Parfois, un ami vous invite en vous donnant un code qui permet d'accéder à un interphone qui autorisera à demander d'entrer et qui enclenchera l'ouverture de la porte, etc. etc. C'est alors qu'une idée vous vient...
Les élèves
Abel et Mélodie se sont rencontrés il y a quatre ans déjà, au début du premier semestre de leur scolarité à l’École nationale des chartes et ils se sont « rapprochés » dès le milieu du second semestre, comme dit Abel qui prétend s’en souvenir plus précisément que Mélodie.
Mélodie a laissé dire, sachant parfaitement que leur attirance mutuelle datait en fait du premier cours de philologie computationnelle.
Mélodie est une belle femme, rousse, grande, plus grande qu’Abel. Plus vive aussi, plus débrouillarde, plus extravertie dit souvent Abel avec un soupçon de reproche pour lui-même. Toutes ces qualités avaient intimidé le craintif Abel, volontiers rougissant rien qu’à l’idée d’offrir un café à une femme. Elle s’en était rendue compte et avait choisi de ne pas faire le premier pas. Il devrait la mériter et ne saurait jamais, au grand jamais qu’elle avait prié pendant presqu’un semestre pour qu’il se décide enfin à l’inviter. Ce fut à la cafétéria, en sortant d’un partiel de latin médiéval.
Abel est intellectuellement brillant. Peut-être même plus que brillant ; topissime, se plait à dire Mélodie. Il maitrise aisément tout ce que d’autres acquièrent avec beaucoup d’efforts et les études n’ont été pour lui qu’une série ininterrompue de succès faciles et de réussites admirables ; admirables pour tous les autres quand elles n’étaient que banales pour lui.
Rien de tout cela ne l’a rendu sûr de lui, pas auprès des femmes en tout cas. Petit selon lui, costaud certes, comme ses épaules et avant-bras le laissent deviner, mais complexé, Abel a toujours préféré mettre de la distance entre lui et ses congénères. Chaque fois ou presque, lorsque Mélodie observe en douce son homme, avec un peu de recul donc, l’image qui s’impose à elle est celle d’un rugbyman timide. Est-ce que ça existe, un rugbyman timide ? Mélodie se convainc qu’elle est la seule au monde à en avoir rencontré un. Abel, son demi de mêlée paléographe.
L’attitude introvertie d’Abel n’a fait que renforcer sa relative solitude ; il ne s’est donc jamais entrainé à la socialisation. Aussi, ce rendez-vous à la cafète, cette invitation bégayée dont Abel se demande encore comment il a pu l’oser et comment Mélodie a pu la déchiffrer, fut pour lui la plus magnifique des victoires. Essai !!! Mais c’est bien sûr Mélodie qui prit le relai pour la transformation...
Mélodie admire Abel, ce qu’elle ne lui avouera pas, certaine que dans le cas contraire il pourrait devenir imbuvable. Son bien-aimé, elle le sait, développe une certaine propension à la vanité dès lors qu’il se sent flatté et elle le préfère modeste. Modeste, il est vraiment craquant !
Abel admire Mélodie et ne cesse de lui en faire l’aveu, tant elle parait peu convaincue par ses déclarations aussi fréquentes qu’enflammées. Pour une fois qu’il ouvre son cœur à quelqu’un d’autre et exprime à voix haute ses sentiments, cela l’agace qu’elle puisse douter de ce qu’il dit…
Tous deux adorent percevoir chez l’autre les qualités et les défauts qui séparent leurs tempéraments et relient leurs sentiments. Ils sont, bel et bien, amoureux.
Ce qui les a rapprochés ? Leurs études, l’intelligence hors du commun qui est la leur et qui transpire de leur personnalité, certes. Mais ce qui les a indéfectiblement liés, c’est leur histoire familiale. Mélodie et Abel sont des enfants de la DASS ; pas de mère ni de père qui les auraient accompagnés pour qu’ils deviennent ce qu’ils sont devenus ; et aucune volonté chez eux de chercher à savoir d’où ils pouvaient bien venir. Ils avaient l’un comme l’autre choisi d’être résolument tournés vers l’avenir, sauf en ce qui concerne leur profession, ce que d’aucun pourrait analyser comme un « mécanisme compensatoire ». Bref, Abel et Mélodie étaient raccord , ça se voyait et leurs proches amis ressentaient, face à ce constat, comme une sorte de petit bonheur communicatif ; contagieux, disaient même les plus enthousiastes.
