Le goéland mélancolique

Le goéland mélancolique

samedi 10 septembre 2022

Belle inconnue

Joseph s’est installé confortablement devant sa télé, un écran plat immense de dernière génération, le top du top. Il a choisi, ce soir, de se repasser pour la vingtième fois, au moins, ce qu’il considère comme LE chef d’œuvre du cinéma :

Citizen Kane … 

Joseph ressent toujours le même plaisir lorsqu’il revoit, en VO bien sûr, la scène célèbre entre Bernstein, l’homme de confiance de Charles Foster Kane et Thompson, le journaliste venu l’interroger sur le mystérieux dernier mot prononcé par Kane avant de mourir : « Rosebud »

 

-        That Rosebud ?

-        May be… some girl ? suppose Bernstein.

 

Et, pour convaincre Thompson que son hypothèse sur la signification de Rosebud est peut-être fondée, il enchaine en lui racontant cette anecdote ancienne et très personnelle : 

 

-        A fellow will remember a lot of things you wouldn’t think he’d remember. You take me. One day, back in 1896, I was crossing over to Jersey on the ferry, and as we pulled out, there was another ferry pulling in, and on it there was a girl waiting to get off. A white dress she had on. She was carrying a white parasol. I only saw her for one second. She didn’t see me at all, but I’ll bet a month hasn’t gone by since that I haven’t thought of that girl

 

(Sous-titrages en français :  Il y a des souvenirs plus tenaces qu’on ne pourrait croire…

Ainsi moi, en 1896, sur un ferry qui croisait le mien, j’aperçus une jeune fille en robe blanche, tenant une ombrelle blanche. Je l’entrevis à peine, une seconde, pas plus, et elle ne me vit pas. Mais depuis lors, il n’y a pas eu un seul mois sans que je pense à elle.)

 

Le lendemain, le soleil de 11h éclaire la terrasse du Balto et transfigure les petites tables rondes en zinc du bar-tabac en immenses pièces d’argent. Mais c’est la belle inconnue qui sirote un Perrier-grenadine à la table juste à côté de la sienne qui mobilise le regard de Joseph. Joseph pense alors au dialogue entre Bernstein et Thompson et sourit intérieurement. Il se demande combien de circonstances similaires à celle décrite par Bernstein il a déjà vécues. 

Aucune d’entre-elles ne l’a suffisamment marqué pour éveiller en lui un sentiment comparable à la douce et ineffaçable mélancolie du vieil homme. Et ce n’est certainement pas cette fille, assise à quelques mètres de lui, qui va changer la donne. Joseph est sûr de son fait. Il se sent même presque fier de ses oublis systématiques, allez savoir pourquoi ?

Un soupçon de vanité probablement, un brin d’indifférence, la crainte aussi peut-être de se sentir envahi par une nostalgie poisseuse…

Passons ! Il s’oblige à tourner la tête dans une autre direction, pour faciliter son désir d’effacement mémoriel.

Lorsqu’il dirige à nouveau son regard vers la table voisine, la fille n’est plus là. Joseph ressent un trouble inattendu. Mince ! Elle a filé à l’anglaise, c’est à peine croyable ! Le verre de Perrier-grenadine pas même vidé trône au milieu du rond en zinc. Pourquoi cette hâte ? se demande Joseph, plus intrigué qu’il ne voudrait.

Il quitte à son tour le troquet et se persuade qu’il va maintenant tout oublier, comme à son habitude…

 

Le lendemain matin, comme chaque jour, Joseph s’installe au bar du Balto et s’apprête à commander son petit café. Bogdan, qui l’a vu arriver et qui connait bien les rites immuables de son fidèle client, le lui apporte avant même qu’il en ait formulé la demande avec, comme d’hab., le morceau de sucre roux coupé en deux posé dans la soucoupe (Joseph n’arrive toujours pas à boire le café sans le sucrer un chouia). 

 

-        Merci Bogdan ! C’est sympa…

-        Dé rien, Mec ! (Les deux hommes se pratiquent maintenant depuis des années et s’apprécient. Ils se sont à l’occasion rendus mutuellement de petits services, de ceux qui forgent avec le temps de la sympathie, voire plus)

-        Euh… Bogdan !

-        Oui ?

-        La fille, hier, tu vois, celle qui a pris un Perrier-grenadine, juste à ma gauche… tu vois ? insiste-t-il. Tu sais qui c’est ?

-        Non. Yé l’avais jamais vue avant, mais elle travailler ou habiter dans le coin, parce que est venue à pieds et pas depuis la gare.

-        Ok ; merci mon pote !

