer un doute : y avait-il vraiment un nombre grandissant d’étrangers sonnant à sa porte, ou identifiait-il de moins en moins facilement ses visiteurs ?
Joseph penchait un peu pour la seconde hypothèse, s’étant rendu compte que Jean, depuis quelque temps, semblait parfois un peu « ailleurs ».
Jean referma son portail, prit le bras de Joseph et lança gaiement : « Allons-y pour notre petit tour du pâté de maisons ! » Le pâté de maisons, c’était l’aire délimitée par quatre rues : Edmond Dantès, Eugénie Grandet, Eugène de Rastignac et Constance Bonacieux. Elles formaient un trapèze dont la maison de Jean marquait un des coins et dont le périmètre avoisinait les 300 mètres, distance tout à fait adaptée à leur condition physique d’octogénaires.
Les deux bavards impénitents s’engagèrent rue Dantès. Joseph et Joseph, lorsqu’ils étaient ensemble, n’avaient jamais pu supporter un silence supérieur à quelques secondes. Ils conversaient donc avec passion des mérites comparés de Michael Cimino et Francis Ford Coppola lorsque soudainement Jean s’interrompit, marqua un temps d’arrêt et sans véritablement s’adresser à Joseph, énonça : « C’est curieux, quand même, que nous n’ayons pas vu de chiens. Pas d’arbre, non plus… 
- Oui, oui ; c’est curieux » crut bon d’approuver Joseph, en jetant un coup d’œil à la dérobée vers les chênes bordant la résidence des Lilas. Ils reprirent leur marche.
Le tour s’achevait. Jean sortit la clef de la grille de sa poche, embrassa Joseph et, plutôt que de lui dire comme chaque fois « A demain ? », fronça les sourcils, l’air préoccupé, et répéta : « Pas de chiens, pas d’arbre, qui va me guérir maintenant ? » 
Il rentra chez lui en sifflotant un air qui sembla familier à Joseph sans qu’il en pût se remémorer le titre pour autant. La dernière image qu’eut Joseph de Jean fut la silhouette voutée de son vieil ami qui disparaissait lentement derrière le bosquet.
Le lendemain, Joseph apprit la mort de Jean.


Nostalgie

Jean et sa drôle de question…Joseph ne comprit que plus tard ce que son complice de toujours avait voulu lui dire. Il avait laissé à Joseph une lettre qui lui fut remise chez le notaire trois semaines après son décès :

Mon bon camarade, je te laisse ce 33 tours qui a accompagné mon enfance, dès que mes parents ont pu s’offrir un tourne-disque. 
Rondes et chansons de France : mon père nous en chantait certaines, parfois, à mes sœurs et moi. Je t’ai raconté tout ça, tu te souviens ? 
Ce disque est désormais à toi et j’espère que tu l’écouteras avec plaisir.
Pense bien à moi
Jean ou Joseph, ton ami.


C’était un livre-disque de chez Philips, contenant huit comptines sur chacune de ses faces. Le livret était joliment illustré, un dessin par chanson, avec chaque texte de chanson précédé de la partition correspondante. La première chanson, c’était « Au clair de la lune ». 
« Évidemment ! » pensa Joseph.
Mais c’est le chant placé entre « Ah mon beau château » et « Prom’nons nous dans les bois » qui retint son attention : « Compère Guilleri » !
Son copain sifflotant en le quittant, ces souvenirs de gosse qu’il lui avait confiés, tout cela lui revint d'un coup en mémoire. Joseph alla lire en page 2 le texte de la ritournelle et comprit alors que Jean lui avait fait le plus touchant des cadeaux ; il lui avait légué son enfance :

Il était un p'tit homme
Qui s'appelait Guilleri, carabi
Il s'en fut à la chasse
À la chasse aux perdrix, carabi

Il monta sur un arbre
Pour voir ses chiens couri, carabi
La branche vint à rompre
Et Guilleri tombit, carabi...

Il se cassa la jambe
Et le bras se démit, carabi
Les dam's de l'hôpital
Sont arrivées au bruit, carabi...

L'une apporte un emplâtre
L'autre de la charpie, carabi
On lui banda la jambe
Et le bras lui remit, carabi...

Pour remercier ces dames
Guill'ri les embrassit, carabi
Ça prouve que par les femmes
L'homme est toujours guéri, carabi...
Titi carabi, toto carabo,
Compère Guilleri.
Te lairas-tu, te lairas-tu,
Te lairas-tu mouri?

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