Rêverie ferroviaire
Deux bonnes heures pour rejoindre Châteauroux depuis Paris ; la SNCF n’a pas encore cru bon d’ouvrir une ligne TGV vers le centre de la France. Abel s’est assis en face de Mélodie, dans le sens de la marche. Abel préfère et Mélodie, elle, dit qu’elle s’en fiche. Par la fenêtre, ils peuvent distinguer tous deux les prairies et les villages, lui avec un peu d’avance et elle avec le complément d’attention que permet une vue qui s’éloigne de soi. Mais pour le moment, Mélodie a les paupières fermées. Abel la regarde, se demandant si elle dort ou pas, mais ne l’interpelle pas pour le savoir. Jamais il ne se lasse de la contempler. Il l’aime. Il voudrait que plus souvent elle-aussi plonge ses yeux dans les siens, mais il sait que ce n’est pas vraiment son truc. Juste après leur première vraie rencontre, à la cafète, sa timidité lui interdisait encore de porter sur elle un regard soutenu. Il prit ensuite de l’assurance et chercha à ce qu’elle sache ce que ses yeux disaient de sa passion, de son désir pour elle. « Arrête ! » lui dit-elle parfois en souriant, quand elle se rend compte de son insistance. Lui voudrait rétorquer « je ne peux pas ! », histoire de lui faire ainsi une nième déclaration d’amour, mais son sourire le désarme et il reste coi, sans cesser pour autant de la dévisager. Dévisager… Quel méchant mot, pense Abel. Rien du visage de Mélodie ne mérite ce préfixe « dé » ; Abel le lettré en connait le sens premier, celui « d’altération ». Alors que visage... Abel ouvre grand ses yeux vers le plafond vaguement beige clair du compartiment pour aider sa mémoire d’érudit à s’ouvrir à son tour ; clic – clac, et c’est parti :
Ce qu'on remarque peut-être d'abord, chez une personne, c'est le regard ; voilà pourquoi le mot «visage», dérivé de l'ancien français «vis», a pour origine non pas les termes qui désignaient en latin la face («vultus», «facies») mais le verbe «videre» : «vis» est issu du nom latin «visus» (le fait de voir, le sens de la vue), lui-même formé sur «visum », supin du verbe «videre», lequel a donné, après une assez longue évolution phonétique (veder/vedeir/veeir/veoir) notre verbe «voir».
Fin de citation. Neurones opérationnels, se satisfait Abel, un brin prétentieux si content de lui et de sa « machine cérébrale » !
Abel sourit. Il « voit » le visage de Mélodie en tournant vers elle son regard puis ferme à nouveau les yeux, pour mieux visualiser son aimée telle qu’il la découvrit lors de leur première soirée chez lui, celle qui se prolongea par leur première nuit. La petite clochette avait tinté. N’ayant pas de sonnette à la porte de son petit F2, il avait vissé dans le chambranle de la porte d’entrée un cordon au bout duquel il avait noué un grelot en laiton nickelé acheté au rayon bricolage du sous-sol du BHV.
Il avait ouvert très vite, trop vite ? Sachant qu’elle venait, il était resté à l’attendre juste de l’autre côté de la porte. Il projetait ce moment dans son esprit, en boucle, depuis la veille au soir, à l’issu d’un dîner qui l’avait laissé dans un état de confusion mentale à ne pas croire.
Ding, ding !!! Le grelot ! Ouvrir ! Mon Dieu !...
Belle ! C’est le seul mot qui lui venait, chaque fois qu’il la voyait et c’est donc le seul mot qui lui vint, une fois encore. Son accoutrement du jour n’y changeait rien. Qui pourrait s’arrêter à cet imperméable improbable en plastique, à la couleur quasi indéfinissable (mauve-rosé ?), genre poncho à capuche translucide ?
Elle entra, sa « cape de pluie » (c’est ainsi qu’elle dénomma le truc qu’elle avait sur le dos) dégoulinant sur le parquet.
