samedi 9 mai 2020

Babel

On regrette souvent d'être lâché par la technique, elle pourrait tant nous apporter. La preuve...

« Comment ça va ? – Mont’ a ra ? »
Le dispositif était tout simple, en apparence du moins, en tout cas diablement efficace. Nul besoin d’être polytechnicien pour l’utiliser. Deux oreillettes, un visio-micro-gorge, le petit bouton placé au dos de l’oreillette droite poussé de Off vers On, et le tour était joué ! On parlait, dans sa langue et celui à qui on s’adressait recevait le message dans la sienne. 
Les progrès du système avaient été rapides, fulgurants, phénoménaux : d’une conversation Français-Breton/ Breton-Français en « one to one » lorsque le Breiztrad1 était sorti, on était passé en moins d’un an à du multilingue puis, dans la foulée, à du multiposte. Cela signifiait que, quelle que soit la langue utilisée par l’émetteur, plusieurs receveurs, pratiquant tous des langues différentes, comprenaient ce qui avait été dit. Cette fois-ci, une Tour de Babel pouvait bel et bien être érigée, et tout ça grâce à une start-up bretonne bientôt au hit-parade des entreprises ayant une croissance à deux chiffres et une capitalisation boursière plus haute que la tour susnommée…
C’est bien sûr l’intelligence artificielle qui avait fait la différence : on chargeait dans l’unité centrale deux langues avec des passages de l’une à l’autre déjà bien établis, et puis le système apprenant faisait le reste. Les bases d’interprétation s’enrichissaient d’elles-mêmes, au fur et à mesure des conversations pour affiner les traductions initialement implantées. La seconde phase avait consisté à rajouter d’autres langues aux deux premières, sur le même principe d’acquisition. La troisième étape, la plus « sioux » selon Erwan Le Goulven, le créateur et PDG de TalkTrad, avait été la création d’un algorithme d’auto-apprentissage. Ce programme s’appuyait sur les plus récentes théories de modélisation du mécanisme de récursivité : par analogies successives des sons et des gestuelles, le système TalkTrad21 était désormais capable d’interpréter une langue nouvelle grâce à sa maitrise de toutes les autres. L’apprentissage ne durait pas plus de deux heures si dans ce laps de temps deux individus s’efforçaient de communiquer d’une langue stockée vers la langue inconnue et réciproquement, par tous moyens à leur disposition (mots, expressions orales et faciales, gestes, dessins…). Pas le moindre dialecte, patois ou argot qui puisse résister ; on pouvait à présent converser dans n’importe quel idiome.
Tout le monde se dota progressivement de cette technologie, à commencer par les entreprises mondialisées qui avaient tout de suite vu l’intérêt à en tirer en termes de performance et donc de profits.
Le temps et la sociologie avaient fait le reste. Personne ne voulait se sentir « déconnecté », les uns par conviction progressiste ou utilitariste, les autres par humanisme et souci de développement d’une pensée et d’une conscience réfléchie enfin partagées. L’universalisme à portée de main, de voix devrait-on plutôt dire !
Le grand saut était venu des biotechnologies. Il était désormais possible d’implanter l’ensemble oreillettes-et-microphone dès le plus jeune âge. 3 ans selon les experts en pédiatrie. Tous s’accordaient sur un point : il fallait laisser les enfants acquérir préalablement les bases de leur langue maternelle. Mais ensuite, la pratique de TalkTrad dès l’entrée dans les lieux de socialisation (crèches, maternelles, etc.) favorisait considérablement la tolérance au dispositif. Les quelques millisecondes de décalage que générait le système entre réception d’un message et sa traduction audible, parfois perceptibles et gênantes pour un adulte « greffé » tardivement, étaient assimilées avec une facilité dérisoire par les jeunes enfants, au point de ne plus être ressenties par eux au bout de quelques jours d’utilisation seulement.
Les gouvernements, sous la pression populaire et au nom de l’égalité des chances, intégrèrent dans la loi l’obligation faite aux parents d’appareiller leurs enfants. Les rares voix s’opposant à cette pratique « citoyenne » qu’ils jugeaient excessive voire totalitaire furent brocardées d’abord, puis interdites au nom, encore une fois, d’un universalisme érigé en dogme. 
La généralisation fut d’abord porteuse d’espérance. Les hommes, de toutes nations, religions, idéologies allaient pouvoir se parler, se comprendre, s’entendre. Des conflits seraient évités par un dialogue facilité, des problèmes seraient résolus grâce à un meilleur partage d’expériences, de connaissances, d’angles d’attaque culturels. De fait, dans les premiers temps, l’humanité ressentit assez nettement les effets bénéfiques du TalkTrad, même si bien sûr tout n’était pas encore idyllique.
Mais vint ensuite le temps du désenchantement, de l’inquiétude même, voire de la sidération. 