 

Cette situation commence à irriter Joseph. Qu’il ne parvienne pas à virer de son esprit l’image de cette femme l’agace même au plus haut point. Avoir re-visionné Citizen Kane, c’est ça qui l’a déstabilisé. Bernstein avec ses réponses à la noix en forme d’énorme point d’interrogation, ça lui a pris la tête, voilà ce qui s’est passé ! Fait ch … !

Joseph décide d’appeler sa vieille copine Sarah. Il se rend bien compte que ce n’est pas très joli-joli de se servir d’une ex, qu’il n’a d’ailleurs pas recontactée depuis des lustres, juste histoire de créer un dérivatif à sa nouvelle et incompréhensible obsession. Il ravale sa honte avec une rapidité dont, parait-il, la plupart des hommes sont capables, et compose le 06 de Sarah.

 

-        Sarah ? Salut, c’est Joseph ! Tu vas bien ?

-        Joseph ! Je te croyais mort… Qu’est-ce qui t’arrive ?

-        Ok, ok…Excuse-moi, j’aurais dû t’appeler y’a un bon moment déjà, mais tu sais ce que c’est…

-        Non, je ne sais pas ! Dis-moi !?

-        D’accord, Sarah, t’as raison, j’ai été nul… Est-ce que je peux t’inviter à dîner, pour me faire pardonner ? Un blanc, à l’autre bout du fil…

-        Tu es libre ce soir ? ose Joseph pour rompre le silence.

-        Ce soir ? Rien que ça ? T’es gonflé, quand même ! Bon, t’es en veine, je suis dispo ce soir ; mais tu devras inviter aussi mon amie Sylvia, qui arrive de Londres et qui loge chez moi pour quelques jours. Et tu n’as pas le choix. Pigé ?

-        Pigé ! Elle est sympa ? Joseph a failli demander « elle est jolie ? » en fait, mais s’est ravisé à la dernière seconde.

-        Tu n’es vraiment qu’un gros nul, Jo !!! A ce soir ! balance Sarah qui a parfaitement deviné ce qu’était la vraie question brûlant les lèvres de son ancien petit ami et qui raccroche donc un peu sèchement. 

 

Joseph comprend dans l’instant sa muflerie. Pour la seconde fois en quelques minutes, il ne se sent pas fier de lui ; il n’a pas été au top, et c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Il se promet de rattraper le coup en réservant trois couverts dans un super bon resto. Content en tout cas d’avoir appelé Sarah. Évanouie, la fille Perrier-grenadine ! Et la rencontre avec cette Sylvia le fait passer mentalement dans un futur proche qui lui convient mieux.

 

Un étoilé Michelin, faut bien ça pour que Sarah ne fasse pas trop la gueule et qu’ils passent tous les trois une bonne soirée. Il se pointe au restaurant avec vingt minutes d’avance, histoire de ne pas risquer une remarque des filles. Vaguement rêveur, il parcourt des yeux la salle sans accrocher son regard à quoi que ce soit. Dans l’après-midi, la plaie s’est un peu rouverte et sa voisine de bistro a repris une place que Joseph croyait avoir rendue vacante définitivement. 

Qu’est ce qui ne va pas dans ma tête ? Joseph se voit en Charles Foster, agitant une boule de verre dans laquelle de la grenadine dégouline sur deux petites figurines se tenant la main sur le pont d’un bateau, Sarah et Sylvia très certainement, songe-t-il. Il sort de sa rêverie juste un instant avant que les deux amies, guidées par une hôtesse, arrivent à la table qu’il a réservée.  

Depuis son coup de fil à Sarah, il caresse l’espoir que Sylvia puisse être, par un hasard dont les romans et les films sont gourmands, la jeune cliente du bar. Maintenant que Sylvia est là, devant lui, souriante, il se dit : C’est elle ! Ou peut-être pas ! Il se rend soudainement compte qu’il lui est impossible de remettre un visage un tant soit peu précis sur sa voisine du Balto, la fille au Perrier-grenadine.

En une seconde, Joseph se détermine : il choisit, tout comme l’avait fait Bernstein, de vivre avec le souvenir lancinant de l’apparition fantasmatique de la veille. Mais il décide également de ne se rappeler clairement que d’une seule chose, c’est que la belle inconnue d’hier portait, tout comme la très belle Sylvia d’aujourd’hui, une estivale robe blanche…

 

La piscine verte

Une amie, Bertille, m'a bien aidé pour peaufiner la fin de cette histoire; et ce n'est pas simplement pour une histoire de couleur...