- Ah ! Il pleut ? questionna bêtement Abel (il pleut ?... Bravo Mec pour ta question à la con !)
- Non, pas vraiment, répondit Mélodie avec un humour qu’Abel ne perçut pas, tout occupé à limiter les déplacements de Mélodie, essayant de contrôler la zone humide qu’elle était en train d’établir en secouant son pardessus.
Belle ! Le machin mauve-rosé enfin au porte manteau, elle éclaira la pièce, dans sa robe bleu pâle, et Abel, médusé et incapable de lui dire « Entre ! » ne put que lancer :
- Tu es belle !
Un bruit de rails fit rouvrir les yeux à Abel. À Mélodie également, si bien qu’ils croisèrent leurs regards. Elle lui sourit, en passant dans le même temps sa main dans ses longs cheveux ondés.
Belle ! pensa Abel, et il tourna les yeux vers l’extérieur, une forêt de chênes allant bientôt les rejoindre et se perdre ensuite sauf pour Mélodie, pendant quelques secondes supplémentaires. Avec l’étrange capacité qui était la leur d’être en communication même sans se parler, Mélodie referma les yeux un court instant pour revoir l’image de fin de son rêve interrompu. Un grelot en laiton nickelé...
Allez savoir pourquoi, ce grelot rappela à Mélodie une aventure ancienne. C’était avant d’intégrer l’école des Chartes, en Khâgne à Henry IV. Le jeune homme se prénommait Marc. Séduisant, peut-être parce qu’entreprenant, qui sait ?... Mélodie ne se souvient pas très bien de ce qui l’avait amenée à accepter une invitation vespérale chez ce garçon. Marc lui avait dit : « Arrivée devant chez moi, facile, tu feras le code 030814, et puis tu sonneras à l’interphone, je t’ouvrirai ». Pourquoi cela suffit à convaincre Mélodie de renoncer, elle ne saurait le dire encore aujourd’hui. Sans doute lui sembla-t-il inenvisageable d’aimer un garçon si claquemuré, déjà. Et de s’imaginer enfermée à son tour au verso d’un interphone. Et puis, ce code, qui sonnait comme la déclaration de guerre de 14/18... Elle ne revît pas Marc...
Alchimie pour archivistes
Mélodie aime bien le train, surtout quand il est lent comme c’est le cas de celui qui les conduit vers Châteauroux. Elle préfère de loin les « Inter cités », comme la SNCF les dénomme, aux TGV. Ils donnent aux passagers la possibilité de percevoir ce qui passe au dehors, à défaut de pouvoir découvrir ce qui s’y passe... véritablement. Des villes, des banlieues, des jardins qui deviennent des campagnes puis des champs puis des forêts et des maisons à nouveau, organisées en villages ou disséminées pour on ne sait quelle raison. Rarement des gens… Le train joue le rôle d’effaceur d’humanité, n’autorisant à voir que le décor qui environne ces hommes et ces femmes, sa vitesse de défilement faisant disparaître les vivants telle une grosse gomme blanche. Mélodie préfère s’assoir quand elle le peut dans le sens de la marche, mais quand elle voyage avec Abel, elle lui laisse systématiquement ce plaisir. Elle sait qu’il y tient, même si ça lui coûte un peu. Entre deux maux… Abel ronchon à l’arrivée, non merci !
Abel… Il la regarde, elle en est sûre, et c’est pour cela qu’elle a les yeux clos, qu’elle fait un peu semblant de somnoler. Elle ne veut surtout pas qu’il arrête, elle aime trop ça, quand il l’enveloppe de son regard attendrissant. Mélodie n’a nul besoin de le voir faire, elle le connait tellement, et sa contemplation (car c’en est une, assurément, au sens littéral du terme, songe Mélodie en experte des étymologies latines – grecques aussi, mais pas là !), elle en est chaque fois bouleversée. Elle aussi, par les yeux comme par la pensée, elle aime Abel. C’est pour cette raison qu’elle s’interdit le plus souvent de soutenir son regard. Elle a depuis leur premier baiser choisi de ne l’observer qu’à la dérobée, consciente que si elle répondait un peu plus à ses désirs, il pourrait se lasser. Et elle ne veut surtout pas qu’il se lasse.