Presque tous les historiens calent le début de la crise sur la conférence du G100 d’avril 2039. 
Tous les Français ont en mémoire la fameuse déclaration télévisée du Chef de l’État à son retour de Dakar : 
« Françaises, Français, de sombres nuages s’accumulent sur le Monde, sans que je sache vous dire pour quelle raison. Mais ce que je puis vous affirmer dès aujourd’hui, c’est que nous devons nous préparer au pire, car, à l’évidence, ça part en vrille !!! »
Cette formule quasi argotique marqua les esprits, le Président n’ayant pas habitué ses concitoyens à de telles familiarités.
De son côté, la Première Ministre de l’Inde s’était dite cruellement offensée par les propos du Chancelier allemand, ce dernier jurant ses grands dieux qu’à aucun moment il ne s’était montré discourtois à l’égard de sa collègue indienne. « Sale morue ne me semble pourtant pas particulière élégant ! » renchérit la dirigeante du second pays le plus peuplé de la planète. Pays doté de l’arme nucléaire, se plut elle à rappeler. Le ton monta, et toutes les tentatives d’intermédiation, au lieu d’aider à l’apaisement, parurent tout au contraire mettre de l’huile sur le feu, sans qu’on puisse se l’expliquer. Le Monde était au bord d’un conflit planétaire dans lequel l’humanité ne jouerait pas moins que sa survie.
C’est par le plus grand des hasards qu’on mit le doigt sur la cause véritable de ce funeste enchaînement.

Didier, un quinquagénaire en vacances en Andalousie avec sa femme et un couple d’amis, avait ressenti un soir des douleurs thoraciques assez violentes. Comme il était sujet à des problèmes d’arythmie depuis de nombreuses années, son épouse, plus inquiète que lui, l’avait forcé à aller consulter. Il rentra donc à l’hôpital de Séville pour un check-up de contrôle. Un coup de pot, puisque c’est là qu’il fit son arrêt cardiaque.
Son cœur était au bord de la rupture. Il fut pris en charge sans délai, ce qui lui sauva la vie. Les médecins espagnols décidèrent de lui implanter dans l’urgence un cœur artificiel, une opération sérieuse certes, mais que les progrès de la médecine avaient rendue presque banale. 
Lorsque leur patient sortit du coma artificiel dans lequel ils avaient dû le plonger, il semblait ne pas comprendre les questions d’usage qu’on lui posait, ne répondant pas aux gestes qu’on l’invitait à faire pour démontrer sa lucidité post-traumatique. 
On commença par craindre le pire et le chirurgien se demanda si Didier n’avait pas subi des dommages neurologiques graves. Mais les premiers examens infirmèrent cette hypothèse. C’est une aide-soignante qui eut alors l’idée de vérifier le bon fonctionnement de son TalkTrad.
La réponse était là. Quelque chose merdait du côté de l’interface homme-machine !!!
L’appareil ne répondait plus aux sollicitations extérieures ; il était donc inopérant. Pourquoi ?
Les versions les plus récentes du bio-dispositif se rechargeaient automatiquement en utilisant les contractions du myocarde comme une « dynamo ». Or l’arythmie de Didier avait affaibli les accus de son appareil et son arrêt du cœur avait fait le reste : son TalkTrad était tombé en panne sèche !
Didier, pourtant trilingue (Français-Anglais-Brésilien) car ayant pratiqué « en direct » au début de sa carrière professionnelle, bien avant que sa société de conseil en logistique ne lui paye son premier traducteur intégré, ne comprenait pas les questions des médecins andalous, son appareil étant en rideau.
Après que l’on eût remédié à ce dysfonctionnement, le médecin lui lança :
« ¡Hola! ¿Cómo está usted ?
Toi aussi, du con ! » répondit Didier en articulant difficilement car on ne lui avait retiré sa sonde d’aspiration buccale que la veille.
Surprise du toubib ! On fit venir un externe, Richard, stagiaire britannique de la Brighton & Sussex Medical School, pour parvenir à échanger avec Didier en anglais, pensant à juste titre comme la suite le démontra, que son TalkTrad déraillait.
« Good morning, Sir !
- Bonjour, jeune homme. Vous pouvez dire au type en blouse blanche qu’il pourrait être poli avec les malades ? » fit Didier. On s’expliqua : le TalkTrad de Didier avait traduit les propos du médecin de travers, le « ¡Hola! ¿Cómo está usted ? » étant devenu pour Didier « Crève, minus ! »

Le service technique TalkTrad situé à Plouec-du-Trieux dans le Finistère fut contacté pour dépanner le matériel défaillant. Mais les opérateurs niveau 3 de la hot line détectèrent bien autre chose qu’une panne anodine : la base de données centrale du système TalkTrad avait bel et bien été corrompue et utilisée par un bot vicieux, un de ces programmes autonomes et intelligents qui « jouent leur propre partition ». Il avait été écrit puis implanté par un hacker de haut vol, tous les appareils dans le monde étant in fine susceptibles d’être affectés.
De façon totalement aléatoire, une phrase pouvait être traduite de façon ordurière, l’appareil repartant ensuite sur un fonctionnement « normal ». Les incongruités étaient suivies de traductions à nouveau correctes, ce qui laissait penser à l’interlocuteur ciblé que ces injures étaient délibérées.
Malgré tous les efforts du centre technique de TalkTrad pour corriger le tir, la confiance générale dans leur matériel était rompue. Et ce fut la débandade !!!
Les politiques furent les premiers à choisir de repasser par des interprètes humains sur lesquels ils pouvaient compter. Puis tout s’enchaîna. Les réseaux sociaux s’enflammèrent, on réclama la déqualification du dispositif et le remboursement des frais d’implantation engagés par les citoyens et les États. La chute des actions de TalkTrad fut vertigineuse. Ce fut le top départ d’une crise boursière sans précédent et, pour l’humanité toute entière, la fin de la seconde tentative connue d’édification symbolique d’une Tour de Babel.

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