Jean-Philippe allait fêter ses 90 ans et, malgré quelques petits soucis inhérents à son « pourcentage de siècle » devenu conséquent, portait encore beau et n’en était pas peu fier. Il savait en faire état chaque fois que l’occasion se présentait, avec l’esprit caustique mais jamais « vache » qui caractérisait bien son humeur générale. Une de ses blagues préférées ? J’aime les anniversaires car il est démontré que plus on en fête, plus on est sûr de vivre vieux !...

Ses amis l’avaient surnommé Andante (certains d’entre eux affirmaient pourtant qu’il avait lui-même suggéré ce pseudonyme) tant il savait manier l’humour à froid avec une placide, lente et malicieuse délectation.

Lorsqu’il s’était installé pour vivre sa retraite d’éminent linguiste à quelques encablures du littoral méditerranéen, il paraissait inenvisageable que sa propriété fût un jour… en bord de mer. Le réchauffement climatique et la montée résultante des eaux avaient fait leur œuvre et rongé à grande vitesse les rivages de la Côte d’Azur. Et Jean-Philippe avait eu le bonheur de voir s’arrêter cet inexorable grignotage à 50 mètres seulement de sa coquette demeure, initialement édifiée au beau-milieu d’un lotissement de douze maisons dont cinq subsistaient aujourd’hui, les sept autres ayant dû être évacuées d’abord, puis démolies car déclarées en zone inondable deux ans à peine avant d’être submergées.

C’est suite à ce coup du sort qui avait épargné sa villa « Les pieds dans l’eau » (Imaginait-il en l’appelant ainsi quelques années auparavant qu’il serait un jour à ce point dans le vrai ? Allez savoir ; il était bien capable d’avoir poussé ainsi l’ironie par anticipation, le bougre !) qu’il décida de faire installer devant sa terrasse orientée plein sud une belle piscine à débordement. Quel plaisir que de prendre un verre (de préférence un T-punch pour Jean-Phi) avec l’impression de barboter au milieu de cette mer aigue-marine jouxtant à présent sa propriété.

Michelle, la compagne de JP avait, mollement avouons-le, lutté contre ce projet, arguant que ce serait un danger pour les enfants. Il est vrai que les statistiques plaidaient en sa faveur, le plus grand nombre annuel de noyades résultant d’une brève inattention, d’un manque de surveillance des propriétaires de ces haricots bleus, fascinants et magiques pour les petits diables. Mais, sans même parler du désir de Michelle de profiter elle-aussi de baignades rafraichissantes au bas mot six mois de ces années de plus en plus régulièrement caniculaires, la bataille de tranchées menée par ses petits-enfants et savamment orchestrée par le général-en-chef Papi Jean-Phi eût les conséquences attendues par les jeunes protagonistes ; la piscine fut creusée et la victoire célébrée à grands renforts de plongeons et de cris joyeux !!!

Les années qui suivirent son édification n’infléchirent heureusement pas les chiffres de la mortalité due aux ludiques bassins et tout le monde finit par se féliciter d’avoir cédé au projet de « pataugeoire », comme Andante s’était plu à dénommer l’ouvrage.

La famille prit même l’habitude de célébrer chaque nouvelle année de vie de Jean-Philippe au bord de la fameuse piscine, voire dedans, quelqu’un ayant eu l’idée d’acheter des fauteuils et plateaux gonflables pour trinquer à la santé du patriarche tout en pataugeant avec délectation dans une eau turquoise.

C’est à la veille de son 84ième anniversaire que se produisit un évènement perturbateur et pour le moins troublant.

« Troublant » : Jean-Philippe avait immédiatement utilisé ce qualificatif ambigu, dans tous les sens du terme, fort de sa légendaire précision lexicale et avec un humour toujours aussi affûté. La piscine avait en effet viré et était passé dans la nuit du bleu au vert sans qu’on puisse en expliquer la raison. Le Ph, le taux de cuivre, le titre hydrotimétrique, l’alcalinité et j’en passe, tout était censé être mesuré, contrôlé, ajusté par le dispositif sophistiqué (et onéreux ; il en avait coûté au moins 7000€ à JP…) installé dans un petit local semi-enterré, à quelques mètres de l’ouvrage principal.

Que faire ? Le regroupement familial devait se tenir, comme chaque année, le lendemain 11 août et tous s’interrogeaient donc sur ce qu’il convenait de mettre en œuvre pour que disparaisse cette couleur inappropriée et susceptible de gâcher la fête.  Le vert s’était imposé comme le ferait un parent avec lequel tous les ponts ont été rompus suite à un sombre et impardonnable différend et qui s’inviterait à un repas de famille sans que personne ne l’y ait convié. 

-        Le sulfite de cuivre !!!  proposa le cousin Georges. Ayant occupé un emploi (Jean-Philippe corrigeait chaque fois ironiquement cette expression en remplaçant « emploi » par « bureau ») chez Pechiney dans les années 90, il se prétendait un peu chimiste. 