Le rythme régulier des roues passant les traverses la berce un peu. Mélodie part lentement dans une rêverie et se remémore leur première soirée, lorsqu’Abel l’a enfin invitée à dîner. Ce gros bêta n’en finissait pas de se déclarer, l’invitation à la cafétéria ne semblant pas un élément déclencheur suffisant pour qu’Abel se sente pousser des ailes. Mélodie décida donc de prendre les choses en main et fit savoir à Abel, par le truchement d’une bonne copine à qui elle s’était confiée, qu’elle adorait la gastronomie et qu’il y avait plein de bons restos dans les parages. Abel sut réagir avec justesse et invita Mélodie au restaurant Nicolas Flamel, la plus vieille auberge de Paris. Classe ! Et pertinent, quand on cherche à séduire une des plus brillantes élèves de l’école nationale des Chartes et qu’on est soi-même grand spécialiste du XIVème siècle et admirateur de son plus célèbre écrivain public, libraire... et alchimiste ! Mélodie avait accepté l’invitation en disant à Abel qu’elle le rejoindrait sur place à 20 heures 30 seulement, prétextant un partiel à rattraper pour le faire un peu « lanterner ». Bien évidemment, il n’en était rien et Mélodie campa dès 20 heures au coin de la rue de Montmorency. Elle le vit arriver, touchée qu’il se soit un peu endimanché, pour faire bonne figure. Elle le trouva beau, plus grand que l’image qu’elle avait conservée de lui à la cafète, où la timidité et les hésitations brouillonnes d’Abel auraient sans doute découragé une Mélodie moins persévérante et déterminée. Son nœud de cravate indiquait clairement qu’un copain à lui avait dû l’aider à le faire, et le petit bouquet qu’il dissimulait maladroitement et sans raison (elle n’était pas censée être déjà là) parlait pour lui ; il était raide dingue.
Mélodie attendit qu’Abel rentre dans l’auberge, s’enquière de la table réservée quinze jours plus tôt et s’installe. Puis elle entra. Elle se savait séduisante, belle à tomber dans sa robe noire sans manches (le printemps était cette année-là propice à la légèreté). Le petit bouquet posé sur l’assiette en face de celle d’Abel fut la première chose qu’elle vit ; elle ne leva les yeux vers celui qu’elle aimait déjà de toute son âme que dans un deuxième temps ; il se leva pour l’accueillir et là, sans hésiter une seule seconde, elle l’embrassa. Abel, conquis si tant est qu’il ait encore eu besoin de l’être, fit un pas en arrière et la regarda droit dans les yeux, pour lui signifier qu’il n’y aurait jamais qu’elle, qu’il l’adorait dé-fi-ni-ti-ve-ment. Alors, Mélodie pensa : « Mon coco, ce regard-là, compte sur moi pour ne plus te le rendre., Il est à moi, maintenant, rien qu’à moi ! »
Puis, à la fin de ce premier et mémorable dîner, un brin perverse, elle coupa court à toute velléité d’Abel d’aller plus loin ce soir-là, quoiqu’elle doutât fort qu’il ait cette intrépidité-là.
« On se revoit demain ? »
Mélodie laissa passer une ou deux secondes et conclut : « Chez toi ! »
Ce n’était pas une question et Mélodie ne fit pas mine d’attendre la moindre réponse. La partie était dite. Abel bredouilla une adresse (le 33 rue des Petits Champs, 4ième gauche) et Mélodie nota avec plaisir : « pas de code !!! »
Un bruit de rail lui fit ouvrir les yeux. À moins qu’il ne s’agisse du Ding d’un grelot de fin de rêve. Abel la regardait. Mélodie sourit. Avant de jeter de nouveau un œil au dehors, vers une forêt de chênes qui s’éloignait à grande vitesse, elle envoya une pensée à ce garçon assis en face d’elle et qui, comme d’habitude, ne se rendrait pas compte du message qu’elle lui adressait :
« Ta clochette a suffi, tu sais ça ? Et depuis, tu n’es rien qu’à moi… et tout pour moi ».