-        Sulfate ! rectifia JP avec un soupir navré, pensant que Georges devrait être une fois pour toute rangé dans la catégorie « parents avec lequel tous les ponts… etc. etc. » et plongé sans hésitation dans le marécage saumâtre qu’était devenu la piscine des « Pieds dans l’eau ». 

Le test du sulfate de cuivre fut néanmoins tenté, sans succès.

Le lendemain pourtant, jour de l’anniversaire, l’eau de baignade était redevenue aussi limpide qu’aux premiers jours de remplissage du bassin. Mystère… 

La fête put donc avoir lieu sans être perturbée par ce vert disgracieux.

Les années suivantes, le même phénomène se reproduisit (bleu puis vert puis bleu), sans que l’énigme ne soit jamais résolue. Tout au plus Jean-Philippe avait-il droit, la veille de sa montée officielle en âge, de la part des invités du lendemain, à la sempiternelle question : « alors, JP, encore vert, cette année ? » La famille de Jean-Philippe et l’intéressé lui-même finirent par s’habituer à la chose, la résignation ayant succédé à l’agacement des premières occurrences. Après tout, puisque les 84, 85, 86, 87, 88 et 89 ans n’étaient en rien affectés par ces fluctuations chromatiques annuelles…

Le drame se produisit le 10 août précédant le 90ième anniversaire. Enfin, le drame… disons plutôt l’anomalie.

Vous l’avez compris, le passage de l’eau de la piscine du bleu au vert n’était plus depuis belle lurette considéré comme une surprise. Ce fut l’absence de toute modification au sein de la « pataugeoire », perturbant ainsi l’ordre établi depuis bientôt six ans, qui plongea (terme assez approprié, songea Jean-Philippe) tout le monde dans la perplexité.

Au point que, le 11 août, Andante ressentit chez ses proches comme un malaise, une gêne que même ses meilleurs traits d’esprit ne parvenaient pas à dissiper.

Il fallait faire quelque chose ! Quoi ? Jean-Philippe choisit de leur offrir un aveu :

-        La couleur, c’est moi ! J’avais déniché un colorant vert qui ne tient que quelques heures, et ça m’a fait marrer, la première fois, de vous voir tous consternés par le changement inattendu de couleur de l’eau de la pataugeoire. Et puis, les années suivantes, à cause de votre question rituelle : « encore vert, cette année ? », j’ai continué… ça me ravissait, de provoquer chez vous cet idiotisme chromatique. Jean-Philippe, lecteur et relecteur assidu du Gradus, venait de balancer une de ses références au dictionnaire des procédés littéraires. Il fut cru sans que le moindre doute subsistât. 

-        Mais alors, pourquoi pas cette année ?

-        Je n’avais plus de colorant. 

La réponse satisfit l’assistance qui gronda gentiment et dans un éclat de rire libérateur ce vieil imbécile de Jean-Philippe. Et l’anniversaire se déroula donc dans l’allégresse générale enfin retrouvée.

Andante mourût quelques jours plus tard, subitement. Était-ce pour autant une mort subie ? Cette disparition brutale ne correspondait pas vraiment au personnage. De manière générale, il aimait tant être « à la manœuvre », toujours avec sa lenteur calculée de lettré épicurien …

Ne s’agissait-il pas plutôt d’un dernier pied de nez du vieux farceur ? Ce qui pouvait le laisser supposer, c’était cette enveloppe bleue que Michelle découvrit sur sa table de chevet.

Sur le bristol carré qu’elle contenait était écrit, de la main de Jean-Philippe :

 

Le vert, ce n’était pas moi !

Selon le Gradus, certainement une parataxe.

De ma part, possiblement un revirement.

D’après vous ? 

                        JP

 

Tous virent d’abord dans ces lignes une ultime plaisanterie de celui qui était tant épris de bons mots et de pirouettes intellectuelles. C’était bien dans sa manière de revenir sur un mystère résolu pour glisser dans son texte un « procédé littéraire ». Mais, à la réflexion, certains commencèrent à douter que ce message post mortem soit seulement un de ces tours dont Jean-Philippe était coutumier. En effet, que pouvait donc signifier ce « d’après vous ? » qui semblait s’adresser à ses proches et sonnait comme une vraie question de sa part. Comme s’il laissait entendre qu’un d’entre eux pourrait en définitive être responsable des colorations annuelles de son bassin…

Personne ne sut s’il avait vu juste ou s’il s’agissait simplement de l’hommage posthume de telle ou tel à son espièglerie, mais l’année suivante, le 10 août plus précisément, la piscine vira de nouveau au vert…